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On lit dans les Annales de la propagation de la Foi :
« Une lettre de Hong-Kong (Chine), en date du 24 juillet
1832, nous annonce que M. Bonnard, missionnaire du
Tong-King, a été décapité pour la foi, le 1er mai dernier. »
Ce nouveau martyr était né dans le diocèse de Lyon et
appartenait à la Société des Missions étrangères. Il était
parti pour le Tong-King en 1849. »

I.

Ô saint prêtre ! grande âme ! oh ! je tombe à genoux !
Jeune, il avait encor de longs jours parmi nous,
Il n'en a pas compté le nombre ;
Il était à cet âge où le bonheur fleurit ;
Il a considéré la croix de Jésus-Christ
Toute rayonnante dans l'ombre.

Il a dit : - « C'est le Dieu de progrès et d'amour.
Jésus, qui voit ton front croit voir le front du jour.
Christ sourit à qui le repousse.
Puisqu'il est mort pour nous, je veux mourir pour lui ;
Dans son tombeau, dont j'ai la pierre pour appui,
Il m'appelle d'une voix douce.

« Sa doctrine est le ciel entr'ouvert ; par la main,
Comme un père l'enfant, il tient le genre humain ;
Par lui nous vivons et nous sommes ;
Au chevet des geôliers dormant dans leurs maisons,
Il dérobe les clefs de toutes les prisons
Et met en liberté les hommes.

« Or il est, **** de nous, une autre humanité
Qui ne le connaît point, et dans l'iniquité
Rampe enchaînée, et souffre et tombe ;
Ils font pour trouver Dieu de ténébreux efforts ;
Ils s'agitent en vain ; ils sont comme des morts
Qui tâtent le mur de leur tombe.

« Sans loi, sans but, sans guide, ils errent ici-bas.
Ils sont méchants, étant ignorants ; ils n'ont pas
Leur part de la grande conquête.
J'irai. Pour les sauver je quitte le saint lieu.
Ô mes frères, je viens vous apporter mon Dieu,
Je viens vous apporter ma tête ! » -

Prêtre, il s'est souvenu, calme en nos jours troublés,
De la parole dite aux apôtres : - Allez,  
Bravez les bûchers et les claies ! -
Et de l'adieu du Christ au suprême moment :
- Ô vivant, aimez-vous ! aimez. En vous aimant,
Frères, vous fermerez mes plaies. -

Il s'est dit qu'il est bon d'éclairer dans leur nuit
Ces peuples égarés **** du progrès qui luit,
Dont l'âme est couverte de voiles ;
Puis il s'en est allé, dans les vents, dans les flots,
Vers les noirs chevalets et les sanglants billots,
Les yeux fixés sur les étoiles.

II.

Ceux vers qui cet apôtre allait, l'ont égorgé.

III.

Oh ! tandis que là-bas, hélas ! chez ces barbares,
S'étale l'échafaud de tes membres chargé,
Que le bourreau, rangeant ses glaives et ses barres,
Frotte au gibet son ongle où ton sang s'est figé ;

Ciel ! tandis que les chiens dans ce sang viennent boire,
Et que la mouche horrible, essaim au vol joyeux,
Comme dans une ruche entre en ta bouche noire
Et bourdonne au soleil dans les trous de tes yeux ;

Tandis qu'échevelée, et sans voix, sans paupières,
Ta tête blême est là sur un infâme pieu,
Livrée aux vils affronts, meurtrie à coups de pierres,
Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu !

Ce Dieu qui n'est qu'à toi, martyr, on te le vole !
On le livre à Mandrin, ce Dieu pour qui tu meurs !
Des hommes, comme toi revêtus de l'étole,
Pour être cardinaux, pour être sénateurs,

Des prêtres, pour avoir des palais, des carrosses,
Et des jardins l'été riant sous le ciel bleu,
Pour argenter leur mitre et pour dorer leurs crosses,
Pour boire de bon vin, assis près d'un bon feu,

Au forban dont la main dans le meurtre est trempée,
Au larron chargé d'or qui paye et qui sourit,
Grand Dieu ! retourne-toi vers nous, tête coupée !
Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ !

Ils livrent au bandit, pour quelques sacs sordides,
L'évangile, la loi, l'autel épouvanté,
Et la justice aux yeux sévères et candides,
Et l'étoile du coeur humain, la vérité !

Les bons jetés, vivants, au bagne, ou morts, aux fleuves,
L'homme juste proscrit par Cartouche Sylla,
L'innocent égorgé, le deuil sacré des veuves,
Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela !

Tout ! la foi, le serment que Dieu tient sous sa garde,
Le saint temple où, mourant, tu dis :Introïbo,
Ils livrent tout ! pudeur, vertu ! - martyr, regarde,
Rouvre tes yeux qu'emplit la lueur du tombeau ; -

Ils vendent l'arche auguste où l'hostie étincelle !
Ils vendent Christ, te dis-je ! et ses membres liés !
Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle,
Et les clous de ses mains, et les clous de ses pieds !

Ils vendent au brigand qui chez lui les attire
Le grand crucifié sur les hommes penché ;
Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre,
Et ton martyre à toi par-dessus le marché !

Tant pour les coups de fouet qu'il reçut à la porte !
César ! tant pour l'amen, tant pour l'alléluia !
Tant pour la pierre où vint heurter sa tête morte !
Tant pour le drap rougi que sa barbe essuya !

Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte,
Sa plaie au flanc, son oeil tout baigné d'infini,
Ses pleurs, son agonie, et sa bouche entrouverte,
Et le cri qu'il poussa : Lamma Sabacthani !

Ils vendent le sépulcre ! ils vendent les ténèbres !
Les séraphins chantant au seuil profond des cieux,
Et la mère debout sous l'arbre aux bras funèbres,
Qui, sentant là son fils, ne levait pas les yeux !

Oui, ces évêques, oui, ces marchands, oui, ces prêtres
A l'histrion du crime, assouvi, couronné,
A ce Néron repu qui rit parmi les traîtres,
Un pied sur Thraséas, un coude sur Phryné,

Au voleur qui tua les lois à coups de crosse,
Au pirate empereur Napoléon dernier,
Ivre deux fois, immonde encor plus que féroce,
Pourceau dans le cloaque et loup dans le charnier,

Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle
Qui, debout sur la terre et sous le firmament,
Triste et nous souriant dans notre nuit fatale,
Sur le noir Golgotha saigne éternellement !

Du 5 au 8 novembre 1852, à Jersey
I


Mon Dieu m'a dit : Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois

Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,

Et mes pieds offensés que Madeleine baigne

De larmes, et mes bras douloureux sous le poids


De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix,

Tu vois les clous, le fiel, l'éponge et tout t'enseigne

À n'aimer, en ce monde où la chair règne.

Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.


Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,

Mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,

Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit ?


N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême

Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,

Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »


II


J'ai répondu : Seigneur, vous avez dit mon âme.

C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.

Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,

Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme.


Vous, la source de paix que toute soif réclame,

Hélas ! Voyez un peu mes tristes combats !

Oserai-je adorer la trace de vos pas,

Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme ?


Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,

Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma houle,

Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,


Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants

De leur damnation, ô vous toute lumière

Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière !


III


- Il faut m'aimer ! Je suis l'universel Baiser,

Je suis cette paupière et je suis cette lèvre

Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre

Qui t'agite, c'est moi toujours ! il faut oser


M'aimer ! Oui, mon amour monte sans biaiser

Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,

Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre,

Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser.


Ô ma nuit claire ! Ô tes yeux dans mon clair de lune !

Ô ce lit de lumière et d'eau parmi la brune !

Toute celle innocence et tout ce reposoir !


Aime-moi ! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,

Car étant ton Dieu tout-puissant, Je peux vouloir,

Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes.


IV


- Seigneur, c'est trop ? Vraiment je n'ose. Aimer qui ? Vous ?

Oh ! non ! Je tremble et n'ose. Oh ! vous aimer je n'ose,

Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose

Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous


Les cœurs des saints, ô vous qui fûtes le Jaloux

D'Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose

Sur la seule fleur d'une innocence mi-close.

Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Êtes-vous fous


Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,

Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche

Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût.


Vue, ouïe, et dans tout son être - hélas ! dans tout

Son espoir et dans tout son remords que l'extase

D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase ?


V


- Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,

Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme,

Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,

Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets.


Mon amour est le feu qui dévore à jamais

Toute chair insensée, et l'évaporé comme

Un parfum, - et c'est le déluge qui consomme

En son Ilot tout mauvais germe que je semais.


Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée

Et que par un miracle effrayant de bonté

Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté.


Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée

De toute éternité, pauvre âme délaissée,

Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté !


VI


- Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.

Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment

Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

Ô Justice que la vertu des bons redoute ?


Oui, comment ? Car voici que s'ébranle la voûte

Où mon cœur creusait son ensevelissement

Et que je sens fluer à moi le firmament,

Et je vous dis : de vous à moi quelle est la route ?


Tendez-moi votre main, que je puisse lever

Cette chair accroupie et cet esprit malade.

Mais recevoir jamais la céleste accolade.


Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver

Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,

La place où reposa la tête de l'apôtre ?


VII


- Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,

Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise

De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église,

Comme la guêpe vole au lis épanoui.


Approche-toi de mon oreille. Épanches-y

L'humiliation d'une brave franchise.

Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise

Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.


Puis franchement et simplement viens à ma table.

Et je t'y bénirai d'un repas délectable

Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,


Et tu boiras le Vin de la vigne immuable,

Dont la force, dont la douceur, dont la bonté

Feront germer ton sang à l'immortalité.


- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -


Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère

D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison,

Et surtout reviens très souvent dans ma maison,

Pour y participer au Vin qui désaltère.


Au Pain sans qui la vie est une trahison,

Pour y prier mon Père et supplier ma Mère

Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre,

D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison.


D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence,

D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,

Enfin, de devenir un peu semblable à moi


Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate

Et de Judas et de Pierre, pareil à toi

Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate !


- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -


Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs

Si doux qu'ils sont encore d'ineffables délices,

Je te ferai goûter sur terre mes prémices,

La paix du cœur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs -


Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs

Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice

Éternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse,

Et que sonnent les angélus roses et noirs,


En attendant l'assomption dans ma lumière,

L'éveil sans fin dans ma charité coutumière,

La musique de mes louanges à jamais,


Et l'extase perpétuelle et la science.

Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance

De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais !


VIII


- Ah ! Seigneur, qu'ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes

D'une joie extraordinaire : votre voix

Me fait comme du bien et du mal à la fois,

Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.


Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes

D'un clairon pour des champs de bataille où je vois

Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,

Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.


J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi.

Je suis indigne, mais je sais votre clémence.

Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici


Plein d'une humble prière, encore qu'un trouble immense

Brouille l'espoir que votre voix me révéla,

Et j'aspire en tremblant.


IX


- Pauvre âme, c'est cela !
I

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.

Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ?
D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ;
Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais.
Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs, que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
- Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile !
- C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile.
- Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si **** de leurs querelles ?
Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! -
Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ;
Ni l'église où le temps fait tourner son compas ;
Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas,
L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe.

II

Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne !
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j'irais où je devais aller ;
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.
Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l'avidité morne du désespoir ;
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ;
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?

Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j'étais encor là.
J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux,
Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J'effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m'apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme !

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant,
Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant,
Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte,
Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !

III

Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur !

Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur,
Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ?
A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ?
Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ?
T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre
De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n'entendais point
Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ?
Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre,
En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?

Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur !
Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur,
Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre,
J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre
Pour en charger quelqu'un qui passerait par là !

Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle
L'amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ?

IV

Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour !
Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti !
Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure !
Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit !
Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !

Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n'en rien disperser,
Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l'absent à la morte !

Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l'infini souffler
Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ;
Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang,
J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme !
Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard,
Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme !

V

Ô doux commencements d'azur qui me trompiez,
Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés !
J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près,
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !

Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond.
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ?
J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire,
L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur.

Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ;
J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois,
Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l'enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !

Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense,
J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l'ombre.
Tu passes en laissant le vide et le décombre,
Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.

VI

Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine
Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ;
Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ;
La hauteNotre-Dame à présent, qui me luit,
C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ;
Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m'arrête à la première lieue,
Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !

Mais mon coeur toujours saigne et du même côté.
C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l'éblouissement des lumières du dôme
M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau
Me parler, me montrer l'universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J'écoute, et je reviens à la douce endormie.

VII

Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort,
Ferme l'exil après avoir fermé la mort,
Puisqu'il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ?
Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle !

Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de ****, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit,
A mesure que l'oeil de mon ange le lit,
Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse,
Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir,
Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre !

VIII

Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur !
Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur !
Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche,
L'âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !

Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !

Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l'apaisement insondable des morts !
Paix à l'obscurité muette et redoutée,
Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religio
Nielsen Mooken Jul 2014
Dans les rues de Port-Louis, il fait bon dix-huit heures.
Ou chercher, dans cette ville bercée de sueur
Le fantôme de cet acharnement de vie
Qui noie les sens de lumière, de chaleur et d’envie?
Dans les aboiements rauques de ces cabots rois du soir?
Dans le son des volets qu’on baisse de façon vénielle?
Dans les pas qui s’éclaboussent sur le trottoir
Les maux de cette étrange promesse d’étincelle ?
Dans les rues de Port-Louis, il fait bon nuit d’hiver
Grise comme lasse de ces nuées de couleurs incendiaires
Elle s’éteint le temps d’allumer les étoiles,
Peintres bien plus dures que leur jumelles estivales.
L’écru de leur toile est teinte de la froideur du blanc.
Quels soupirs s’emmêlent aux clous qui habitent ses vents?
Quel chant quand la pluie crucifie ainsi nos flancs?
Est-ce celle de cette ville bohème, de beauté fille de sang?
I.

L'ÉGLISE est vaste et haute. À ses clochers superbes
L'ogive en fleur suspend ses trèfles et ses gerbes ;
Son portail resplendit, de sa rose pourvu ;
Le soir fait fourmiller sous la voussure énorme
Anges, vierges, le ciel, l'enfer sombre et difforme,
Tout un monde effrayant comme un rêve entrevu.

Mais ce n'est pas l'église, et ses voûtes, sublimes,
Ses porches, ses vitraux, ses lueurs, ses abîmes,
Sa façade et ses tours, qui fascinent mes yeux ;
Non ; c'est, tout près, dans l'ombre où l'âme aime à descendre
Cette chambre d'où sort un chant sonore et tendre,
Posée au bord d'un toit comme un oiseau joyeux.

Oui, l'édifice est beau, mais cette chambre est douce.
J'aime le chêne altier moins que le nid de mousse ;
J'aime le vent des prés plus que l'âpre ouragan ;
Mon cœur, quand il se perd vers les vagues béantes,
Préfère l'algue obscure aux falaises géantes.
Et l'heureuse hirondelle au splendide océan.

II.

Frais réduit ! à travers une claire feuillée
Sa fenêtre petite et comme émerveillée
S'épanouit auprès du gothique portail.
Sa verte jalousie à trois clous accrochée,
Par un bout s'échappant, par l'autre rattachée,
S'ouvre coquettement comme un grand éventail.

Au-dehors un beau lys, qu'un prestige environne,
Emplit de sa racine et de sa fleur couronne
- Tout près de la gouttière où dort un chat sournois -
Un vase à forme étrange en porcelaine bleue
Où brille, avec des paons ouvrant leur large queue,
Ce beau pays d'azur que rêvent les Chinois.

Et dans l'intérieur par moments luit et passe
Une ombre, une figure, une fée, une grâce,
Jeune fille du peuple au chant plein de bonheur,
Orpheline, dit-on, et seule en cet asile,
Mais qui parfois a l'air, tant son front est tranquille,
De voir distinctement la face du Seigneur.

On sent, rien qu'à la voir, sa dignité profonde.
De ce cœur sans limon nul vent n'a troublé l'onde.
Ce tendre oiseau qui jase ignore l'oiseleur.
L'aile du papillon a toute sa poussière.
L'âme de l'humble vierge a toute sa lumière.
La perle de l'aurore est encor dans la fleur.

À l'obscure mansarde il semble que l'œil voie
Aboutir doucement tout un monde de joie,
La place, les passants, les enfants, leurs ébats,
Les femmes sous l'église à pas lents disparues,
Des fronts épanouis par la chanson des rues,
Mille rayons d'en haut, mille reflets d'en bas.

Fille heureuse ! autour d'elle ainsi qu'autour d'un temple,
Tout est modeste et doux, tout donne un bon exemple.
L'abeille fait son miel, la fleur rit au ciel bleu,
La tour répand de l'ombre, et, devant la fenêtre,
Sans faute, chaque soir, pour obéir au maître,
L'astre allume humblement sa couronne de feu.

Sur son beau col, empreint de virginité pure,
Point d'altière dentelle ou de riche guipure ;
Mais un simple mouchoir noué pudiquement.
Pas de perle à son front, mais aussi pas de ride,
Mais un œil chaste et vif, mais un regard limpide.
Où brille le regard que sert le diamant ?

III.

L'angle de la cellule abrite un lit paisible.
Sur la table est ce livre où Dieu se fait visible,
La légende des saints, seul et vrai panthéon.
Et dans un coin obscur, près de la cheminée,
Entre la bonne Vierge et le buis de l'année,
Quatre épingles au mur fixent Napoléon.

Cet aigle en cette cage ! - et pourquoi non ? dans l'ombre
De cette chambre étroite et calme, où rien n'est sombre,
Où dort la belle enfant, douce comme son lys,
Où tant de paix, de grâce et de joie est versée,
Je ne hais pas d'entendre au fond de ma pensée
Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz.

Et près de l'empereur devant qui tout s'incline,
- Ô légitime orgueil de la pauvre orpheline ! -
Brille une croix d'honneur, signe humble et triomphant,
Croix d'un soldat, tombé comme tout héros tombe,
Et qui, père endormi, fait du fond de sa tombe
Veiller un peu de gloire auprès de son enfant.

IV.

Croix de Napoléon ! joyau guerrier ! pensée !
Couronne de laurier de rayons traversée !
Quand il menait ses preux aux combats acharnés,
Il la laissait, afin de conquérir la terre,
Pendre sur tous les fronts durant toute la guerre ;
Puis, la grande œuvre faite, il leur disait : Venez !

Puis il donnait sa croix à ces hommes stoïques,
Et des larmes coulaient de leurs yeux héroïques ;
Muets, ils admiraient leur demi-dieu vainqueur ;
On eût dit qu'allumant leur âme avec son âme,
En touchant leur poitrine avec son doigt de flamme,
Il leur faisait jaillir cette étoile du cœur !

V.

Le matin elle chante et puis elle travaille,
Sérieuse, les pieds sur sa chaise de paille,
Cousant, taillant, brodant quelques dessins choisis ;
Et, tandis que, songeant à Dieu, simple et sans crainte,
Cette vierge accomplit sa tâche auguste et sainte,
Le silence rêveur à sa porte est assis.

Ainsi, Seigneur, vos mains couvrent cette demeure.
Dans cet asile obscur, qu'aucun souci n'effleure,
Rien qui ne soit sacré, rien qui ne soit charmant !
Cette âme, en vous priant pour ceux dont la nef sombre,
Peut monter chaque soir vers vous sans faire d'ombre
Dans la sérénité de votre firmament !

Nul danger ! nul écueil ! - Si ! l'aspic est dans l'herbe !
Hélas ! hélas ! le ver est dans le fruit superbe !
Pour troubler une vie il suffit d'un regard.
Le mal peut se montrer même aux clartés d'un cierge.
La curiosité qu'a l'esprit de la vierge
Fait une plaie au cœur de la femme plus ****.

Plein de ces chants honteux, dégoût de la mémoire,
Un vieux livre est là-haut sur une vieille armoire,
Par quelque vil passant dans cette ombre oublié ;
Roman du dernier siècle ! œuvre d'ignominie !
Voltaire alors régnait, ce singe de génie
Chez l'homme en mission par le diable envoyé.

VI.

Epoque qui gardas, de vin, de sang rougie,
Même en agonisant, l'allure de l'orgie !
Ô dix-huitième siècle, impie et châtié !
Société sans dieu, par qui Dieu fus frappée !
Qui, brisant sous la hache et le sceptre et l'épée,
Jeune offensas l'amour, et vieille la pitié !

Table d'un long festin qu'un échafaud termine !
Monde, aveugle pour Christ, que Satan illumine !
Honte à tes écrivains devant les nations !
L'ombre de tes forfaits est dans leur renommée
Comme d'une chaudière il sort une fumée,
Leur sombre gloire sort des révolutions !

VII.

Frêle barque assoupie à quelques pas d'un gouffre !
Prends garde, enfant ! cœur tendre où rien encor ne souffre !
Ô pauvre fille d'Ève ! ô pauvre jeune esprit !
Voltaire, le serpent, le doute, l'ironie,
Voltaire est dans un coin de ta chambre bénie !
Avec son œil de flamme il t'espionne, et rit.

Oh ! tremble ! ce sophiste a sondé bien des fanges !
Oh ! tremble ! ce faux sage a perdu bien des anges !
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux,
Et les brise, et souvent, sous ses griffes cruelles,
Plume à plume j'ai vu tomber ces blanches ailles
Qui font qu'une âme vole et s'enfuit dans les cieux !

Il compte de ton sein les battements sans nombre.
Le moindre mouvement de ton esprit dans l'ombre,
S'il penche un peu vers lui, fait resplendir son œil.
Et, comme un loup rôdant, comme un tigre qui guette,
Par moments, de Satan, visible au seul poète,
La tête monstrueuse apparaît à ton seuil !

VIII.

Hélas ! si ta main chaste ouvrait ce livre infâme,
Tu sentirais soudain Dieu mourir dans ton âme.
Ce soir tu pencherais ton front triste et boudeur
Pour voir passer au **** dans quelque verte allée
Les chars étincelants à la roue étoilée,
Et demain tu rirais de la sainte pudeur !

Ton lit, troublé la nuit de visions étranges,
Ferait fuir le sommeil, le plus craintif des anges !
Tu ne dormirais plus, tu ne chanterais plus,
Et ton esprit, tombé dans l'océan des rêves,
Irait, déraciné comme l'herbe des grèves,
Du plaisir à l'opprobre et du flux au reflux !

IX.

Oh ! la croix de ton père est là qui te regarde !
La croix du vieux soldat mort dans la vieille garde !
Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté !
Laisse-toi conseiller, guider, sauver peut-être
Par ce lys fraternel penché sur ta fenêtre,
Qui mêle son parfum à ta virginité !

Par toute ombre qui passe en baissant la paupière !
Par les vieux saints rangés sous le portail de pierre !
Par la blanche colombe aux rapides adieux !
Par l'orgue ardent dont l'hymne en longs sanglots se brise !
Laisse-toi conseiller par la pensive église !
Laisse-toi conseiller par le ciel radieux !

Laisse-toi conseiller par l'aiguille ouvrière,
Présente à ton labeur, présente à ta prière,
Qui dit tout bas : Travaille ! - Oh ! crois-la ! - Dieu, vois-tu,
Fit naître du travail, que l'insensé repousse,
Deux filles, la vertu, qui fait la gaîté douce,
Et la gaîté, qui rend charmante la vertu !

Entends ces mille voix, d'amour accentuées,
Qui passent dans le vent, qui tombent des nuées,
Qui montent vaguement des seuils silencieux,
Que la rosée apporte avec ses chastes gouttes,
Que le chant des oiseaux te répète, et qui toutes
Te disent à la fois : Sois pure sous les cieux !

Sois pure sous les cieux ! comme l'onde et l'aurore,
Comme le joyeux nid, comme la tour sonore,
Comme la gerbe blonde, amour du moissonneur,
Comme l'astre incliné, comme la fleur penchante,
Comme tout ce qui rit, comme tout ce qui chante,
Comme tout ce qui dort dans la paix du Seigneur !

Sois calme. Le repos va du cœur au visage ;
La tranquillité fait la majesté du sage.
Sois joyeuse. La foi vit sans l'austérité ;
Un des reflets du ciel, c'est le rire des femmes ;
La joie est la chaleur que jette dans les âmes
Cette clarté d'en haut qu'on nomme Vérité.

La joie est pour l'esprit une riche ceinture.
La joie adoucit tout dans l'immense nature.
Dieu sur les vieilles tours pose le nid charmant
Et la broussaille en fleur qui luit dans l'herbe épaisse ;
Car la ruine même autour de sa tristesse
A besoin de jeunesse et de rayonnement !

Sois bonne. La bonté contient les autres choses.
Le Seigneur indulgent sur qui tu te reposes
Compose de bonté le penseur fraternel.
La bonté, c'est le fond des natures augustes.
D'une seule vertu Dieu fait le cœur des justes,
Comme d'un seul saphir la coupole du ciel.

Ainsi, tu resteras, comme un lys, comme un cygne,
Blanche entre les fronts purs marqués d'un divin signe
Et tu seras de ceux qui, sans peur, sans ennuis,
Des saintes actions amassant la richesse,
Rangent leur barque au port, leur vie à la sagesse
Et, priant tous les soirs, dorment toutes les nuits !

Le poète à lui-même.

Tandis que sur les bois, les prés et les charmilles,
S'épanchent la lumière et la splendeur des cieux,
Toi, poète serein, répands sur les familles,
Répands sur les enfants et sur les jeunes filles,
Répands sur les vieillards ton chant religieux !

Montre du doigt la rive à tous ceux qu'une voile
Traîne sur le flot noir par les vents agité ;
Aux vierges, l'innocence, heureuse et noble étoile ;
À la foule, l'autel que l'impiété voile ;
Aux jeunes, l'avenir ; aux vieux, l'éternité !

Fais filtrer ta raison dans l'homme et dans la femme.
Montre à chacun le vrai du côté saisissant.
Que tout penseur en toi trouve ce qu'il réclame.
Plonge Dieu dans les cœurs, et jette dans chaque âme
Un mot révélateur, propre à ce qu'elle sent.

Ainsi, sans bruit, dans l'ombre, ô songeur solitaire,
Ton esprit, d'où jaillit ton vers que Dieu bénit,
Du peuple sous tes pieds perce le crâne austère ; -
Comme un coin lent et sûr, dans les flancs de la terre
La racine du chêne entr'ouvre le granit.

Du 24 au 29 juin 1839.
J'entrai dernièrement dans une vieille église ;

La nef était déserte, et sur la dalle grise,

Les feux du soir, passant par les vitraux dorés,

Voltigeaient et dansaient, ardemment colorés.

Comme je m'en allais, visitant les chapelles,

Avec tous leurs festons et toutes leurs dentelles,

Dans un coin du jubé j'aperçus un tableau

Représentant un Christ qui me parut très-beau.

On y voyait saint Jean, Madeleine et la Vierge ;

Leurs chairs, d'un ton pareil à la cire de cierge,

Les faisaient ressembler, sur le fond sombre et noir,

A ces fantômes blancs qui se dressent le soir,

Et vont croisant les bras sous leurs draps mortuaires ;

Leurs robes à plis droits, ainsi que des suaires,

S'allongeaient tout d'un jet de leur nuque à leurs pieds ;

Ainsi faits, l'on eût dit qu'ils fussent copiés

Dans le campo-Santo sur quelque fresque antique,

D'un vieux maître Pisan, artiste catholique,

Tant l'on voyait reluire autour de leur beauté,

Le nimbe rayonnant de la mysticité,

Et tant l'on respirait dans leur humble attitude,

Les parfums onctueux de la béatitude.


Sans doute que c'était l'œuvre d'un Allemand,

D'un élève d'Holbein, mort bien obscurément,

A vingt ans, de misère et de mélancolie,

Dans quelque bourg de Flandre, au retour d'Italie ;

Car ses têtes semblaient, avec leur blanche chair,

Un rêve de soleil par une nuit d'hiver.


Je restai bien longtemps dans la même posture,

Pensif, à contempler cette pâle peinture ;

Je regardais le Christ sur son infâme bois,

Pour embrasser le monde, ouvrant les bras en croix ;

Ses pieds meurtris et bleus et ses deux mains clouées,

Ses chairs, par les bourreaux, à coups de fouets trouées,

La blessure livide et béante à son flanc ;

Son front d'ivoire où perle une sueur de sang ;

Son corps blafard, rayé par des lignes vermeilles,

Me faisaient naître au cœur des pitiés nonpareilles,

Et mes yeux débordaient en des ruisseaux de pleurs,

Comme dut en verser la Mère de Douleurs.

Dans l'outremer du ciel les chérubins fidèles,

Se lamentaient en chœur, la face sous leurs ailes,

Et l'un d'eux recueillait, un ciboire à la main,

Le pur-sang de la plaie où boit le genre humain ;

La sainte vierge, au bas, regardait : pauvre mère

Son divin fils en proie à l'agonie amère ;

Madeleine et saint Jean, sous les bras de la croix

Mornes, échevelés, sans soupirs et sans voix,

Plus dégoutants de pleurs qu'après la pluie un arbre,

Étaient debout, pareils à des piliers de marbre.


C'était, certes, un spectacle à faire réfléchir,

Et je sentis mon cou, comme un roseau, fléchir

Sous le vent que faisait l'aile de ma pensée,

Avec le chant du soir, vers le ciel élancée.

Je croisai gravement mes deux bras sur mon sein,

Et je pris mon menton dans le creux de ma main,

Et je me dis : « O Christ ! Tes douleurs sont trop vives ;

Après ton agonie au jardin des Olives,

Il fallait remonter près de ton père, au ciel,

Et nous laisser à nous l'éponge avec le fiel ;

Les clous percent ta chair, et les fleurons d'épines

Entrent profondément dans tes tempes divines.

Tu vas mourir, toi, Dieu, comme un homme. La mort

Recule épouvantée à ce sublime effort ;

Elle a peur de sa proie, elle hésite à la prendre,

Sachant qu'après trois jours il la lui faudra rendre,

Et qu'un ange viendra, qui, radieux et beau,

Lèvera de ses mains la pierre du tombeau ;

Mais tu n'en as pas moins souffert ton agonie,

Adorable victime entre toutes bénie ;

Mais tu n'en a pas moins avec les deux voleurs,

Étendu tes deux bras sur l'arbre de douleurs.


Ô rigoureux destin ! Une pareille vie,

D'une pareille mort si promptement suivie !

Pour tant de maux soufferts, tant d'absinthe et de fiel,

Où donc est le bonheur, le vin doux et le miel ?

La parole d'amour pour compenser l'injure,

Et la bouche qui donne un baiser par blessure ?

Dieu lui-même a besoin quand il est blasphémé,

Pour nous bénir encore de se sentir aimé,

Et tu n'as pas, Jésus, traversé cette terre,

N'ayant jamais pressé sur ton cœur solitaire

Un cœur sincère et pur, et fait ce long chemin

Sans avoir une épaule où reposer ta main,

Sans une âme choisie où répandre avec flamme

Tous les trésors d'amour enfermés dans ton âme.


Ne vous alarmez pas, esprits religieux,

Car l'inspiration descend toujours des cieux,

Et mon ange gardien, quand vint cette pensée,

De son bouclier d'or ne l'a pas repoussée.

C'est l'heure de l'extase où Dieu se laisse voir,

L'Angélus éploré tinte aux cloches du soir ;

Comme aux bras de l'amant, une vierge pâmée,

L'encensoir d'or exhale une haleine embaumée ;

La voix du jour s'éteint, les reflets des vitraux,

Comme des feux follets, passent sur les tombeaux,

Et l'on entend courir, sous les ogives frêles,

Un bruit confus de voix et de battements d'ailes ;

La foi descend des cieux avec l'obscurité ;

L'orgue vibre ; l'écho répond : Eternité !

Et la blanche statue, en sa couche de pierre,

Rapproche ses deux mains et se met en prière.

Comme un captif, brisant les portes du cachot,

L'âme du corps s'échappe et s'élance si haut,

Qu'elle heurte, en son vol, au détour d'un nuage,

L'étoile échevelée et l'archange en voyage ;

Tandis que la raison, avec son pied boiteux,

La regarde d'en-bas se perdre dans les cieux.

C'est à cette heure-là que les divins poètes,

Sentent grandir leur front et deviennent prophètes.


Ô mystère d'amour ! Ô mystère profond !

Abîme inexplicable où l'esprit se confond ;

Qui de nous osera, philosophe ou poète,

Dans cette sombre nuit plonger avant la tête ?

Quelle langue assez haute et quel cœur assez pur,

Pour chanter dignement tout ce poème obscur ?

Qui donc écartera l'aile blanche et dorée,

Dont un ange abritait cette amour ignorée ?

Qui nous dira le nom de cette autre Éloa ?

Et quelle âme, ô Jésus, à t'aimer se voua ?


Murs de Jérusalem, vénérables décombres,

Vous qui les avez vus et couverts de vos ombres,

Ô palmiers du Carmel ! Ô cèdres du Liban !

Apprenez-nous qui donc il aimait mieux que Jean ?

Si vos troncs vermoulus et si vos tours minées,

Dans leur écho fidèle, ont, depuis tant d'années,

Parmi les souvenirs des choses d'autrefois,

Conservé leur mémoire et le son de leur voix ;

Parlez et dites-nous, ô forêts ! ô ruines !

Tout ce que vous savez de ces amours divines !

Dites quels purs éclairs dans leurs yeux reluisaient,

Et quels soupirs ardents de leurs cœurs s'élançaient !

Et toi, Jourdain, réponds, sous les berceaux de palmes,

Quand la lune trempait ses pieds dans tes eaux calmes,

Et que le ciel semait sa face de plus d'yeux,

Que n'en traîne après lui le paon tout radieux ;

Ne les as-tu pas vus sur les fleurs et les mousses,

Glisser en se parlant avec des voix plus douces

Que les roucoulements des colombes de mai,

Que le premier aveu de celle que j'aimai ;

Et dans un pur baiser, symbole du mystère,

Unir la terre au ciel et le ciel à la terre.


Les échos sont muets, et le flot du Jourdain

Murmure sans répondre et passe avec dédain ;

Les morts de Josaphat, troublés dans leur silence,

Se tournent sur leur couche, et le vent frais balance

Au milieu des parfums dans les bras du palmier,

Le chant du rossignol et le nid du ramier.


Frère, mais voyez donc comme la Madeleine

Laisse sur son col blanc couler à flots d'ébène

Ses longs cheveux en pleurs, et comme ses beaux yeux,

Mélancoliquement, se tournent vers les cieux !

Qu'elle est belle ! Jamais, depuis Ève la blonde,

Une telle beauté n'apparut sur le monde ;

Son front est si charmant, son regard est si doux,

Que l'ange qui la garde, amoureux et jaloux,

Quand le désir craintif rôde et s'approche d'elle,

Fait luire son épée et le chasse à coups d'aile.


Ô pâle fleur d'amour éclose au paradis !

Qui répands tes parfums dans nos déserts maudits,

Comment donc as-tu fait, ô fleur ! Pour qu'il te reste

Une couleur si fraîche, une odeur si céleste ?

Comment donc as-tu fait, pauvre sœur du ramier,

Pour te conserver pure au cœur de ce bourbier ?

Quel miracle du ciel, sainte prostituée,

Que ton cœur, cette mer, si souvent remuée,

Des coquilles du bord et du limon impur,

N'ait pas, dans l'ouragan, souillé ses flots d'azur,

Et qu'on ait toujours vu sous leur manteau limpide,

La perle blanche au fond de ton âme candide !

C'est que tout cœur aimant est réhabilité,

Qu'il vous vient une autre âme et que la pureté

Qui remontait au ciel redescend et l'embrasse,

comme à sa sœur coupable une sœur qui fait grâce ;

C'est qu'aimer c'est pleurer, c'est croire, c'est prier ;

C'est que l'amour est saint et peut tout expier.


Mon grand peintre ignoré, sans en savoir les causes,

Dans ton sublime instinct tu comprenais ces choses,

Tu fis de ses yeux noirs ruisseler plus de pleurs ;

Tu gonflas son beau sein de plus hautes douleurs ;

La voyant si coupable et prenant pitié d'elle,

Pour qu'on lui pardonnât, tu l'as faite plus belle,

Et ton pinceau pieux, sur le divin contour,

A promené longtemps ses baisers pleins d'amour ;

Elle est plus belle encore que la vierge Marie,

Et le prêtre, à genoux, qui soupire et qui prie,

Dans sa pieuse extase, hésite entre les deux,

Et ne sait pas laquelle est la reine des cieux.


Ô sainte pécheresse ! Ô grande repentante !

Madeleine, c'est toi que j'eusse pour amante

Dans mes rêves choisie, et toute la beauté,

Tout le rayonnement de la virginité,

Montrant sur son front blanc la blancheur de son âme,

Ne sauraient m'émouvoir, ô femme vraiment femme,

Comme font tes soupirs et les pleurs de tes yeux,

Ineffable rosée à faire envie aux cieux !

Jamais lis de Saron, divine courtisane,

Mirant aux eaux des lacs sa robe diaphane,

N'eut un plus pur éclat ni de plus doux parfums ;

Ton beau front inondé de tes longs cheveux bruns,

Laisse voir, au travers de ta peau transparente,

Le rêve de ton âme et ta pensée errante,

Comme un globe d'albâtre éclairé par dedans !

Ton œil est un foyer dont les rayons ardents

Sous la cendre des cœurs ressuscitent les flammes ;

O la plus amoureuse entre toutes les femmes !

Les séraphins du ciel à peine ont dans le cœur,

Plus d'extase divine et de sainte langueur ;

Et tu pourrais couvrir de ton amour profonde,

Comme d'un manteau d'or la nudité du monde !

Toi seule sais aimer, comme il faut qu'il le soit,

Celui qui t'a marquée au front avec le doigt,

Celui dont tu baignais les pieds de myrrhe pure,

Et qui pour s'essuyer avait ta chevelure ;

Celui qui t'apparut au jardin, pâle encore

D'avoir dormi sa nuit dans le lit de la mort ;

Et, pour te consoler, voulut que la première

Tu le visses rempli de gloire et de lumière.


En faisant ce tableau, Raphaël inconnu,

N'est-ce pas ? Ce penser comme à moi t'est venu,

Et que ta rêverie a sondé ce mystère,

Que je voudrais pouvoir à la fois dire et taire ?

Ô poètes ! Allez prier à cet autel,

A l'heure où le jour baisse, à l'instant solennel,

Quand d'un brouillard d'encens la nef est toute pleine.

Regardez le Jésus et puis la Madeleine ;

Plongez-vous dans votre âme et rêvez au doux bruit

Que font en s'éployant les ailes de la nuit ;

Peut-être un chérubin détaché de la toile,

A vos yeux, un moment, soulèvera le voile,

Et dans un long soupir l'orgue murmurera

L'ineffable secret que ma bouche taira.
À Maxime Du Camp.

I

Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où !
Où l'homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : " Ouvre l'oeil ! "
Une voix de la hune, ardente et folle, crie .
" Amour... gloire... bonheur ! " Enfer ! c'est un écueil !

Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L'Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.

Ô le Pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu ?

IV

" Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

- La jouissance ajoute au désir de la force.  
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? - Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de **** !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

" Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. "

V

Et puis, et puis encore ?

VI

" Ô cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût ;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu'assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
" Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! "

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l'***** immense !
- Tel est du globe entier l'éternel bulletin. "

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : " Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ? "

A l'accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
" Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre ! "
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
Parce que, jargonnant vêpres, jeûne et vigile,
Exploitant Dieu qui rêve au fond du firmament,
Vous avez, au milieu du divin évangile,
Ouvert boutique effrontément ;

Parce que vous feriez prendre à Jésus la verge,
Cyniques brocanteurs sortis on ne sait d'où ;
Parce que vous allez vendant la sainte vierge
Dix sous avec miracle, et sans miracle un sou ;

Parce que vous contez d'effroyables sornettes
Qui font des temples saints trembler les vieux piliers ;
Parce que votre style éblouit les lunettes
Des duègnes et des marguilliers ;

Parce que la soutane est sous vos redingotes,
Parce que vous sentez la crasse et non l'œillet,
Parce que vous bâclez un journal de bigotes
Pensé par Escobar, écrit par Patouillet ;

Parce qu'en balayant leurs portes, les concierges
Poussent dans le ruisseau ce pamphlet méprisé ;
Parce que vous mêlez à la cire des cierges
Votre affreux suif vert-de-grisé ;

Parce qu'à vous tout seuls vous faites une espèce
Parce qu'enfin, blanchis dehors et noirs dedans,
Criant mea culpa, battant la grosse caisse,
La boue au cœur, la larme à l'œil, le fifre aux dents,

Pour attirer les sots qui donnent tête-bêche
Dans tous les vils panneaux du mensonge immortel,
Vous avez adossé le tréteau de Bobèche
Aux saintes pierres de l'autel,

Vous vous croyez le droit, trempant dans l'eau bénite
Cette griffe qui sort de votre abject pourpoint,
De dire : Je suis saint, ange, vierge et jésuite,
J'insulte les passants et je ne me bats point !

Ô pieds plats ! votre plume au fond de vos masures
Griffonne, va, vient, court, boit l'encre, rend du fiel,
Bave, égratigne et crache, et ses éclaboussures
Font des taches jusques au ciel !

Votre immonde journal est une charretée
De masques déguisés en prédicants camus,
Qui passent en prêchant la cohue ameutée
Et qui parlent argot entre deux oremus.

Vous insultez l'esprit, l'écrivain dans ses veilles,
Et le penseur rêvant sur les libres sommets ;
Et quand on va chez vous pour chercher vos oreilles,
Vos oreilles n'y sont jamais.

Après avoir lancé l'affront et le mensonge,
Vous fuyez, vous courez, vous échappez aux yeux.
Chacun a ses instincts, et s'enfonce et se plonge,
Le hibou dans les trous et l'aigle dans les cieux !

Vous, où vous cachez-vous ? dans quel hideux repaire ?
Ô Dieu ! l'ombre où l'on sent tous les crimes passer
S'y fait autour de vous plus noire, et la vipère
S'y glisse et vient vous y baiser.

Là vous pouvez, dragons qui rampez sous les presses,
Vous vautrer dans la fange où vous jettent vos goûts.
Le sort qui dans vos cœurs mit toutes les bassesses
Doit faire en vos taudis passer tous les égouts.

Bateleurs de l'autel, voilà quels sont vos rôles.
Et quand un galant homme à de tels compagnons
Fait cet immense honneur de leur dire : Mes drôles,
Je suis votre homme ; dégaînons !

- Un duel ! nous ! des chrétiens ! jamais ! - Et ces crapules
Font des signes de croix et jurent par les saints.
Lâches gueux, leur terreur se déguise en scrupules,
Et ces empoisonneurs ont peur d'être assassins.

Bien, écoutez : la trique est là, fraîche coupée.
On vous fera cogner le pavé du menton ;
Car sachez-le, coquins, on n'esquive l'épée
Que pour rencontrer le bâton.

Vous conquîtes la Seine et le Rhin et le Tage.
L'esprit humain rogné subit votre compas.
Sur les publicains juifs vous avez l'avantage,
Maudits ! Judas est mort, Tartuffe ne meurt pas.

Iago n'est qu'un fat près de votre Basile.
La bible en vos greniers pourrit mangée aux vers.
Le jour où le mensonge aurait besoin d'asile,
Vos cœurs sont là, tout grands ouverts.

Vous insultez le juste abreuvé d'amertumes.
Tous les vices, quittant veste, cape et manteau,
Vont se masquer chez vous et trouvent des costumes.
On entre Lacenaire, on sort Contrafatto.

Les âmes sont pour vous des bourses et des banques.
Quiconque vous accueille a d'affreux repentirs.
Vous vous faites chasser, et par vos saltimbanques
Vous parodiez les martyrs.

L'église du bon Dieu n'est que votre buvette.
Vous offrez l'alliance à tous les inhumains.
On trouvera du sang au fond de la cuvette
Si jamais, par hasard, vous vous lavez les mains.

Vous seriez des bourreaux si vous n'étiez des cuistres.
Pour vous le glaive est saint et le supplice est beau.
Ô monstres ! vous chantez dans vos hymnes sinistres
Le bûcher, votre seul flambeau !

Depuis dix-huit cents ans Jésus, le doux pontife,
Veut sortir du tombeau qui lentement se rompt,
Mais vous faites effort, ô valets de Caïphe,
Pour faire retomber la pierre sur son front !

Ô cafards ! votre échine appelle l'étrivière.
Le sort juste et railleur fait chasser Loyola
De France par le fouet d'un pape, et de Bavière
Par la cravache de Lola.

Allez, continuez, tournez la manivelle
De votre impur journal, vils grimauds dépravés ;
Avec vos ongles noirs grattez votre cervelle
Calomniez, hurlez, mordez, mentez, vivez !

Dieu prédestine aux dents des chevreaux les brins d'herbes
La mer aux coups de vent, les donjons aux boulets,
Aux rayons du soleil les parthénons superbes,
Vos faces aux larges soufflets.

Sus donc ! cherchez les trous, les recoins, les cavernes !
Cachez-vous, plats vendeurs d'un fade orviétan,
Pitres dévots, marchands d'infâmes balivernes,
Vierges comme l'eunuque, anges comme Satan !

Ô saints du ciel ! est-il, sous l'œil de Dieu qui règne,
Charlatans plus hideux et d'un plus lâche esprit,
Que ceux qui, sans frémir, accrochent leur enseigne
Aux clous saignants de Jésus-Christ !

Septembre 1850.
Taisez-vous, ô mon cœur ! Taisez-vous, ô mon âme !

Et n'allez plus chercher de querelles au sort ;

Le néant vous appelle et l'oubli vous réclame.


Mon cœur, ne battez plus, puisque vous êtes mort ;

Mon âme, repliez le reste de vos ailes,

Car vous avez tenté votre suprême effort.


Vos deux linceuls sont prêts, et vos fosses jumelles

Ouvrent leur bouche sombre au flanc de mon passé,

Comme au flanc d'un guerrier deux blessures mortelles.


Couchez-vous tout du long dans votre lit glacé ;

Puisse avec vos tombeaux, que va recouvrir l'herbe,

Votre souvenir être à jamais effacé !


Vous n'aurez pas de croix ni de marbre superbe,

Ni d'épitaphe d'or, où quelque saule en pleurs

Laisse les doigts du vent éparpiller sa gerbe.


Vous n'aurez ni blasons, ni chants, ni vers, ni fleurs ;

On ne répandra pas les larmes argentées

Sur le funèbre drap, noir manteau des douleurs.


Votre convoi muet, comme ceux des athées,

Sur le triste chemin rampera dans la nuit ;

Vos cendres sans honneur seront au vent jetées.


La pierre qui s'abîme en tombant fait son bruit ;

Mais vous, vous tomberez sans que l'onde s'émeuve,

Dans ce gouffre sans fond où le remords nous suit.


Vous ne ferez pas même un seul rond sur le fleuve,

Nul ne s'apercevra que vous soyez absents,

Aucune âme ici-bas ne se sentira veuve.


Et le chaste secret du rêve de vos ans

Périra tout entier sous votre tombe obscure

Où rien n'attirera le regard des passants.


Que voulez-vous ? Hélas ! Notre mère Nature,

Comme toute autre mère, a ses enfants gâtés,

Et pour les malvenus elle est avare et dure.


Aux uns tous les bonheurs et toutes les beautés !

L'occasion leur est toujours bonne et fidèle :

Ils trouvent au désert des palais enchantés ;


Ils tètent librement la féconde mamelle ;

La chimère à leur voix s'empresse d'accourir,

Et tout l'or du Pactole entre leurs doigts ruisselle.


Les autres moins aimés, ont beau tordre et pétrir

Avec leurs maigres mains la mamelle tarie,

Leur frère a bu le lait qui les devait nourrir.


S'il éclot quelque chose au milieu de leur vie,

Une petite fleur sous leur pâle gazon,

Le sabot du vacher l'aura bientôt flétrie.


Un rayon de soleil brille à leur horizon,

Il fait beau dans leur âme ; à coup sûr, un nuage

Avec un flot de pluie éteindra le rayon.


L'espoir le mieux fondé, le projet le plus sage,

Rien ne leur réussit ; tout les trompe et leur ment.

Ils se perdent en mer sans quitter le rivage.


L'aigle, pour le briser, du haut du firmament,

Sur leur front découvert lâchera la tortue,

Car ils doivent périr inévitablement.


L'aigle manque son coup ; quelque vieille statue,

Sans tremblement de terre, on ne sait pas pourquoi,

Quitte son piédestal, les écrase et les tue.


Le cœur qu'ils ont choisi ne garde pas sa foi ;

Leur chien même les mord et leur donne la rage ;

Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.


Fils du Danube, ils vont se noyer dans le Tage ;

D'un bout du monde à l'autre ils courent à leur mort ;

Ils auraient pu du moins s'épargner le voyage !


Si dur qu'il soit, il faut qu'ils remplissent leur sort ;

Nul n'y peut résister, et le genou d'Hercule

Pour un pareil athlète est à peine assez fort.


Après la vie obscure une mort ridicule ;

Après le dur grabat, un cercueil sans repos

Au bord d'un carrefour où la foule circule.


Ils tombent inconnus de la mort des héros,

Et quelque ambitieux, pour se hausser la taille,

Se fait effrontément un socle de leurs os.


Sur son trône d'airain, le Destin qui s'en raille

Imbibe leur éponge avec du fiel amer,

Et la Nécessité les tord dans sa tenaille.


Tout buisson trouve un dard pour déchirer sa chair,

Tout beau chemin pour eux cache une chausse-trappe,

Et les chaînes de fleurs leur sont chaînes de fer.


Si le tonnerre tombe, entre mille il les frappe ;

Pour eux l'aveugle nuit semble prendre des yeux,

Tout plomb vole à leur cœur, et pas un seul n'échappe.


La tombe vomira leur fantôme odieux.

Vivants, ils ont servi de bouc expiatoire ;

Morts, ils seront bannis de la terre et des cieux.


Cette histoire sinistre est votre propre histoire ;

Ô mon âme ! Ô mon cœur ! Peut-être même, hélas !

La vôtre est-elle encore plus sinistre et plus noire.


C'est une histoire simple où l'on ne trouve pas

De grands événements et des malheurs de drame,

Une douleur qui chante et fait un grand fracas ;


Quelques fils bien communs en composent la trame,

Et cependant elle est plus triste et sombre à voir

Que celle qu'un poignard dénoue avec sa lame.


Puisque rien ne vous veut, pourquoi donc tout vouloir ;

Quand il vous faut mourir, pourquoi donc vouloir vivre,

Vous qui ne croyez pas et n'avez pas d'espoir ?


Ô vous que nul amour et que nul vin n'enivre,

Frères désespérés, vous devez être prêts

Pour descendre au néant où mon corps vous doit suivre !


Le néant a des lits et des ombrages frais.

La mort fait mieux dormir que son frère Morphée,

Et les pavots devraient jalouser les cyprès.


Sous la cendre à jamais, dors, ô flamme étouffée !

Orgueil, courbe ton front jusque sur tes genoux,

Comme un Scythe captif qui supporte un trophée.


Cesse de te raidir contre le sort jaloux,

Dans l'eau du noir Léthé plonge de bonne grâce,

Et laisse à ton cercueil planter les derniers clous.


Le sable des chemins ne garde pas ta trace,

L'écho ne redit pas ta chanson, et le mur

Ne veut pas se charger de ton ombre qui passe.


Pour y graver un nom ton airain est bien dur,

Ô Corinthe ! Et souvent froide et blanche Carrare,

Le ciseau ne mord pas sur ton marbre si pur.


Il faut un grand génie avec un bonheur rare

Pour faire jusqu'au ciel monter son monument,

Et de ce double don le destin est avare.


Hélas ! Et le poète est pareil à l'amant,

Car ils ont tous les deux leur maîtresse idéale,

Quelque rêve chéri caressé chastement :


Eldorado lointain, pierre philosophale

Qu'ils poursuivent toujours sans l'atteindre jamais,

Un astre impérieux, une étoile fatale.


L'étoile fuit toujours, ils lui courent après ;

Et, le matin venu, la lueur poursuivie,

Quand ils la vont saisir, s'éteint dans un marais.


C'est une belle chose et digne qu'on l'envie

Que de trouver son rêve au milieu du chemin,

Et d'avoir devant soi le désir de sa vie.


Quel plaisir quand on voit briller le lendemain

Le baiser du soleil aux frêles colonnades

Du palais que la nuit éleva de sa main !


Il est beau qu'un plongeur, comme dans les ballades,

Descende au gouffre amer chercher la coupe d'or

Et perce, triomphant, les vitreuses arcades.


Il est beau d'arriver où tendait votre essor,

De trouver sa beauté, d'aborder à son monde,

Et, quand on a fouillé, d'exhumer un trésor ;


De faire, du plus creux de son âme profonde,

Rayonner son idée ou bien sa passion ;

D'être l'oiseau qui chante et la foudre qui gronde ;


D'unir heureusement le rêve à l'action,

D'aimer et d'être aimé, de gagner quand on joue,

Et de donner un trône à son ambition ;


D'arrêter, quand on veut, la Fortune et sa roue,

Et de sentir, la nuit, quelque baiser royal

Se suspendre en tremblant aux fleurs de votre joue.


Ceux-là sont peu nombreux dans notre âge fatal.

Polycrate aujourd'hui pourrait garder sa bague :

Nul bonheur insolent n'ose appeler le mal.


L'eau s'avance et nous gagne, et pas à pas la vague,

Montant les escaliers qui mènent à nos tours,

Mêle aux chants du festin son chant confus et vague.


Les phoques monstrueux, traînant leurs ventres lourds,

Viennent jusqu'à la table, et leurs larges mâchoires

S'ouvrent avec des cris et des grognements sourds.


Sur les autels déserts des basiliques noires,

Les saints, désespérés et reniant leur Dieu,

S'arrachent à pleins poings l'or chevelu des gloires.


Le soleil désolé, penchant son œil de feu,

Pleure sur l'univers une larme sanglante ;

L'ange dit à la terre un éternel adieu.


Rien ne sera sauvé, ni l'homme ni la plante ;

L'eau recouvrira tout : la montagne et la tour ;

Car la vengeance vient, quoique boiteuse et lente.


Les plumes s'useront aux ailes du vautour,

Sans qu'il trouve une place où rebâtir son aire,

Et du monde vingt fois il refera le tour ;


Puis il retombera dans cette eau solitaire

Où le rond de sa chute ira s'élargissant :

Alors tout sera dit pour cette pauvre terre.


Rien ne sera sauvé, pas même l'innocent.

Ce sera, cette fois, un déluge sans arche ;

Les eaux seront les pleurs des hommes et leur sang.


Plus de mont Ararat où se pose, en sa marche,

Le vaisseau d'avenir qui cache en ses flancs creux

Les trois nouveaux Adams et le grand patriarche !


Entendez-vous là-haut ces craquements affreux ?

Le vieil Atlas, lassé, retire son épaule

Au lourd entablement de ce ciel ténébreux.


L'essieu du monde ploie ainsi qu'un brin de saule ;

La terre ivre a perdu son chemin dans le ciel ;

L'aimant déconcerté ne trouve plus son pôle.


Le Christ, d'un ton railleur, tord l'éponge de fiel

Sur les lèvres en feu du monde à l'agonie,

Et Dieu, dans son Delta, rit d'un rire cruel.


Quand notre passion sera-t-elle finie ?

Le sang coule avec l'eau de notre flanc ouvert,

La sueur rouge teint notre face jaunie.


Assez comme cela ! Nous avons trop souffert ;

De nos lèvres, Seigneur, détournez ce calice,

Car pour nous racheter votre Fils s'est offert.


Christ n'y peut rien : il faut que le sort s'accomplisse ;

Pour sauver ce vieux monde il faut un Dieu nouveau,

Et le prêtre demande un autre sacrifice.


Voici bien deux mille ans que l'on saigne l'Agneau ;

Il est mort à la fin, et sa gorge épuisée

N'a plus assez de sang pour teindre le couteau.


Le Dieu ne viendra pas. L'Église est renversée.
La conscience humaine est morte ; dans l'orgie,
Sur elle il s'accroupit ; ce cadavre lui plaît ;
Par moments, ***, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.

La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir l'honnête homme éperdu ;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse ;
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.

Ils disent : - César règne, et le Dieu des armées
L'a fait son élu. Peuple, obéis, tu le dois ! -
Pendant qu'ils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin d'or qui passe entre leurs doigts.

Oh ! tant qu'on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l'autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ;

Tant qu'il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l'honneur religieux,
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ;
Tant qu'on verra cela sous le soleil des cieux ;

Quand même grandirait l'abjection publique
À ce point d'adorer l'exécrable trompeur ;
Quand même l'Angleterre et même l'Amérique
Diraient à l'exilé : - Va-t'en ! nous avons peur !

Quand même nous serions comme la feuille morte ;
Quand, pour plaire à César, on nous renierait tous ;
Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous ;

Quand le désert, où Dieu contre l'homme proteste
Bannirait les bannis, chasserait les chassés ;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés ;

Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon drapeau !

Mes nobles compagnons, je garde votre culte
Bannis, la république est là qui nous unit.
J'attacherai la gloire à tout ce qu'on insulte
Je jetterai l'opprobre à tout ce qu'on bénit !

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain !

Oui, tant qu'il sera là, qu'on cède ou qu'on persiste,
Ô France ! France aimée et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j'oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J'accepte l'âpre exil, n'eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu'un a plié qu'on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.

Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S'il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !

Jersey, le 2 décembre 1852.
I.

L'esprit des sages te contemple,
Mystérieuse Humilité,
Porte étroite et basse du temple
Auguste de la vérité !
Vertu que Dieu place à la tête
Des vertus que l'ange au ciel fête ;
Car elle est la perle parfaite
Dans l'abîme du siècle amer ;
Car elle rit sous l'eau profonde,
**** du plongeur et de la sonde.
Préférant aux écrins du monde
Le cœur farouche de la mer.
C'est vers l'humanité fidèle
Que mes oiseaux s'envoleront ;
Vers les fils, vers les filles d'elle,
Pour sourire autour de leur front ;
Vers Jeanne d'Arc et Geneviève
Dont l'étoile au ciel noir se lève,
Dont le paisible troupeau rêve,
Oublieux du loup, qui s'enfuit ;
Douces porteuses de bannière,
Qui refoulaient, à leur manière,
L'impur Suffolk vers sa tanière,
L'aveugle Attila dans sa nuit.

Sur la lyre à la corde amère
Où le chant d'un dieu s'est voilé,
Ils iront saluer Homère
Sous son haillon tout étoile.
Celui pour qui jadis les Iles
Et la Grèce étaient sans asiles,
Habite aujourd'hui dans nos villes
La colonne et le piédestal ;
Une fontaine à leur flanc jase,
Où l'enfant puise avec son vase,
Et la rêverie en extase,
Avec son urne de cristal.
**** des palais sous les beaux arbres
Où les paons, compagnons des dieux,
Traînent dans la blancheur des marbres
Leurs manteaux d'azur, couverts d'yeux ;
Où, des bassins que son chant noie
L'onde s'échevelle et poudroie :
Laissant ce faste et cette joie,
Mes strophes abattront leur vol,
Pour entendre éclater, superbe,
La voix la plus proche du Verbe,
Dans la paix des grands bois pleins d'herbe
Où se cache le rossignol.
Lorsqu'au fond de la forêt brune
Pas une feuille ne bruit,
Et qu'en présence de la lune
Le silence s'épanouit,
Sous l'azur chaste qui s'allume,
Dans l'ombre où l'encens des fleurs fume,
Le rossignol qui se consume
Dans l'extatique oubli du jour,
Verse un immense épithalame
De son petit gosier de flamme,
Où s'embrasent l'accent et l'âme
De la nature et de l'amour !

II.

C'est Dieu qui conduisait à Rome,
Mettant un bourdon dans sa main,
Ce saint qui ne fut qu'un pauvre homme,
Hirondelle de grand chemin,
Qui laissa tout son coin de terre,
Sa cellule de solitaire.
Et la soupe du monastère,
Et son banc qui chauffe au soleil,
Sourd à son siècle, à ses oracles,
Accueilli des seuls tabernacles,
Mais vêtu du don des miracles
Et coiffé du nimbe vermeil.

Le vrai pauvre qui se délabre,
Lustre à lustre, été par été,
C'était ce règne, et non saint Labre,
Qui lui faisait la charité
De ses vertus spirituelles,
De ses bontés habituelles,
Léger guérisseur d'écrouelles,
Front penché sur chaque indigent,
Fière statue enchanteresse
De l'austérité, que Dieu dresse,
Au bout du siècle de l'ivresse,
Au seuil du siècle de l'argent.

Je sais que notre temps dédaigne
Les coquilles de son chapeau,
Et qu'un lâche étonnement règne
Devant les ombres de sa peau ;
L'âme en est-elle atténuée ?
Et qu'importe au ciel sa nuée,
Qu'importe au miroir sa buée,
Si Dieu splendide aime à s'y voir !
La gangue au diamant s'allie ;
Toi, tu peins ta lèvre pâlie,
Luxure, et toi, vertu salie,
C'est là ton fard mystique et noir.

Qu'importe l'orgueil qui s'effare,
Ses pudeurs, ses rebellions !
Vous, qu'une main superbe égare
Dans la crinière des lions,
Comme elle égare aux plis des voiles,
Où la nuit a tendu ses toiles,
Aldébaran et les étoiles,
Frères des astres, vous, les poux
Qu'il laissait paître sur sa tête,
Bon pour vous et dur pour sa bête,
Dites, par la voix du poète,
À quel point ce pauvre était doux !

Ah ! quand le Juste est mort, tout change :
Rome au saint mur pend son haillon,
Et Dieu veut, par des mains d'Archange,
Vêtir son corps d'un grand rayon ;
Le soleil le prend sous son aile,
La lune rit dans sa prunelle,
La grâce comme une eau ruisselle
Sur son buste et ses bras nerveux ;
Et le saint, dans l'apothéose
Du ciel ouvert comme une rose,
Plane, et montre à l'enfer morose
Des étoiles dans ses cheveux !

Beau paysan, ange d'Amette,
Ayant aujourd'hui pour trépieds
La lune au ciel, et la comète,
Et tous les soleils sous vos pieds ;
Couvert d'odeurs délicieuses,
Vous, qui dormiez sous les yeuses,
Vous, que l'Eglise aux mains pieuses
Peint sur l'autel et le guidon,
Priez pour nos âmes, ces gouges,
Et pour que nos cœurs, las des bouges,
Lavent leurs péchés noirs et rouges
Dans les piscines du pardon !

III.

Aimez l'humilité ! C'est elle
Que les mages de l'Orient,
Coiffés d'un turban de dentelle,
Et dont le Noir montre en riant
Un blanc croissant qui l'illumine,
Offrant sur les coussins d'hermine
Et l'or pur et la myrrhe fine,
Venaient, dans l'encens triomphant,
Grâce à l'étoile dans la nue,
Adorer, sur la paille nue,
Au fond d'une étable inconnue,
Dans la personne d'un enfant.
Ses mains, qui sont des fleurs écloses,
Aux doux parfums spirituels,
Portent de délicates roses,
À la place des clous cruels.
Ecarlates comme les baies
Dont le printemps rougit les haies,
Les cinq blessures de ses plaies,
Dont l'ardeur ne peut s'apaiser,
Semblent ouvrir au vent des fièvres,
Sur sa chair pâle aux blancheurs mièvres,
La multitude de leurs lèvres
Pour l'infini de son baiser.
Au pied de la croix découpée
Sur le sombre azur de Sion,
Une figure enveloppée
De silence et de passion,
Immobile et de pleurs vêtue,
Va grandir comme une statue
Que la foi des temps perpétue,
Haute assez pour jeter sur nous,
Nos deuils, nos larmes et nos râles,
Son ombre aux ailes magistrales,
Comme l'ombre des cathédrales
Sur les collines à genoux.
Près de la blanche Madeleine,
Dont l'époux reste parfumé
Des odeurs de son urne pleine,
Près de Jean le disciple aimé,
C'est ainsi qu'entre deux infâmes,
Honni des hommes et des femmes,
Pour le ravissement des âmes,
Voulut éclore et se flétrir
Celui qui, d'un cri charitable,
Appelante pauvre à sa table,
Etait bien le Dieu véritable
Puisque l'homme l'a fait mourir !

Maintenant que Tibère écoute
Rire le flot, chanter le nid !
Olympe, un cri monte à ta voûte,
Et c'est : Lamma Sabacthani !
Les dieux voient s'écrouler leur nombre.
Le vieux monde plonge dans l'ombre,
Usé comme un vêtement sombre
Qui se détache par lambeaux.
Un empire inconnu se fonde,
Et Rome voit éclore un monde
Qui sort de la douleur profonde
Comme une rose du tombeau !
Des bords du Rhône aux bords du Tigre
Que Néron fasse armer ses lois,
Qu'il sente les ongles du tigre
Pousser à chacun de ses doigts ;
Qu'il contemple, dans sa paresse,
Au son des flûtes de la Grèce,
Les chevilles de la négresse
Tourner sur un rythme énervant ;
Déjà, dans sa tête en délire,
S'allume la flamme où l'Empire
De Rome et des Césars expire
Dans la fumée et dans le vent !

IV.

Humilité ! loi naturelle,
Parfum du fort, fleur du petit !
Antée a mis sa force en elle,
C'est sur elle que l'on bâtit.
Seule, elle rit dans les alarmes.
Celui qui ne prend pas ses armes,
Celui qui ne voit pas ses charmes
À la clarté de Jésus-Christ,
Celui là, sur le fleuve avide
Des ans profonds que Dieu dévide,
Aura fui comme un feuillet vide
Où le destin n'a rien écrit !
Une chouette était sur une porte clouée ;
Larve de l'ombre au toit des hommes échouée.
La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts,
Qui remplit tout, et vit, à des degrés divers,
Dans la bête sauvage et la bête de somme,
Toujours en dialogue avec l'esprit de l'homme,
Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont
Ses signes, alphabet formidable et profond ;
Et, sombre, ayant pour mots l'oiseau, le ver, l'insecte,
Parle deux langues : l'une, admirable et correcte,
L'autre, obscur bégaîment. L'éléphant aux pieds lourds,
Le lion, ce grand front de l'antre, l'aigle, l'ours,
Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et splendide, le verbe ;
Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.
Or, j'étais là, pensif, bienveillant, presque tendre,
Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre
Ce qu'entre les trois clous où son spectre pendait,
Aux vivants, aux souffrants, au bœuf triste, au baudet,
Disait, hélas ! la pauvre et sinistre chouette,
Du côté noir de l'être informe silhouette.

Elle disait :

« Sur son front sombre
Comme la brume se répand !
Il remplit tout le fond de l'ombre.
Comme sa tête morte pend !
De ses yeux coulent ses pensées.
Ses pieds troués, ses mains percées
Bleuissent à l'air glacial,
Oh ! comme il saigne dans le gouffre !
Lui qui faisait le bien, il souffre
Comme moi qui faisait le mal.

« Une lumière à son front tremble.
Et la nuit dit au vent : « Soufflons
Sur cette flamme ! » et, tous ensemble,
Les ténèbres, les aquilons,
La pluie et l'horreur, froides bouches,
Soufflent, hagards, hideux, farouches,
Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie... -
Tu peux éteindre un incendie,
Mais pas une auréole, ô nuit !

« Cette âme arriva sur la terre,
Qu'assombrit le soir incertain ;
Elle entra dans l'obscur mystère
Que l'ombre appelle son destin ;
Au mensonge, aux forfaits sans nombre,
À tout l'horrible essaim de l'ombre,
Elle livrait de saints combats ;
Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs éternelles
Qui passaient dans la nuit d'en bas.

« Elle allait parmi les ténèbres,
Poursuivant, chassant, dévorant
Les vices, ces taupes funèbres,
Le crime, ce phalène errant ;
Arrachant de leurs trous la haine,
L'orgueil, la fraude qui se traîne,
L'âpre envie, aspic du chemin,
Les vers de terre et les vipères,
Que la nuit cache dans les pierres
Et le mal dans le cœur humain !

« Elle cherchait ces infidèles,
L'Achab, le Nemrod, le Mathan,
Que, dans son temple et sous ses ailes,
Réchauffe le faux dieu Satan,
Les vendeurs cachés sous les porches,
Le brûleur allumant ses torches
Au même feu que l'encensoir ;
Et, quand elle l'avait trouvée,
Toute la sinistre couvée
Se hérissait sous l'autel noir.

« Elle allait, délivrant les hommes
De leurs ennemis ténébreux ;
Les hommes, noirs comme nous sommes,
Prirent l'esprit luttant pour eux ;
Puis ils clouèrent, les infâmes,
L'âme qui défendait leurs âmes,
L'être dont l'œil jetait du jour ;
Et leur foule, dans sa démence,
Railla cette chouette immense
De la lumière et de l'amour !

« Race qui frappes et lapides,
Je te plains ! hommes, je vous plains !
Hélas ! je plains vos poings stupides,
D'affreux clous et de marteaux pleins !
Vous persécutez pêle-mêle
Le mal, le bien, la griffe et l'aile,
Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux !
Vous clouez de vos mains mal sûres
Les hiboux au seuil des masures,
Et Christ sur la porte des cieux ! »

Mai 1843.
I.

Maintenant il se dit : - L'empire est chancelant
La victoire est peu sûre. -
Il cherche à s'en aller, furtif et reculant.
Reste dans la masure !

Tu dis : - Le plafond croule. Ils vont, si l'on me voit,
Empêcher que je sorte. -
N'osant rester ni fuir, tu regardes le toit,
Tu regardes la porte ;

Tu mets timidement la main sur le verrou.
Reste en leurs rangs funèbres !
Reste ! la loi qu'ils ont enfouie en un trou
Est là dans les ténèbres.

Reste ! elle est là, le flanc percé de leur couteau,
Gisante, et sur sa bière
Ils ont mis une dalle. Un pan de ton manteau
Est pris sous cette pierre !

Pendant qu'à l'Elysée en fête et plein d'encens
On chante, on déblatère,
Qu'on oublie et qu'on rit, toi tu pâlis ; tu sens
Ce spectre sous la terre !

Tu ne t'en iras pas ! quoi ! quitter leur maison
Et fuir leur destinée !
Quoi ! tu voudrais trahir jusqu'à la trahison,
Elle-même indignée !

Quoi ! tu veux renier ce larron au front bas
Qui t'admire et t'honore !
Quoi ! Judas pour Jésus, tu veux pour Barabbas
Etre Judas encore !

Quoi ! n'as-tu pas tenu l'échelle à ces fripons,
En pleine connivence ?
Le sac de ces voleurs ne fut-il pas, réponds,
Cousu par toi d'avance !

Les mensonges, la haine au dard froid et visqueux,
Habitent ce repaire ;
Tu t'en vas ! de quel droit ? étant plus renard qu'eux,
Et plus qu'elle vipère !

II.

Quand l'Italie en deuil dressa, du Tibre au Pô,
Son drapeau magnifique,
Quand ce grand peuple, après s'être couché troupeau,
Se leva république,

C'est toi, quand Rome aux fers jeta le cri d'espoir,
Toi qui brisas son aile,
Toi qui fis retomber l'affreux capuchon noir
Sur sa face éternelle !

C'est toi qui restauras Montrouge et Saint-Acheul,
Écoles dégradées,
Où l'on met à l'esprit frémissant un linceul,
Un bâillon aux idées.

C'est toi qui, pour progrès rêvant l'homme animal,
Livras l'enfant victime
Aux jésuites lascifs, sombres amants du mal,
En rut devant le crime !

Ô pauvres chers enfants qu'ont nourris de leur lait
Et qu'ont bercés nos femmes,
Ces blêmes oiseleurs ont pris dans leur filet
Toutes vos douces âmes !

Hélas ! ce triste oiseau, sans plumes sur la chair,
Rongé de lèpre immonde,
Qui rampe et qui se meurt dans leur cage de fer,
C'est l'avenir du monde !

Si nous les laissons faire, on aura dans vingt ans,
Sous les cieux que Dieu dore,
Une France aux yeux ronds, aux regards clignotants,
Qui haïra l'aurore !

Ces noirs magiciens, ces jongleurs tortueux,
Dont la fraude est la règle,
Pour en faire sortir le hibou monstrueux,
Ont volé l'oeuf de l'aigle !

III.

Donc, comme les baskirs, sur Paris étouffé,
Et comme les croates,
Créateurs du néant, vous avez triomphé
Dans vos haines béates ;

Et vous êtes joyeux, vous, constructeurs savants
Des préjugés sans nombre,
Qui, pareils à la nuit, versez sur les vivants
Des urnes pleines d'ombre !

Vous courez saluer le nain Napoléon ;
Vous dansez dans l'orgie.
Ce grand siècle est souillé ; c'était le Panthéon,
Et c'est la tabagie.

Et vous dites : c'est bien ! vous sacrez parmi nous
César, au nom de Rome,
L'assassin qui, la nuit, se met à deux genoux
Sur le ventre d'un homme.

Ah ! malheureux ! louez César qui fait trembler,
Adorez son étoile ;
Vous oubliez le Dieu vivant qui peut rouler
Les cieux comme une toile !

Encore un peu de temps, et ceci tombera ;
Dieu vengera sa cause !
Les villes chanteront, le lieu désert sera
Joyeux comme une rose !

Encore un peu de temps, et vous ne serez plus,
Et je viens vous le dire.
Vous êtes les maudits, nous sommes les élus.
Regardez-nous sourire !

Je le sais, moi qui vis au bord du gouffre amer
Sur les rocs centenaires,
Moi qui passe mes jours à contempler la mer
Pleine de sourds tonnerres !

IV.

Toi, leur chef, sois leur chef ! c'est là ton châtiment.
Sois l'homme des discordes !
Ces fourbes ont saisi le genre humain dormant
Et l'ont lié de cordes.

Ah ! tu voulus défaire, épouvantable affront !
Les âmes que Dieu crée ?
Eh bien, frissonne et pleure, atteint toi-même au front
Par ton œuvre exécrée !

À mesure que vient l'ignorance, et l'oubli,
Et l'erreur qu'elle amène,
À mesure qu'aux cieux décroît, soleil pâli,
L'intelligence humaine,

Et que son jour s'éteint, laissant l'homme méchant
Et plus froid que les marbres,
Votre honte, ô maudits, grandit comme au couchant
Grandit l'ombre des arbres !

V.

Oui, reste leur apôtre ! oui, tu l'as mérité.
C'est là ta peine énorme !
Regarde en frémissant dans la postérité !
Ta mémoire difforme.

On voit, louche rhéteur des vieux partis hurlants,
Qui mens et qui t'emportes,
Pendre à tes noirs discours, comme à des clous sanglants,
Toutes les grandes mortes,

La justice, la foi, bel ange souffleté
Par la goule papale,
La vérité, fermant les yeux, la liberté
Echevelée et pâle,

Et ces deux soeurs, hélas ! nos mères toutes deux,
Rome, qu'en pleurs je nomme,
Et la France sur qui, raffinement hideux,
Coule le sang de Rome !

Homme fatal ! l'histoire en ses enseignements
Te montrera dans l'ombre,
Comme on montre un gibet entouré d'ossements
Sur la colline sombre !

Jersey, le 24 janvier 1853.
Mais gloire aux cathédrales !
Pleines d'ombre et de feux, de silence et de râles,
Avec leur forêt d'énormes piliers
Et leur peuple de saints, moines et chevaliers,
Ce sont des cités au-dessus des villes,
Que gardent seulement les sons irréguliers
De l'aumône, au fond des sébiles,
Sous leurs porches hospitaliers.
Humblement agenouillées
Comme leurs sœurs des champs dans les herbes mouillées,
Sous le clocher d'ardoise ou le dôme d'étain,
Où les angélus clairs tintent dans le matin,
Les églises et les chapelles
Des couvents,
Tout au **** vers elles,
Mêlent un rire allègre au rire amer des vents,
En joyeuses vassales ;
Mais elles, dans les cieux traversés des vautours,
Comme au cœur d'une ruche, aux cages de leurs tours,
C'est un bourdonnement de guêpes colossales.
Voyez dans le nuage blanc
Qui traverse là-haut des solitudes bleues,
Par-dessus les balcons d'où l'on voit les banlieues,
Voyez monter la flèche au coq étincelant,
Qui, toute frémissante et toujours plus fluette,
Défiant parfois les regards trop lents,
Va droit au ciel se perdre, ainsi que l'alouette.
Ceux-là qui dressèrent la tour
Avec ses quatre rangs d'ouïes
Qui versent la rumeur des cloches éblouies,
Ceux qui firent la porte avec les saints autour,
Ceux qui bâtirent la muraille,
Ceux qui surent ployer les bras des arcs-boutants,
Dont la solidité se raille
Des gifles de l'éclair et des griffes du temps ;
Tous ceux dont les doigts ciselèrent
Les grands portails du temple, et ceux qui révélèrent
Les traits mystérieux du Christ et des Élus,
Que le siècle va voir et qu'il ne comprend plus ;
Ceux qui semèrent de fleurs vives
Le vitrail tout en flamme au cadre des ogives
Ces royaux ouvriers et ces divins sculpteurs
Qui suspendaient au ciel l'abside solennelle,
Dont les ciseaux pieux criaient dans les hauteurs,
N'ont point gravé leur nom sur la pierre éternelle ;
Vous les avez couverts, poudre des parchemins !
Vous seules les savez, vierges aux longues mains !
Vous, dont les Jésus rient dans leurs barcelonnettes,
Artistes d'autrefois, où vous reposez-vous ?
Sous quelle tombe où l'on prie à genoux ?
Et vous, mains qui tendiez les nerfs des colonnettes,
Et vous, doigts qui semiez
De saintes le portail où nichent les ramiers,
Et qui, dans les rayons dont le soleil l'arrose,
Chaque jour encor faites s'éveiller
La rosace, immortelle rose
Que nul vent ne vient effeuiller !
Ô cathédrales d'or, demeures des miracles
Et des soleils de gloire échevelés autour
Des tabernacles
De l'amour !
Vous qui retentissez toujours de ses oracles,
Vaisseaux délicieux qui voguez vers le jour !
Vous qui sacrez les rois, grandes et nobles dames,
Qui réchauffez les cœurs et recueillez les âmes
Sous votre vêtement fait en forme de croix !
Vous qui voyez, ô souveraines,
La ville à vos genoux courber ses toits !
Vous dont les cloches sont, fières de leurs marraines,
Comme un bijou sonore à l'oreille des reines !
Vous dont les beaux pieds sont de marbre pur !
Vous dont les voiles
Sont d'azur !
Vous dont la couronne est d'étoiles !
Sous vos habits de fête ou vos robes de deuil,
Vous êtes belles sans orgueil !
Vous montez sans orgueil vos marches en spirales
Qui conduisent au bord du ciel,
Ô magnifiques cathédrales,
Chaumières de Jésus, Bethléem éternel !
Si longues, qu'un brouillard léger toujours les voile ;
Si douces, que la lampe y ressemble à l'étoile,
Les nefs aux silences amis,
Dans l'air sombre des soirs, dans les bancs endormis,
Comptent les longs soupirs dont tremble un écho chaste
Et voient les larmes d'or où l'âme se répand,
Sous l'œil d'un Christ qui semble, en son calvaire vaste,
Un grand oiseau blessé dont l'aile lasse pend.
Ah ! bienheureux le cœur qui, dans les sanctuaires,
Près des cierges fleuris qu'allument les prières,
Souvent, dans l'encens bleu, vers le Seigneur monta,
Et qui, dans les parfums mystiques, écouta
Ce que disent les croix, les clous et les suaires,
Et ce que dit la paix du confessionnal,
Oreille de l'amour que l'homme connaît mal !...
Avec sa grille étroite et son ombre sévère,
Ô sages, qui parliez autour du Parthénon,
Le confessionnal, c'est la maison de verre
À qui Socrate rêve et qui manque à Zénon !
Grandes ombres du Styx, me répondrez-vous: non ?...
Ce que disent les cathédrales,
Soit qu'un baptême y jase au bord des eaux lustrales,
Soit qu'au peuple, autour d'un cercueil,
Un orgue aux ondes sépulcrales
Y verse un vin funèbre et l'ivresse du deuil,
Soit que la foule autour des tables
S'y presse aux repas délectables,
Soit qu'un prêtre vêtu de blanc
Y rayonne au fond de sa chaise,
Soit que la chaire y tonne ou soit qu'elle se taise,
Heureux le cœur qui l'écoute en tremblant !
Heureux celui qui vous écoute,
Vagues frémissements des ailes sous la voûte !
Comme une clé qui luit dans un trousseau vermeil
Quand un rayon plus rouge aux doigts d'or du soleil
A clos la porte obscure au seuil de chaque église,
Quand le vitrail palpite au vol de l'heure grise,
Quand le parvis plein d'ombre éteint toutes ses voix,
Ô cathédrales, je vous vois
Semblables au navire émergeant de l'eau brune,
Et vos clochetons fins sont des mâts sous la lune ;
D'invisibles ris sont largués,
Une vigie est sur la hune,
Car immobiles, vous voguez,
Car c'est en vous que je vois l'arche
Qui, sur l'ordre de Dieu, vers Dieu s'est mise en marche ;
La race de Noé gronde encore dans vos flancs ;
Vous êtes le vaisseau des immortels élans,
Et vous bravez tous les désastres.
Car le maître est Celui qui gouverne les astres,
Le pilote, Celui qui marche sur les eaux...
Laissez, autour de vous, pousser aux noirs oiseaux
Leur croassement de sinistre augure ;
Allez, vous êtes la figure
Vivante de l'humanité ;
Et la voile du Christ à l'immense envergure
Mène au port de l'éternité.
Non, Liberté ! non, Peuple, il ne faut pas qu'il meure !
Oh ! certes, ce serait trop simple, en vérité,
Qu'après avoir brisé les lois, et sonné l'heure
Où la sainte pudeur au ciel a remonté ;

Qu'après avoir gagné sa sanglante gageure,
Et vaincu par l'embûche et le glaive et le feu ;
Qu'après son guet-apens, ses meurtres, son parjure,
Son faux serment, soufflet sur la face de Dieu ;

Qu'après avoir traîné la France, au cœur frappée,
Et par les pieds liée, à son immonde char,
Cet infâme en fût quitte avec un coup d'épée
Au cou comme Pompée, au flanc comme César !

Non ! il est l'assassin qui rôde dans les plaines ;
Il a tué, sabré, mitraillé sans remords,
Il fit la maison vide, il fit les tombes pleines,
Il marche, il va, suivi par l'œil fixe des morts ;

À cause de cet homme, empereur éphémère,
Le fils n'a plus de père et l'enfant plus d'espoir,
La veuve à genoux pleure et sanglote, et la mère
N'est plus qu'un spectre assis sous un long voile noir ;

Pour filer ses habits royaux, sur les navettes
On met du fil trempé dans le sang qui coula ;
Le boulevard Montmartre a fourni ses cuvettes,
Et l'on teint son manteau dans cette pourpre-là ;

Il vous jette à Cayenne, à l'Afrique, aux sentines,
Martyrs, héros d'hier et forçats d'aujourd'hui !
Le couteau ruisselant des rouges guillotines
Laisse tomber le sang goutte à goutte sur lui ;

Lorsque la trahison, sa complice livide,
Vient et frappe à sa porte, il fait signe d'ouvrir ;
Il est le fratricide ! Il est le parricide ! -
Peuples, c'est pour cela qu'il ne doit pas mourir !

Gardons l'homme vivant. Oh ! châtiment superbe !
Oh ! S'il pouvait un jour passer par le chemin,
Nu, courbé, frissonnant, comme au vent tremble l'herbe.
Sous l'exécration de tout le genre humain !

Étreint par son passé tout rempli de ses crimes,
Comme par un carcan tout hérissé de clous,
Cherchant les lieux profonds, les forêts, les abîmes,
Pâle, horrible, effaré, reconnu par les loups ;

Dans quelque bagne vil n'entendant que sa chaîne,
Seul, toujours seul, parlant en vain aux rochers sourds,
Voyant autour de lui le silence et la haine,
Des hommes nulle part et des spectres toujours ;

Vieillissant, rejeté par la mort comme indigne,
Tremblant sous la nuit noire, affreux sous le ciel bleu... -
Peuples, écartez-vous ! cet homme porte un signe :
Laissez passer Caïn ! Il appartient à Dieu.

Jersey, le 14 novembre.
À Mademoiselle Louise B.

Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux.
FÉNELON.


I.

Oui, c'est bien le vallon ! le vallon calme et sombre !
Ici l'été plus frais s'épanouit à l'ombre.
Ici durent longtemps les fleurs qui durent peu.
Ici l'âme contemple, écoute, adore, aspire,
Et prend pitié du monde, étroit et fol empire
Où l'homme tous les jours fait moins de place à Dieu !

Une rivière au fond ; des bois sur les deux pentes.
Là, des ormeaux, brodés de cent vignes grimpantes ;
Des prés, où le faucheur brunit son bras nerveux ;
Là, des saules pensifs qui pleurent sur la rive,
Et, comme une baigneuse indolente et naïve,
Laissent tremper dans l'eau le bout de leurs cheveux.

Là-bas, un gué bruyant dans des eaux poissonneuses
Qui montrent aux passants lés jambes des faneuses ;
Des carrés de blé d'or ; des étangs au flot clair ;
Dans l'ombre, un mur de craie et des toits noirs de suie ;
Les ocres des ravins, déchirés par la pluie ;
Et l'aqueduc au **** qui semble un pont de l'air.

Et, pour couronnement à ces collines vertes,
Les profondeurs du ciel toutes grandes ouvertes,
Le ciel, bleu pavillon par Dieu même construit,
Qui, le jour, emplissant de plis d'azur l'espace,
Semble un dais suspendu sur le soleil qui passe,
Et dont on ne peut voir les clous d'or que la nuit !

Oui, c'est un de ces lieux où notre coeur sent vivre
Quelque chose des cieux qui flotte et qui l'enivre ;
Un de ces lieux qu'enfant j'aimais et je rêvais,
Dont la beauté sereine, inépuisable, intime,
Verse à l'âme un oubli sérieux et sublime
De tout ce que la terre et l'homme ont de mauvais !

II.

Si dès l'aube on suit les lisières
Du bois, abri des jeunes faons,
Par l'âpre chemin dont les pierres
Offensent les mains des enfants,
A l'heure où le soleil s'élève,
Où l'arbre sent monter la sève,
La vallée est comme un beau rêve.
La brume écarte son rideau.
Partout la nature s'éveille ;
La fleur s'ouvre, rose et vermeille ;
La brise y suspend une abeille,
La rosée une goutte d'eau !

Et dans ce charmant paysage
Où l'esprit flotte, où l'oeil s'enfuit,
Le buisson, l'oiseau de passage,
L'herbe qui tremble et qui reluit,
Le vieil arbre que l'âge ploie,
Le donjon qu'un moulin coudoie,
Le ruisseau de moire et de soie,
Le champ où dorment les aïeux,
Ce qu'on voit pleurer ou sourire,
Ce qui chante et ce qui soupire,
Ce qui parle et ce qui respire,
Tout fait un bruit harmonieux !

III.

Et si le soir, après mille errantes pensées,
De sentiers en sentiers en marchant dispersées,
Du haut de la colline on descend vers ce toit
Qui vous a tout le jour, dans votre rêverie,
Fait regarder en bas, au fond de la prairie,
Comme une belle fleur qu'on voit ;

Et si vous êtes là, vous dont la main de flamme
Fait parler au clavier la langue de votre âme ;
Si c'est un des moments, doux et mystérieux,
Ou la musique, esprit d'extase et de délire
Dont les ailes de feu font le bruit d'une lyre,
Réverbère en vos chants la splendeur de vos yeux ;

Si les petits enfants, qui vous cherchent sans cesse,
Mêlent leur joyeux rire au chant qui vous oppresse ;
Si votre noble père à leurs jeux turbulents
Sourit, en écoutant votre hymne commencée,
Lui, le sage et l'heureux, dont la jeune pensée
Se couronne de cheveux blancs ;

Alors, à cette voix qui remue et pénètre,
Sous ce ciel étoilé qui luit à la fenêtre,
On croit à la famille, au repos, au bonheur ;
Le coeur se fond en joie, en amour, en prière ;
On sent venir des pleurs au bord de sa paupière ;
On lève au ciel les mains en s'écriant : Seigneur !

IV.

Et l'on ne songe plus, tant notre âme saisie
Se perd dans la nature et dans la poésie,
Que tout prés, par les bois et les ravins caché,
Derrière le ruban de ces collines bleues,
A quatre de ces pas que nous nommons des lieues,
Le géant Paris est couché !

On ne s'informe plus si la ville fatale,
Du monde en fusion ardente capitale,
Ouvre et ferme à tel jour ses cratères fumants ;
Et de quel air les rois, à l'instant où nous sommes,
Regardent bouillonner dans ce Vésuve d'hommes
La lave des événements !

Le 8 juillet 1831.
Pour être en vain tes beaux soleils aimant,
Non pour ravir leur divine étincelle,
Contre le roc de ta rigueur cruelle
Amour m'attache à mille clous d'aimant.

En lieu d'un aigle, un soin cruellement,
Souillant sa griffe en ma plaie éternelle,
Ronge mon cœur, et si ce Dieu n'appelle
Ma dame, afin d'adoucir mon tourment.

Mais de cent maux et de cent que j'endure
Fiché, cloué dessus ta rigueur dure,
Le plus cruel me serait le plus doux,

Si j'espérais, après un long espace,
Venir à moi l'Hercule de ta grâce,
Pour délacer le moindre de mes nouds.
Je ne t'ai pas connu, je ne t'ai pas aimé,
Je ne te connais point et je t'aime encor moins :
Je me chargerais mal de ton nom diffamé,
Et si j'ai quelque droit d'être entre tes témoins,

C'est que, d'abord, et c'est qu'ailleurs, vers les Pieds joints
D'abord par les clous froids, puis par l'élan pâmé
Des femmes de péché - desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé !

Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes
Les âmes que la faim et la soif sur les routes
Poussaient belles d'espoir au Calvaire touché !

Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes,
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes.
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.
III.

Il croula. Dieu changea la chaîne de l'Europe.

Il est, au fond des mers que la brume enveloppe,
Un roc hideux, débris des antiques volcans.
Le Destin prit des clous, un marteau, des carcans,
Saisit, pâle et vivant, ce voleur du tonnerre,
Et, joyeux, s'en alla sur le pic centenaire
Le clouer, excitant par son rire moqueur
Le vautour Angleterre à lui ronger le cœur.

Évanouissement d'une splendeur immense !
Du soleil qui se lève à la nuit qui commence,
Toujours l'isolement, l'abandon, la prison,
Un soldat rouge au seuil, la mer à l'horizon,
Des rochers nus, des bois affreux, l'ennui, l'espace,
Des voiles s'enfuyant comme l'espoir qui passe,
Toujours le bruit des flots, toujours le bruit des vents !
Adieu, tente de pourpre aux panaches mouvants,
Adieu, le cheval blanc que César éperonne !
Plus de tambours battant aux champs, plus de couronne,
Plus de rois prosternés dans l'ombre avec terreur,
Plus de manteau traînant sur eux, plus d'empereur !
Napoléon était retombé Bonaparte.
Comme un romain blessé par la flèche du Parthe,
Saignant, morne, il songeait à Moscou qui brûla.
Un caporal anglais lui disait : halte-là !
Son fils aux mains des rois ! sa femme aux bras d'un autre !
Plus vil que le pourceau qui dans l'égout se vautre,
Son sénat qui l'avait adoré l'insultait.
Au bord des mers, à l'heure où la bise se tait,
Sur les escarpements croulant en noirs décombres,
Il marchait, seul, rêveur, captif des vagues sombres.
Sur les monts, sur les flots, sur les cieux, triste et fier,
L'œil encore ébloui des batailles d'hier,
Il laissait sa pensée errer à l'aventure.
Grandeur, gloire, ô néant ! calme de la nature !
Les aigles qui passaient ne le connaissaient pas.
Les rois, ses guichetiers, avaient pris un compas
Et l'avaient enfermé dans un cercle inflexible.
Il expirait. La mort de plus en plus visible
Se levait dans sa nuit et croissait à ses yeux
Comme le froid matin d'un jour mystérieux.
Son âme palpitait, déjà presque échappée.
Un jour enfin il mit sur son lit son épée,
Et se coucha près d'elle, et dit : « C'est aujourd'hui »
On jeta le manteau de Marengo sur lui.
Ses batailles du Nil, du Danube, du Tibre,
Se penchaient sur son front, il dit : « Me voici libre !
Je suis vainqueur ! je vois mes aigles accourir ! »
Et, comme il retournait sa tête pour mourir,
Il aperçut, un pied dans la maison déserte,
Hudson Lowe guettant par la porte entrouverte.
Alors, géant broyé sous le talon des rois,
Il cria : « La mesure est comble cette fois !
Seigneur ! c'est maintenant fini ! Dieu que j'implore,
Vous m'avez châtié ! » La voix dit : Pas encore !

Jersey, du 25 au 30 novembre 1852.
J'ai mal dormi. C'est votre faute.
J'ai rêvé que, sur des sommets,
Nous nous promenions côte à côte,
Et vous chantiez, et tu m'aimais.

Mes dix-neuf ans étaient la fête
Qu'en frissonnant je vous offrais ;
Vous étiez belle et j'étais bête
Au fond des bois sombres et frais.

Je m'abandonnais aux ivresse ;
Au-dessus de mon front vivant
Je voyais fuir les molles tresses
De l'aube, du rêve et du vent.

J'étais ébloui, beau, superbe ;
Je voyais des jardins de feu,
Des nids dans l'air, des fleurs dans l'herbe,
Et dans un immense éclair, Dieu.

Mon sang murmurait dans mes tempes
Une chanson que j'entendais ;
Les planètes étaient mes lampes ;
J'étais archange sous un dais.

Car la jeunesse est admirable,
La joie emplit nos seins hardis ;
Et la femme est le divin diable
Qui taquine ce paradis.

Elle tient un fruit qu'elle achève
Et qu'elle mord, ange et tyran ;
Ce qu'on nomme la pomme d'Ève,
Tristes cieux ! c'est le coeur d'Adam.

J'ai toute la nuit eu la fièvre.
Je vous adorais en dormant ;
Le mot amour sur votre lèvre
Faisait un vague flamboiement.

Pareille à la vague où l'oeil plonge,
Votre gorge m'apparaissait
Dans une nudité de songe,
Avec une étoile au corset.

Je voyais vos jupes de soie,
Votre beauté, votre blancheur ;
J'ai jusqu'à l'aube été la proie
De ce rêve mauvais coucheur.

Vous aviez cet air qui m'enchante ;
Vous me quittiez, vous me preniez ;
Vous changiez d'amours, plus méchante
Que les tigres calomniés.

Nos âmes se sont dénouées,
Et moi, de souffrir j'étais las ;
Je me mourais dans des nuées
Où je t'entendais rire, hélas !

Je me réveille, et ma ressource
C'est de ne plus penser à vous,
Madame, et de fermer la source
Des songes sinistres et doux.

Maintenant, calmé, je regarde,
Pour oublier d'être jaloux,
Un tableau qui dans ma mansarde
Suspend Venise à quatre clous.

C'est un cadre ancien qu'illumine,
Sous de grands arbres, jadis verts,
Un soleil d'assez bonne mine
Quoique un peu mangé par les vers.

Le paysage est plein d'amantes,
Et du vieux sourire effacé
De toutes les femmes charmantes
Et cruelles du temps passé.

Sans les éteindre, les années
Ont couvert de molles pâleurs
Les robes vaguement traînées
Dans de la lumière et des fleurs.

Un bateau passe. Il porte un groupe
Où chante un prélat violet ;
L'ombre des branches se découpe
Sur le plafond du tendelet.

À terre, un pâtre, aimé des muses,
Qui n'a que la peau sur les os,
Regarde des choses confuses
Dans le profond ciel, plein d'oiseaux.
Le vieil esprit de nuit, d'ignorance et de haine
Des clous de Jésus-Christ forge à l'homme une chaîne,
Change l'enfant candide et pur en nain vieillot,
Lie au bûcher Jean Huss et Morus au billot,
Frappe de sa férule Horace, et, si Voltaire
Et Rousseau font du bruit en classe, il les fait taire.
Il donne sur les doigts au bon Dieu stupéfait.
Il refroidit les fronts que l'aube réchauffait,
Il insulte le ciel dans la femme, et le nie
Dans l'astre, dans la fleur, dans l'art, dans le génie.
L'éteignoir sur les yeux, la torche au poing, boudeur,
Sournois, pédant, féroce, il aspire l'odeur
De la pensée éteinte et de la chair brûlée.
Il fait mettre à genoux le vieillard Galilée
Sur la terre qui tourne et devant le soleil.
Sur œil qui veut s'ouvrir il verse le sommeil.
Il tient dans ses dents l'âme humaine, et la grignote.
Il inspire Nisard, Veuillot, Planche, Nonotte,
Laisse derrière lui tout cœur mort et glacé,
Et l'herbe ne croît plus où son âne a passé.
Sonnet.


La Grande Ourse, archipel de l'océan sans bords,
Scintillait bien avant qu'elle fût regardée,
Bien avant qu'il errât des pâtres en Chaldée
Et que l'âme anxieuse eût habité les corps ;

D'innombrables vivants contemplent depuis lors
Sa lointaine lueur aveuglément dardée ;
Indifférente aux yeux qui l'auront obsédée,
La Grande Ourse luira sur le dernier des morts.

Tu n'as pas l'air chrétien, le croyant s'en étonne,
Ô figure fatale, exacte et monotone,
Pareille à sept clous d'or plantés sur un drap noir.

Ta précise lenteur et ta froide lumière
Déconcertent la foi : c'est toi qui la première
M'as fait examiner mes prières du soir.
Seule au pied de la tour d'où sort la voix du maître
Dont l'ombre à tout moment au seuil vient apparaître,
Prête à voir en bourreau se changer ton époux,
Pâle et sur le pavé tombée à deux genoux,
Triste Pologne ! hélas ! te voilà onc liée,
Et vaincue, et déjà pour la tombe pliée !
Hélas ! tes blanches mains, à défaut de tes fils,
Pressent sur ta poitrine un sanglant crucifix.
Les baskirs ont marché sur ta robe royale
Où sont encore empreints les clous de leur sandale :
Par instants un voix gronde, on entend le bruit
D'un pas lourd, et l'on voit un sabre qui reluit,
Et toi, serrée au mur qui sous tes pleurs ruisselle,
Levant tes bras meurtris et ton front qui chancelle
Et tes yeux que déjà la mort semble ternir,
Tu dis : France, ma sœur ! ne vois-tu rien venir ?

Le 12 septembre 1835.
Pareil j'égale au soleil que j'adore
L'autre soleil. Celui-là de ses yeux
Enlustre, enflamme, enlumine les cieux,
Et celui-ci toute la terre honore.

L'art, la nature et les astres encore,
Les éléments, les grâces et les dieux
Ont prodigué le parfait de leur mieux
Dans son beau jour qui le nôtre décore.

Heureux, cent fois heureux, si le Destin
N'eut emmuré d'un rempart aimantin
Si chaste cœur dessous si belle face !

Et plus heureux si je n'eusse arraché
Mon cœur de moi pour l'avoir attaché
De clous de feu sur le froid de sa glace !
Sur des livres où rien n'était écrit encore,
Quatre hommes méditaient quand mourut l'homme-Dieu ;
Tournés au nord, au sud, au couchant, à l'aurore,
Ces hommes se nommaient Luc, Jean, Marc et Matthieu.
Pendant que sur leur noir registre
Tombait l'ombre du mont sinistre,
Et qu'ils rêvaient, battus des vents,
On vit, sur la croix qui nous navre ;
Les clous de l'immense cadavre
Grandir et devenir vivants.

Le premier clou devint un aigle à forme étrange,
Le second fut un boeuf, le troisième un lion,
Le quatrième prit la figure d'un ange
Ayant l'éclair pour aile et pour oeil le rayon ;
Puis, s'envolant du haut calvaire,
Ils quittèrent l'arbre sévère,
Ils quittèrent l'affreux chevet,
Et chacun, dans l'ombre où nous sommes,
À l'oreille de ces quatre hommes
Vint raconter ce qu'il savait.

Le 4 avril 1854.
Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes
Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins ?
Comme un tyran gorgé de viande et de vins,
Il s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.

Les sanglots des martyrs et des suppliciés
Sont une symphonie enivrante sans doute,
Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte,
Les cieux ne s'en sont point encore rassasiés !

Ah ! Jésus, souviens-toi du jardin des Olives !
Dans ta simplicité tu priais à genoux
Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous
Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,

Lorsque tu vis cracher sur ta divinité
La crapule du corps de garde et des cuisines,
Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines
Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité ;

Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible
Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang
Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant,
Quand tu fus devant tous posé comme une cible,

Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux
Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse,
Où tu foulais, monté sur une douce ânesse,
Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux,

Où, le coeur tout gonflé d'espoir et de vaillance,
Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras,
Où tu fus maître enfin ? Le remords n'a-t-il pas
Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance ?

- Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D'un monde où l'action n'est pas la soeur du rêve ;
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !
Saint Pierre a renié Jésus... il a bien fait.
Le plus haut attentat que puisse faire un homme,
C'est de lier la France ou de garrotter Rome
C'est, quel que soit le lieu, le pays, la cité,
D'ôter l'âme à chacun, à tous la liberté.

Dans la curie auguste entrer avec l'épée,
Assassiner la loi dans son temple frappée,
Mettre aux fers tout un peuple, est un crime odieux
Que Dieu, calme et rêveur, ne quitte pas des yeux.

Dès que ce grand forfait est commis, point de grâce
La Peine au fond des cieux, lente, mais jamais lasse,
Se met en marche, et vient ; son regard est serein.
Elle tient sous son bras son fouet aux clous d'airain.

Jersey, novembre 1852.
Ah ! vous voulez la lune ? Où ? dans le fond du puits ?
Non ; dans le ciel. Eh bien, essayons. Je ne puis.
Et c'est ainsi toujours. Chers petits, il vous passe
Par l'esprit de vouloir la lune, et dans l'espace
J'étends mes mains, tâchant de prendre au vol Phoebé.
L'adorable hasard d'être aïeul est tombé
Sur ma tête, et m'a fait une douce fêlure.
Je sens en vous voyant que le sort put m'exclure
Du bonheur, sans m'avoir tout à fait abattu.
Mais causons. Voyez-vous, vois-tu, Georges, vois-tu,
Jeanne ? Dieu nous connaît, et sait ce qu'ose faire
Un aïeul, car il est lui-même un peu grand-père ;
Le bon Dieu, qui toujours contre nous se défend,
Craint ceci : le vieillard qui veut plaire à l'enfant ;
Il sait que c'est ma loi qui sort de votre bouche,
Et que j'obéirais ; il ne veut pas qu'on touche
Aux étoiles, et c'est pour en être bien sûr
Qu'il les accroche aux clous les plus hauts de l'azur.

— The End —