I.
Bien ! pillards, intrigants, fourbes, crรฉtins, puissances !
Attablez-vous en hรขte autour des jouissances !
Accourez ! place ร tous !
Maรฎtres, buvez, mangez, car la vie est rapide.
Tout ce peuple conquis, tout ce peuple stupide,
Tout ce peuple est ร vous !
Vendez l'รฉtat ! coupez les bois ! coupez les bourses !
Videz les rรฉservoirs et tarissez les sources !
Les temps sont arrivรฉs.
Prenez le dernier sou ! prenez, gais et faciles,
Aux travailleurs des champs, aux travailleurs des villes !
Prenez, riez, vivez !
Bombance ! allez ! c'est bien ! vivez ! faites ripaille !
La famille du pauvre expire sur la paille,
Sans porte ni volet.
Le pรจre en frรฉmissant va mendier dans l'ombre ;
La mรจre n'ayant plus de pain, dรฉnรปment sombre,
L'enfant n'a plus de lait.
II.
Millions ! millions ! chรขteaux ! liste civile !
Un jour je descendis dans les caves de Lille
Je vis ce morne enfer.
Des fantรดmes sont lร sous terre dans des chambres,
Blรชmes, courbรฉs, ployรฉs ; le rachis tord leurs membres
Dans son poignet de fer.
Sous ces voรปtes on souffre, et l'air semble un toxique
L'aveugle en tรขtonnant donne ร boire au phtisique
L'eau coule ร longs ruisseaux ;
Presque enfant ร vingt ans, dรฉjร vieillard ร trente,
Le vivant chaque jour sent la mort pรฉnรฉtrante
S'infiltrer dans ses os.
Jamais de feu ; la pluie inonde la lucarne ;
L'ลil en ces souterrains oรน le malheur s'acharne
Sur vous, รด travailleurs,
Prรจs du rouet qui tourne et du fil qu'on dรฉvide,
Voit des larves errer dans la lueur livide
Du soupirail en pleurs.
Misรจre ! l'homme songe en regardant la femme.
Le pรจre, autour de lui sentant l'angoisse infรขme
Etreindre la vertu,
Voit sa fille rentrer sinistre sous la porte,
Et n'ose, l'ลil fixรฉ sur le pain qu'elle apporte,
Lui dire : D'oรน viens-tu ?
Lร dort le dรฉsespoir sur son haillon sordide ;
Lร , l'avril de la vie, ailleurs tiรจde et splendide,
Ressemble au sombre hiver ;
La vierge, rose au jour, dans l'ombre est violette ;
Lร , rampent dans l'horreur la maigreur du squelette,
La nuditรฉ du ver ;
Lร frissonnent, plus bas que les รฉgouts des rues,
Familles de la vie et du jour disparues,
Des groupes grelottants ;
Lร , quand j'entrai, farouche, aux mรฉduses pareille,
Une petite fille ร figure vieille
Me dit : J'ai dix-huit ans !
Lร , n'ayant pas de lit, la mรจre malheureuse
Met ses petits enfants dans un trou qu'elle creuse,
Tremblants comme l'oiseau ;
Hรฉlas ! ces innocents aux regards de colombe
Trouvent en arrivant sur la terre une tombe
En place d'un berceau !
Caves de Lille ! on meurt sous vos plafonds de pierre !
J'ai vu, vu de ces yeux pleurant sous ma paupiรจre,
Rรขler l'aรฏeul flรฉtri,
La fille aux yeux hagards de ses cheveux vรชtue,
Et l'enfant spectre au sein de la mรจre statue !
ร Dante Alighieri !
C'est de ces douleurs-lร que sortent vos richesses,
Princes ! ces dรฉnรปments nourrissent vos largesses,
ร vainqueurs ! conquรฉrants !
Votre budget ruisselle et suinte ร larges gouttes
Des murs de ces caveaux, des pierres de ces voรปtes,
Du cลur de ces mourants.
Sous ce rouage affreux qu'on nomme tyrannie,
Sous cette vis que meut le fisc, hideux gรฉnie,
De l'aube jusqu'au soir,
Sans trรชve, nuit et jour, dans le siรจcle oรน nous sommes
Ainsi que des raisins on รฉcrase des hommes,
Et l'or sort du pressoir.
C'est de cette dรฉtresse et de ces agonies,
De cette ombre, oรน jamais, dans les รขmes ternies,
Espoir, tu ne vibras,
C'est de ces bouges noirs pleins d'angoisses amรจres,
C'est de ce sombre amas de pรจres et de mรจres
Qui se tordent les bras,
Oui, c'est de ce monceau d'indigences terribles
Que les lourds millions, รฉtincelants, horribles,
Semant l'or en chemin,
Rampant vers les palais et les apothรฉoses,
Sortent, monstres joyeux et couronnรฉs de roses,
Et teints de sang humain !
III.
ร paradis ! splendeurs ! versez ร boire aux maรฎtres !
L'orchestre rit, la fรชte empourpre les fenรชtres,
La table รฉclate et luit ;
L'ombre est lร sous leurs pieds ! les portes sont fermรฉes
La prostitution des vierges affamรฉes
Pleure dans cette nuit !
Vous tous qui partagez ces hideuses dรฉlices,
Soldats payรฉs, tribuns vendus, juges complices,
รvรชques effrontรฉs,
La misรจre frรฉmit sous ce Louvre oรน vous รชtes !
C'est de fiรจvre et de faim et de mort que sont faites
Toutes vos voluptรฉs !
ร Saint-Cloud, effeuillant jasmins et marguerites,
Quand s'รฉbat sous les fleurs l'essaim des favorites,
Bras nus et gorge au vent,
Dans le festin qu'รฉgaie un lustre ร mille branches,
Chacune, en souriant, dans ses belles dents blanches
Mange un enfant vivant !
Mais qu'importe ! riez ! Se plaindra-t-on sans cesse ?
Serait-on empereur, prรฉlat, prince et princesse,
Pour ne pas s'amuser ?
Ce peuple en larmes, triste, et que la faim dรฉchire,
Doit รชtre satisfait puisqu'il vous entend rire
Et qu'il vous voit danser !
Qu'importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche.
Chantez, le verre en main, Troplong, Sibour, Baroche !
Ce tableau nous manquait.
Regorgez, quand la faim tient le peuple en sa serre,
Et faites, au -dessus de l'immense misรจre,
Un immense banquet !
IV.
Ils marchent sur toi, peuple ! ร barricade sombre,
Si haute hier, dressant dans les assauts sans nombre
Ton front de sang lavรฉ,
Sous la roue emportรฉe, รฉtincelante et folle,
De leur coupรฉ joyeux qui rayonne et qui vole,
Tu redeviens pavรฉ !
ร Cรฉsar ton argent, peuple ; ร toi la famine.
N'es-tu pas le chien vil qu'on bat et qui chemine
Derriรจre son seigneur ?
ร lui la pourpre ; ร toi la hotte et les guenilles.
Peuple, ร lui la beautรฉ de ces femmes, tes filles,
ร toi leur dรฉshonneur !
V.
Ah ! quelqu'un parlera. La muse, c'est l'histoire.
Quelqu'un รฉlรจvera la voix dans la nuit noire.
Riez, bourreaux bouffons !
Quelqu'un te vengera, pauvre France abattue,
Ma mรจre ! et l'on verra la parole qui tue
Sortir des cieux profonds !
Ces gueux, pires brigands que ceux des vieilles races,
Rongeant le pauvre peuple avec leurs dents voraces,
Sans pitiรฉ, sans merci,
Vils, n'ayant pas de cลur, mais ayant deux visages,
Disent : - Bah ! le poรจte ! il est dans les nuages ! -
Soit. Le tonnerre aussi.
Le 19 janvier 1853.