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I.

Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles !
C'est le destin. Il faut une proie au trépas.
Il faut que l'herbe tombe au tranchant des faucilles ;
Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles
Foulent des roses sous leurs pas.

Il faut que l'eau s'épuise à courir les vallées ;
Il faut que l'éclair brille, et brille peu d'instants,
Il faut qu'avril jaloux brûle de ses gelées
Le beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées,
Neige odorante du printemps.

Oui, c'est la vie. Après le jour, la nuit livide.
Après tout, le réveil, infernal ou divin.
Autour du grand banquet siège une foule avide ;
Mais bien des conviés laissent leur place vide.
Et se lèvent avant la fin.

II.

Que j'en ai vu mourir ! - L'une était rose et blanche ;
L'autre semblait ouïr de célestes accords ;
L'autre, faible, appuyait d'un bras son front qui penche,
Et, comme en s'envolant l'oiseau courbe la branche,
Son âme avait brisé son corps.

Une, pâle, égarée, en proie au noir délire,
Disait tout bas un nom dont nul ne se souvient ;
Une s'évanouit, comme un chant sur la lyre ;
Une autre en expirant avait le doux sourire
D'un jeune ange qui s'en revient.

Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées !
Alcyions engloutis avec leurs nids flottants !
Colombes, que le ciel au monde avait données !
Qui, de grâce, et d'enfance, et d'amour couronnées,
Comptaient leurs ans par les printemps !

Quoi, mortes ! quoi, déjà, sous la pierre couchées !
Quoi ! tant d'êtres charmants sans regard et sans voix !
Tant de flambeaux éteints ! tant de fleurs arrachées !...
Oh ! laissez-moi fouler les feuilles desséchées,
Et m'égarer au fond des bois !

Deux fantômes ! c'est là, quand je rêve dans l'ombre,
Qu'ils viennent tour à tour m'entendre et me parler.
Un jour douteux me montre et me cache leur nombre.
A travers les rameaux et le feuillage sombre
Je vois leurs yeux étinceler.

Mon âme est une sœur pour ces ombres si belles.
La vie et le tombeau pour nous n'ont plus de loi.
Tantôt j'aide leurs pas, tantôt je prends leurs ailes.
Vision ineffable où je suis mort comme elles,
Elles, vivantes comme moi !

Elles prêtent leur forme à toutes mes pensées.
Je les vois ! je les vois ! Elles me disent : Viens !
Puis autour d'un tombeau dansent entrelacées ;
Puis s'en vont lentement, par degrés éclipsées.
Alors je songe et me souviens...

III.

Une surtout. - Un ange, une jeune espagnole !
Blanches mains, sein gonflé de soupirs innocents,
Un œil noir, où luisaient des regards de créole,
Et ce charme inconnu, cette fraîche auréole
Qui couronne un front de quinze ans !

Non, ce n'est point d'amour qu'elle est morte : pour elle,
L'amour n'avait encor ni plaisirs ni combats ;
Rien ne faisait encor battre son cœur rebelle ;
Quand tous en la voyant s'écriaient : Qu'elle est belle !
Nul ne le lui disait tout bas.

Elle aimait trop le bal, c'est ce qui l'a tuée.
Le bal éblouissant ! le bal délicieux !
Sa cendre encor frémit, doucement remuée,
Quand, dans la nuit sereine, une blanche nuée
Danse autour du croissant des cieux.

Elle aimait trop le bal. - Quand venait une fête,
Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait,
Et femmes, musiciens, danseurs que rien n'arrête,
Venaient, dans son sommeil, troublant sa jeune tête,
Rire et bruire à son chevet.

Puis c'étaient des bijoux, des colliers, des merveilles !
Des ceintures de moire aux ondoyants reflets ;
Des tissus plus légers que des ailes d'abeilles ;
Des festons, des rubans, à remplir des corbeilles ;
Des fleurs, à payer un palais !

La fête commencée, avec ses sœurs rieuses
Elle accourait, froissant l'éventail sous ses doigts,
Puis s'asseyait parmi les écharpes soyeuses,
Et son cœur éclatait en fanfares joyeuses,
Avec l'orchestre aux mille voix.

C'était plaisir de voir danser la jeune fille !
Sa basquine agitait ses paillettes d'azur ;
Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille.
Telle une double étoile au front des nuits scintille
Sous les plis d'un nuage obscur.

Tout en elle était danse, et rire, et folle joie.
Enfant ! - Nous l'admirions dans nos tristes loisirs ;
Car ce n'est point au bal que le cœur se déploie,
La centre y vole autour des tuniques de soie,
L'ennui sombre autour des plaisirs.

Mais elle, par la valse ou la ronde emportée,
Volait, et revenait, et ne respirait pas,
Et s'enivrait des sons de la flûte vantée,
Des fleurs, des lustres d'or, de la fête enchantée,
Du bruit des vois, du bruit des pas.

Quel bonheur de bondir, éperdue, en la foule,
De sentir par le bal ses sens multipliés,
Et de ne pas savoir si dans la nue on roule,
Si l'on chasse en fuyant la terre, ou si l'on foule
Un flot tournoyant sous ses pieds !

Mais hélas ! il fallait, quand l'aube était venue,
Partir, attendre au seuil le manteau de satin.
C'est alors que souvent la danseuse ingénue
Sentit en frissonnant sur son épaule nue
Glisser le souffle du matin.

Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre !
Adieu parure, et danse, et rires enfantins !
Aux chansons succédait la toux opiniâtre,
Au plaisir rose et frais la fièvre au teint bleuâtre,
Aux yeux brillants les yeux éteints.

IV.

Elle est morte. - A quinze ans, belle, heureuse, adorée !
Morte au sortir d'un bal qui nous mit tous en deuil.
Morte, hélas ! et des bras d'une mère égarée
La mort aux froides mains la prit toute parée,
Pour l'endormir dans le cercueil.

Pour danser d'autres bals elle était encor prête,
Tant la mort fut pressée à prendre un corps si beau !
Et ces roses d'un jour qui couronnaient sa tête,
Qui s'épanouissaient la veille en une fête,
Se fanèrent dans un tombeau.

V.

Sa pauvre mère ! - hélas ! de son sort ignorante,
Avoir mis tant d'amour sur ce frêle roseau,
Et si longtemps veillé son enfance souffrante,
Et passé tant de nuits à l'endormir pleurante
Toute petite en son berceau !

A quoi bon ? - Maintenant la jeune trépassée,
Sous le plomb du cercueil, livide, en proie au ver,
Dort ; et si, dans la tombe où nous l'avons laissée,
Quelque fête des morts la réveille glacée,
Par une belle nuit d'hiver,

Un spectre au rire affreux à sa morne toilette
Préside au lieu de mère, et lui dit : Il est temps !
Et, glaçant d'un baiser sa lèvre violette,
Passe les doigts noueux de sa main de squelette
Sous ses cheveux longs et flottants.

Puis, tremblante, il la mène à la danse fatale,
Au chœur aérien dans l'ombre voltigeant ;
Et sur l'horizon gris la lune est large et pâle,
Et l'arc-en-ciel des nuits teint d'un reflet d'opale
Le nuage aux franges d'argent.

VI.

Vous toutes qu'à ses jeux le bal riant convie,
Pensez à l'espagnole éteinte sans retour,
Jeunes filles ! Joyeuse, et d'une main ravie,
Elle allait moissonnant les roses de la vie,
Beauté, plaisir, jeunesse, amour !

La pauvre enfant, de fête en fête promenée,
De ce bouquet charmant arrangeait les couleurs ;
Mais qu'elle a passé vite, hélas ! l'infortunée !
Ainsi qu'Ophélia par le fleuve entraînée,
Elle est morte en cueillant des fleurs !

Avril 1828.
J'entrai dernièrement dans une vieille église ;

La nef était déserte, et sur la dalle grise,

Les feux du soir, passant par les vitraux dorés,

Voltigeaient et dansaient, ardemment colorés.

Comme je m'en allais, visitant les chapelles,

Avec tous leurs festons et toutes leurs dentelles,

Dans un coin du jubé j'aperçus un tableau

Représentant un Christ qui me parut très-beau.

On y voyait saint Jean, Madeleine et la Vierge ;

Leurs chairs, d'un ton pareil à la cire de cierge,

Les faisaient ressembler, sur le fond sombre et noir,

A ces fantômes blancs qui se dressent le soir,

Et vont croisant les bras sous leurs draps mortuaires ;

Leurs robes à plis droits, ainsi que des suaires,

S'allongeaient tout d'un jet de leur nuque à leurs pieds ;

Ainsi faits, l'on eût dit qu'ils fussent copiés

Dans le campo-Santo sur quelque fresque antique,

D'un vieux maître Pisan, artiste catholique,

Tant l'on voyait reluire autour de leur beauté,

Le nimbe rayonnant de la mysticité,

Et tant l'on respirait dans leur humble attitude,

Les parfums onctueux de la béatitude.


Sans doute que c'était l'œuvre d'un Allemand,

D'un élève d'Holbein, mort bien obscurément,

A vingt ans, de misère et de mélancolie,

Dans quelque bourg de Flandre, au retour d'Italie ;

Car ses têtes semblaient, avec leur blanche chair,

Un rêve de soleil par une nuit d'hiver.


Je restai bien longtemps dans la même posture,

Pensif, à contempler cette pâle peinture ;

Je regardais le Christ sur son infâme bois,

Pour embrasser le monde, ouvrant les bras en croix ;

Ses pieds meurtris et bleus et ses deux mains clouées,

Ses chairs, par les bourreaux, à coups de fouets trouées,

La blessure livide et béante à son flanc ;

Son front d'ivoire où perle une sueur de sang ;

Son corps blafard, rayé par des lignes vermeilles,

Me faisaient naître au cœur des pitiés nonpareilles,

Et mes yeux débordaient en des ruisseaux de pleurs,

Comme dut en verser la Mère de Douleurs.

Dans l'outremer du ciel les chérubins fidèles,

Se lamentaient en chœur, la face sous leurs ailes,

Et l'un d'eux recueillait, un ciboire à la main,

Le pur-sang de la plaie où boit le genre humain ;

La sainte vierge, au bas, regardait : pauvre mère

Son divin fils en proie à l'agonie amère ;

Madeleine et saint Jean, sous les bras de la croix

Mornes, échevelés, sans soupirs et sans voix,

Plus dégoutants de pleurs qu'après la pluie un arbre,

Étaient debout, pareils à des piliers de marbre.


C'était, certes, un spectacle à faire réfléchir,

Et je sentis mon cou, comme un roseau, fléchir

Sous le vent que faisait l'aile de ma pensée,

Avec le chant du soir, vers le ciel élancée.

Je croisai gravement mes deux bras sur mon sein,

Et je pris mon menton dans le creux de ma main,

Et je me dis : « O Christ ! Tes douleurs sont trop vives ;

Après ton agonie au jardin des Olives,

Il fallait remonter près de ton père, au ciel,

Et nous laisser à nous l'éponge avec le fiel ;

Les clous percent ta chair, et les fleurons d'épines

Entrent profondément dans tes tempes divines.

Tu vas mourir, toi, Dieu, comme un homme. La mort

Recule épouvantée à ce sublime effort ;

Elle a peur de sa proie, elle hésite à la prendre,

Sachant qu'après trois jours il la lui faudra rendre,

Et qu'un ange viendra, qui, radieux et beau,

Lèvera de ses mains la pierre du tombeau ;

Mais tu n'en as pas moins souffert ton agonie,

Adorable victime entre toutes bénie ;

Mais tu n'en a pas moins avec les deux voleurs,

Étendu tes deux bras sur l'arbre de douleurs.


Ô rigoureux destin ! Une pareille vie,

D'une pareille mort si promptement suivie !

Pour tant de maux soufferts, tant d'absinthe et de fiel,

Où donc est le bonheur, le vin doux et le miel ?

La parole d'amour pour compenser l'injure,

Et la bouche qui donne un baiser par blessure ?

Dieu lui-même a besoin quand il est blasphémé,

Pour nous bénir encore de se sentir aimé,

Et tu n'as pas, Jésus, traversé cette terre,

N'ayant jamais pressé sur ton cœur solitaire

Un cœur sincère et pur, et fait ce long chemin

Sans avoir une épaule où reposer ta main,

Sans une âme choisie où répandre avec flamme

Tous les trésors d'amour enfermés dans ton âme.


Ne vous alarmez pas, esprits religieux,

Car l'inspiration descend toujours des cieux,

Et mon ange gardien, quand vint cette pensée,

De son bouclier d'or ne l'a pas repoussée.

C'est l'heure de l'extase où Dieu se laisse voir,

L'Angélus éploré tinte aux cloches du soir ;

Comme aux bras de l'amant, une vierge pâmée,

L'encensoir d'or exhale une haleine embaumée ;

La voix du jour s'éteint, les reflets des vitraux,

Comme des feux follets, passent sur les tombeaux,

Et l'on entend courir, sous les ogives frêles,

Un bruit confus de voix et de battements d'ailes ;

La foi descend des cieux avec l'obscurité ;

L'orgue vibre ; l'écho répond : Eternité !

Et la blanche statue, en sa couche de pierre,

Rapproche ses deux mains et se met en prière.

Comme un captif, brisant les portes du cachot,

L'âme du corps s'échappe et s'élance si haut,

Qu'elle heurte, en son vol, au détour d'un nuage,

L'étoile échevelée et l'archange en voyage ;

Tandis que la raison, avec son pied boiteux,

La regarde d'en-bas se perdre dans les cieux.

C'est à cette heure-là que les divins poètes,

Sentent grandir leur front et deviennent prophètes.


Ô mystère d'amour ! Ô mystère profond !

Abîme inexplicable où l'esprit se confond ;

Qui de nous osera, philosophe ou poète,

Dans cette sombre nuit plonger avant la tête ?

Quelle langue assez haute et quel cœur assez pur,

Pour chanter dignement tout ce poème obscur ?

Qui donc écartera l'aile blanche et dorée,

Dont un ange abritait cette amour ignorée ?

Qui nous dira le nom de cette autre Éloa ?

Et quelle âme, ô Jésus, à t'aimer se voua ?


Murs de Jérusalem, vénérables décombres,

Vous qui les avez vus et couverts de vos ombres,

Ô palmiers du Carmel ! Ô cèdres du Liban !

Apprenez-nous qui donc il aimait mieux que Jean ?

Si vos troncs vermoulus et si vos tours minées,

Dans leur écho fidèle, ont, depuis tant d'années,

Parmi les souvenirs des choses d'autrefois,

Conservé leur mémoire et le son de leur voix ;

Parlez et dites-nous, ô forêts ! ô ruines !

Tout ce que vous savez de ces amours divines !

Dites quels purs éclairs dans leurs yeux reluisaient,

Et quels soupirs ardents de leurs cœurs s'élançaient !

Et toi, Jourdain, réponds, sous les berceaux de palmes,

Quand la lune trempait ses pieds dans tes eaux calmes,

Et que le ciel semait sa face de plus d'yeux,

Que n'en traîne après lui le paon tout radieux ;

Ne les as-tu pas vus sur les fleurs et les mousses,

Glisser en se parlant avec des voix plus douces

Que les roucoulements des colombes de mai,

Que le premier aveu de celle que j'aimai ;

Et dans un pur baiser, symbole du mystère,

Unir la terre au ciel et le ciel à la terre.


Les échos sont muets, et le flot du Jourdain

Murmure sans répondre et passe avec dédain ;

Les morts de Josaphat, troublés dans leur silence,

Se tournent sur leur couche, et le vent frais balance

Au milieu des parfums dans les bras du palmier,

Le chant du rossignol et le nid du ramier.


Frère, mais voyez donc comme la Madeleine

Laisse sur son col blanc couler à flots d'ébène

Ses longs cheveux en pleurs, et comme ses beaux yeux,

Mélancoliquement, se tournent vers les cieux !

Qu'elle est belle ! Jamais, depuis Ève la blonde,

Une telle beauté n'apparut sur le monde ;

Son front est si charmant, son regard est si doux,

Que l'ange qui la garde, amoureux et jaloux,

Quand le désir craintif rôde et s'approche d'elle,

Fait luire son épée et le chasse à coups d'aile.


Ô pâle fleur d'amour éclose au paradis !

Qui répands tes parfums dans nos déserts maudits,

Comment donc as-tu fait, ô fleur ! Pour qu'il te reste

Une couleur si fraîche, une odeur si céleste ?

Comment donc as-tu fait, pauvre sœur du ramier,

Pour te conserver pure au cœur de ce bourbier ?

Quel miracle du ciel, sainte prostituée,

Que ton cœur, cette mer, si souvent remuée,

Des coquilles du bord et du limon impur,

N'ait pas, dans l'ouragan, souillé ses flots d'azur,

Et qu'on ait toujours vu sous leur manteau limpide,

La perle blanche au fond de ton âme candide !

C'est que tout cœur aimant est réhabilité,

Qu'il vous vient une autre âme et que la pureté

Qui remontait au ciel redescend et l'embrasse,

comme à sa sœur coupable une sœur qui fait grâce ;

C'est qu'aimer c'est pleurer, c'est croire, c'est prier ;

C'est que l'amour est saint et peut tout expier.


Mon grand peintre ignoré, sans en savoir les causes,

Dans ton sublime instinct tu comprenais ces choses,

Tu fis de ses yeux noirs ruisseler plus de pleurs ;

Tu gonflas son beau sein de plus hautes douleurs ;

La voyant si coupable et prenant pitié d'elle,

Pour qu'on lui pardonnât, tu l'as faite plus belle,

Et ton pinceau pieux, sur le divin contour,

A promené longtemps ses baisers pleins d'amour ;

Elle est plus belle encore que la vierge Marie,

Et le prêtre, à genoux, qui soupire et qui prie,

Dans sa pieuse extase, hésite entre les deux,

Et ne sait pas laquelle est la reine des cieux.


Ô sainte pécheresse ! Ô grande repentante !

Madeleine, c'est toi que j'eusse pour amante

Dans mes rêves choisie, et toute la beauté,

Tout le rayonnement de la virginité,

Montrant sur son front blanc la blancheur de son âme,

Ne sauraient m'émouvoir, ô femme vraiment femme,

Comme font tes soupirs et les pleurs de tes yeux,

Ineffable rosée à faire envie aux cieux !

Jamais lis de Saron, divine courtisane,

Mirant aux eaux des lacs sa robe diaphane,

N'eut un plus pur éclat ni de plus doux parfums ;

Ton beau front inondé de tes longs cheveux bruns,

Laisse voir, au travers de ta peau transparente,

Le rêve de ton âme et ta pensée errante,

Comme un globe d'albâtre éclairé par dedans !

Ton œil est un foyer dont les rayons ardents

Sous la cendre des cœurs ressuscitent les flammes ;

O la plus amoureuse entre toutes les femmes !

Les séraphins du ciel à peine ont dans le cœur,

Plus d'extase divine et de sainte langueur ;

Et tu pourrais couvrir de ton amour profonde,

Comme d'un manteau d'or la nudité du monde !

Toi seule sais aimer, comme il faut qu'il le soit,

Celui qui t'a marquée au front avec le doigt,

Celui dont tu baignais les pieds de myrrhe pure,

Et qui pour s'essuyer avait ta chevelure ;

Celui qui t'apparut au jardin, pâle encore

D'avoir dormi sa nuit dans le lit de la mort ;

Et, pour te consoler, voulut que la première

Tu le visses rempli de gloire et de lumière.


En faisant ce tableau, Raphaël inconnu,

N'est-ce pas ? Ce penser comme à moi t'est venu,

Et que ta rêverie a sondé ce mystère,

Que je voudrais pouvoir à la fois dire et taire ?

Ô poètes ! Allez prier à cet autel,

A l'heure où le jour baisse, à l'instant solennel,

Quand d'un brouillard d'encens la nef est toute pleine.

Regardez le Jésus et puis la Madeleine ;

Plongez-vous dans votre âme et rêvez au doux bruit

Que font en s'éployant les ailes de la nuit ;

Peut-être un chérubin détaché de la toile,

A vos yeux, un moment, soulèvera le voile,

Et dans un long soupir l'orgue murmurera

L'ineffable secret que ma bouche taira.
Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
Me prirent : "Tu veux voir rutiler les bolides ?
Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?

"Par des farces de nuit ton front est épié,
Ô juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
La bouche dans ton drap doucement expié ;
Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
Dis : Frère, va plus ****, je suis estropié !"

Et le juste restait debout, dans l'épouvante
Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
"Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
Ô Vieillard ? Pèlerin sacré ! barde d'Armor !
Pleureur des Oliviers ! main que la pitié gante !

"Barbe de la famille et poing de la cité,
Croyant très doux : ô coeur tombé dans les calices,
Majestés et vertus, amour et cécité,
Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !

"Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
Je suis maudit, tu sais ! je suis soûl, fou, livide,
Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
Juste ! je ne veux rien à ton cerveau torpide.

"C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
Reniflent dans la nuit comme des cétacés,
Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
Sur d'effroyables becs-de-cane fracassés !

"Et c'est toi l'oeil de Dieu ! le lâche ! Quand les plantes
Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes !"

J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
- Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui,

Cependant que silencieux sous les pilastres
D'azur, allongeant les comètes et les noeuds
D'univers, remuement énorme sans désastres,
L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
Et de sa drague en feu laisse filer les astres !

Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
Comme le sucre sur la denture gâtée.
- Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.

Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
- J'exècre tous ces yeux de Chinois à bedaines,
Puis qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !
Voici le trou, voici l'échelle. Descendez.
Tandis qu'au corps de garde en face on joue aux dés
En riant sous le nez des matrones bourrues,
Laissez le crieur rauque, assourdissant les rues,
Proclamer le numide ou le dace aux abois,
Et, groupés sous l'auvent des échoppes de bois,
Les savetiers romains et les marchandes d'herbes
De la Minerve étrusque échanger les proverbes ;
Descendez.

Vous voilà dans un lieu monstrueux.
Enfer d'ombre et de boue aux porches tortueux,
Où les murs ont la lèpre, où, parmi les pustules,
Glissent les scorpions mêlés aux tarentules.
Morne abîme !

Au-dessus de ce plafond fangeux,
Dans les cieux, dans le cirque immense et plein de jeux,
Sur les pavés sabins, dallages centenaires,
Roulent les chars, les bruits, les vents et les tonnerres ;
Le peuple gronde ou rit dans le forum sacré ;
Le navire d'Ostie au port est amarré,
L'arc triomphal rayonne, et sur la borne agraire
Tettent, nus et divins, Rémus avec son frère
Romulus, louveteaux de la louve d'airain ;
Non ****, le fleuve Tibre épand son flot serein,
Et la vache au flanc roux y vient boire, et les buffles
Laissent en fils d'argent l'eau tomber de leurs mufles.

Le hideux souterrain s'étend dans tous les sens ;
Il ouvre par endroits sous les pieds des passants
Ses soupiraux infects et flairés par les truies ;
Cette cave se change en fleuve au temps des pluies
Vers midi, tout au bord du soupirail vermeil,
Les durs barreaux de fer découpent le soleil,
Et le mur apparaît semblable au dos des zèbres
Tout le reste est miasme, obscurité, ténèbres
Par places le pavé, comme chez les tueurs,
Paraît sanglant ; la pierre a d'affreuses sueurs
Ici l'oubli, la peste et la nuit font leurs œuvres
Le rat heurte en courant la taupe ; les couleuvres
Serpentent sur le mur comme de noirs éclairs ;
Les tessons, les haillons, les piliers aux pieds verts,
Les reptiles laissant des traces de salives,
La toile d'araignée accrochée aux solives,
Des mares dans les coins, effroyables miroirs,
Où nagent on ne sait quels êtres lents et noirs,
Font un fourmillement horrible dans ces ombres.
La vieille hydre chaos rampe sous ces décombres.
On voit des animaux accroupis et mangeant ;
La moisissure rose aux écailles d'argent
Fait sur l'obscur bourbier luire ses mosaïques
L'odeur du lieu mettrait en fuite des stoïques
Le sol partout se creuse en gouffres empestés
Et les chauves-souris volent de tous côtés
Comme au milieu des fleurs s'ébattent les colombes.
On croit, dans cette brume et dans ces catacombes,
Entendre bougonner la mégère Atropos ;
Le pied sent dans la nuit le dos mou des crapauds ;
L'eau pleure ; par moments quelque escalier livide
Plonge lugubrement ses marches dans le vide.
Tout est fétide, informe, abject, terrible à voir.
Le charnier, le gibet, le ruisseau, le lavoir,
Les vieux parfums rancis dans les fioles persanes,
Le lavabo vidé des pâles courtisanes,
L'eau lustrale épandue aux pieds des dieux menteurs,
Le sang des confesseurs et des gladiateurs,
Les meurtres, les festins, les luxures hardies,
Le chaudron renversé des noires Canidies,
Ce que Trimalcion ***** sur le chemin,
Tous les vices de Rome, égout du genre humain,
Suintent, comme en un crible, à travers cette voûte,
Et l'immonde univers y filtre goutte à goutte.
Là-haut, on vit, on teint ses lèvres de carmin,
On a le lierre au front et la coupe à la main,
Le peuple sous les fleurs cache sa plaie impure
Et chante ; et c'est ici que l'ulcère suppure.
Ceci, c'est le cloaque, effrayant, vil, glacé.
Et Rome tout entière avec tout son passé,
Joyeuse, souveraine, esclave, criminelle,
Dans ce marais sans fond croupit, fange éternelle.
C'est le noir rendez-vous de l'immense néant ;
Toute ordure aboutit à ce gouffre béant ;
La vieille au chef branlant qui gronde et qui soupire
Y vide son panier, et le monde l'empire.
L'horreur emplit cet antre, infâme vision.
Toute l'impureté de la création
Tombe et vient échouer sur cette sombre rive.
Au fond, on entrevoit, dans une ombre où n'arrive
Pas un reflet de jour, pas un souffle de vent,
Quelque chose d'affreux qui fut jadis vivant,
Des mâchoires, des yeux, des ventres, des entrailles,
Des carcasses qui font des taches aux murailles
On approche, et longtemps on reste l'œil fixé
Sur ce tas monstrueux, dans la bourbe enfoncé,
Jeté là par un trou redouté des ivrognes,
Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes
Ont une forme encor visible en leurs débris,
Et sont des chiens crevés ou des césars pourris.

Jersey, le 30 avril 1853.
Œil pour œil ! Dent pour dent ! Tête pour tête ! A mort !
Justice ! L'échafaud vaut mieux que le remord.
Talion ! talion !

- Silence aux cris sauvages !
Non ! assez de malheur, de meurtre et de ravages !
Assez d'égorgements ! assez de deuil ! assez
De fantômes sans tête et d'affreux trépassés !
Assez de visions funèbres dans la brume !
Assez de doigts hideux, montrant le sang qui fume,
Noirs, et comptant les trous des linceuls dans la nuit !
Pas de suppliciés dont le cri nous poursuit !
Pas de spectres jetant leur ombre sur nos têtes !
Nous sommes ruisselants de toutes les tempêtes ;
Il n'est plus qu'un devoir et qu'une vérité,
C'est, après tant d'angoisse et de calamité.
Homme, d'ouvrir son cœur, oiseau, d'ouvrir son aile
Vers ce ciel que remplit la grande âme éternelle !
Le peuple, que les rois broyaient sous leurs talons.
Est la pierre promise au temple, et nous voulons
Que la pierre bâtisse et non qu'elle lapide !
Pas de sang ! pas de mort ! C'est un reflux stupide
Que la férocité sur la férocité.
Un pilier d'échafaud soutient mal la cité.
Tu veux faire mourir ! Moi je veux faire naître !
Je mure le sépulcre et j'ouvre la fenêtre.
Dieu n'a pas fait le sang, à l'amour réservé.
Pour qu'on le donne à boire aux fentes du pavé.
S'agit-il d'égorger ? Peuples, il s'agit d'être.
Quoi ! tu veux te venger, passant ? de qui ? du maître ?
Si tu ne vaux pas mieux, que viens-tu faire ici ?
Tout mystère où l'on jette un meurtre est obscurci ;
L'énigme ensanglantée est plus âpre à résoudre ;
L'ombre s'ouvre terrible après le coup de foudre ;
Tuer n'est pas créer, et l'on se tromperait
Si l'on croyait que tout finit au couperet ;
C'est là qu'inattendue, impénétrable, immense.
Pleine d'éclairs subits, la question commence ;
C'est du bien et du mal ; mais le mal est plus grand.
Satan rit à travers l'échafaud transparent.
Le bourreau, quel qu'il soit, a le pied dans l'abîme ;
Quoi qu'elle fasse, hélas ! la hache fait un crime ;
Une lugubre nuit fume sur ce tranchant ;
Quand il vient de tuer, comme, en s'en approchant.
On frémit de le voir tout ruisselant, et comme
On sent qu'il a frappé dans l'ombre plus qu'un homme
Sitôt qu'a disparu le coupable immolé.
Hors du panier tragique où la tête a roulé.
Le principe innocent, divin, inviolable.
Avec son regard d'astre à l'aurore semblable.
Se dresse, spectre auguste, un cercle rouge au cou.
L'homme est impitoyable, hélas, sans savoir où.
Comment ne voit-il pas qu'il vit dans un problème.
Que l'homme est solidaire avec ses monstres même.
Et qu'il ne peut tuer autre chose qu'Abel !
Lorsqu'une tête tombe, on sent trembler le ciel.
Décapitez Néron, cette hyène insensée,
La vie universelle est dans Néron blessée ;
Faites monter Tibère à l'échafaud demain,
Tibère saignera le sang du genre humain.
Nous sommes tous mêlés à ce que fait la Grève ;
Quand un homme, en public, nous voyant comme un rêve.
Meurt, implorant en vain nos lâches abandons.
Ce meurtre est notre meurtre et nous en répondons ;
C'est avec un morceau de notre insouciance.
C'est avec un haillon de notre conscience.
Avec notre âme à tous, que l'exécuteur las
Essuie en s'en allant son hideux coutelas.
L'homme peut oublier ; les choses importunes
S'effacent dans l'éclat ondoyant des fortunes ;
Le passé, l'avenir, se voilent par moments ;
Les festins, les flambeaux, les feux, les diamants.
L'illumination triomphale des fêtes.
Peuvent éclipser l'ombre énorme des prophètes ;
Autour des grands bassins, au bord des claires eaux.
Les enfants radieux peuvent aux cris d'oiseaux
Mêler le bruit confus de leurs lèvres fleuries.
Et, dans le Luxembourg ou dans les Tuileries,
Devant les vieux héros de marbre aux poings crispés.
Danser, rire et chanter : les lauriers sont coupés !
La Courtille au front bas peut noyer dans les verres
Le souvenir des jours illustres et sévères ;
La valse peut ravir, éblouir, enivrer
Des femmes de satin, heureuses de livrer
Le plus de nudité possible aux yeux de flamme ;
L'***** peut murmurer son chaste épithalame ;
Le bal masqué, lascif, paré, bruyant, charmant,
Peut allumer sa torche et bondir follement.
Goule au linceul joyeux, larve en fleurs, spectre rose ;
Mais, quel que soit le temps, quelle que soit la cause.
C'est toujours une nuit funeste au peuple entier
Que celle où, conduisant un prêtre, un guichetier
Fouille au trousseau de clefs qui pend à sa ceinture
Pour aller, sur le lit de fièvre et de torture,
Réveiller avant l'heure un pauvre homme endormi,
Tandis que, sur la Grève, entrevus à demi.
Sous les coups de marteau qui font fuir la chouette.
D'effrayants madriers dressent leur silhouette.
Rougis par la lanterne horrible du bourreau.
Le vieux glaive du juge a la nuit pour fourreau.
Le tribunal ne peut de ce fourreau livide
Tirer que la douleur, l'anxiété, le vide,
Le néant, le remords, l'ignorance et l'effroi.

Qu'il frappe au nom du peuple ou venge au nom du roi.
Justice ! dites-vous. - Qu'appelez-vous justice ?
Qu'on s'entr'aide, qu'on soit des frères, qu'on vêtisse
Ceux qui sont nus, qu'on donne à tous le pain sacré.
Qu'on brise l'affreux bagne où le pauvre est muré,
Mais qu'on ne touche point à la balance sombre !
Le sépulcre où, pensif, l'homme naufrage et sombre.
Au delà d'aujourd'hui, de demain, des saisons.
Des jours, du flamboiement de nos vains horizons,
Et des chimères, proie et fruit de notre étude,
A son ciel plein d'aurore et fait de certitude ;
La justice en est l'astre immuable et lointain.
Notre justice à nous, comme notre destin.
Est tâtonnement, trouble, erreur, nuage, doute ;
Martyr, je m'applaudis ; juge, je me redoute ;
L'infaillible, est-ce moi, dis ? est-ce toi ? réponds.
Vous criez : - Nos douleurs sont notre droit. Frappons.
Nous sommes trop en butte au sort qui nous accable.
Nous sommes trop frappés d'un mal inexplicable.
Nous avons trop de deuils, trop de jougs, trop d'hivers.
Nous sommes trop souffrants, dans nos destins divers.
Tous, les grands, les petits, les obscurs, les célèbres.
Pour ne pas condamner quelqu'un dans nos ténèbres. -
Puisque vous ne voyez rien de clair dans le sort.
Ne vous hâtez pas trop d'en conclure la mort.
Fût-ce la mort d'un roi, d'un maître et d'un despote ;
Dans la brume insondable où tout saigne et sanglote,
Ne vous hâtez pas trop de prendre vos malheurs.
Vos jours sans feu, vos jours sans pain, vos cris, vos pleurs.
Et ce deuil qui sur vous et votre race tombe.
Pour les faire servir à construire une tombe.
Quel pas aurez-vous fait pour avoir ajouté
A votre obscur destin, ombre et fatalité.
Cette autre obscurité que vous nommez justice ?
Faire de l'échafaud, menaçante bâtisse.
Un autel à bénir le progrès nouveau-né,
Ô vivants, c'est démence ; et qu'aurez-vous gagné
Quand, d'un culte de mort lamentables ministres.
Vous aurez marié ces infirmes sinistres,
La justice boiteuse et l'aveugle anankè ?
Le glaive toujours cherche un but toujours manqué ;
La palme, cette flamme aux fleurs étincelantes,
Faite d'azur, frémit devant des mains sanglantes.
Et recule et s'enfuit, sensitive des cieux !
La colère assouvie a le front soucieux.
Quant à moi, tu le sais, nuit calme où je respire,
J'aurais là, sous mes pieds, mon ennemi, le pire,
Caïn juge, Judas pontife, Satan roi.
Que j'ouvrirais ma porte et dirais : Sauve-toi !

Non, l'élargissement des mornes cimetières
N'est pas le but. Marchons, reculons les frontières
De la vie ! Ô mon siècle, allons toujours plus haut !
Grandissons !

Qu'est-ce donc qu'il nous veut, l'échafaud.
Cette charpente spectre accoutumée aux foules.
Cet îlot noir qu'assiège et que bat de ses houles
La multitude aux flots inquiets et mouvants.
Ce sépulcre qui vient attaquer les vivants,
Et qui, sur les palais ainsi que sur les bouges.
Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges ?
Mystère qui se livre aux carrefours, morceau
De la tombe qui vient tremper dans le ruisseau,
Bravant le jour, le bruit, les cris ; bière effrontée
Qui, féroce, cynique et lâche, semble athée !
Ô spectacle exécré dans les plus repoussants.
Une mort qui se fait coudoyer aux passants,
Qui permet qu'un crieur hors de l'ombre la tire !
Une mort qui n'a pas l'épouvante du rire.
Dévoilant l'escalier qui dans la nuit descend,
Disant : voyez ! marchant dans la rue, et laissant
La boue éclabousser son linceul semé d'astres ;
Qui, sur un tréteau, montre entre deux vils pilastres
Son horreur, son front noir, son œil de basilic ;
Qui consent à venir travailler en public,
Et qui, prostituée, accepte, sur les places,
La familiarité des fauves populaces !

Ô vivant du tombeau, vivant de l'infini,
Jéhovah ! Dieu, clarté, rayon jamais terni.
Pour faire de la mort, de la nuit, des ténèbres,
Ils ont mis ton triangle entre deux pieux funèbres ;
Et leur foule, qui voit resplendir ta lueur.
Ne sent pas à son front poindre une âpre sueur.
Et l'horreur n'étreint pas ce noir peuple unanime.
Quand ils font, pour punir ce qu'ils ont nommé crime.
Au nom de ce qu'ils ont appelé vérité.
Sur la vie, o terreur, tomber l'éternité !
Mon rêve le plus cher et le plus caressé,

Le seul qui rit encore à mon cœur oppressé,

C'est de m'ensevelir au fond d'une chartreuse,

Dans une solitude inabordable, affreuse ;

****, bien ****, tout là-bas, dans quelque Sierra

Bien sauvage, où jamais voix d'homme ne vibra,

Dans la forêt de pins, parmi les âpres roches,

Où n'arrive pas même un bruit lointain de cloches ;

Dans quelque Thébaïde, aux lieux les moins hantés,

Comme en cherchaient les saints pour leurs austérités ;

Sous la grotte où grondait le lion de Jérôme,

Oui, c'est là que j'irais pour respirer ton baume

Et boire la rosée à ton calice ouvert,

Ô frêle et chaste fleur, qui crois dans le désert

Aux fentes du tombeau de l'Espérance morte !

De non cœur dépeuplé je fermerais la porte

Et j'y ferais la garde, afin qu'un souvenir

Du monde des vivants n'y pût pas revenir ;

J'effacerais mon nom de ma propre mémoire ;

Et de tous ces mots creux : Amour, Science et Gloire

Qu'aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,

Pour y dormir ma nuit j'en ferais un chevet ;

Car je sais maintenant que vaut cette fumée

Qu'au-dessus du néant pousse une renommée.

J'ai regardé de près et la science et l'art :

J'ai vu que ce n'était que mensonge et hasard ;

J'ai mis sur un plateau de toile d'araignée

L'amour qu'en mon chemin j'ai reçue et donnée :

Puis sur l'autre plateau deux grains du vermillon

Impalpable, qui teint l'aile du papillon,

Et j'ai trouvé l'amour léger dans la balance.

Donc, reçois dans tes bras, ô douce somnolence,

Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la mort,

Un pauvre naufragé des tempêtes du sort !

Exauce un malheureux qui te prie et t'implore,

Egraine sur son front le pavot inodore,

Abrite-le d'un pan de ton grand manteau noir,

Et du doigt clos ses yeux qui ne veulent plus voir.

Vous, esprits du désert, cependant qu'il sommeille,

Faites taire les vents et bouchez son oreille,

Pour qu'il n'entende pas le retentissement

Du siècle qui s'écroule, et ce bourdonnement

Qu'en s'en allant au but où son destin la mène

Sur le chemin du temps fait la famille humaine !


Je suis las de la vie et ne veux pas mourir ;

Mes pieds ne peuvent plus ni marcher ni courir ;

J'ai les talons usés de battre cette route

Qui ramène toujours de la science au doute.

Assez, je me suis dit, voilà la question.


Va, pauvre rêveur, cherche une solution

Claire et satisfaisante à ton sombre problème,

Tandis qu'Ophélia te dit tout haut : Je t'aime ;

Mon beau prince danois marche les bras croisés,

Le front dans la poitrine et les sourcils froncés,

D'un pas lent et pensif arpente le théâtre,

Plus pâle que ne sont ces figures d'albâtre,

Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts ;

Épuise ta vigueur en stériles efforts,

Et tu n'arriveras, comme a fait Ophélie,

Qu'à l'abrutissement ou bien à la folie.

C'est à ce degré-là que je suis arrivé.

Je sens ployer sous moi mon génie énervé ;

Je ne vis plus ; je suis une lampe sans flamme,

Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.


Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,

Si dans un coin du cœur il éclot un désir,

Lui couper sans pitié ses ailes de colombe,

Être comme est un mort, étendu sous la tombe,

Dans l'immobilité savourer lentement,

Comme un philtre endormeur, l'anéantissement :

Voilà quel est mon vœu, tant j'ai de lassitude,

D'avoir voulu gravir cette côte âpre et rude,

Brocken mystérieux, où des sommets nouveaux

Surgissent tout à coup sur de nouveaux plateaux,

Et qui ne laisse voir de ses plus hautes cimes

Que l'esprit du vertige errant sur les abîmes.


C'est pourquoi je m'assieds au revers du fossé,

Désabusé de tout, plus voûté, plus cassé

Que ces vieux mendiants que jusques à la porte

Le chien de la maison en grommelant escorte.

C'est pourquoi, fatigué d'errer et de gémir,

Comme un petit enfant, je demande à dormir ;

Je veux dans le néant renouveler mon être,

M'isoler de moi-même et ne plus me connaître ;

Et comme en un linceul, sans y laisser un seul pli,

Rester enveloppé dans mon manteau d'oubli.


J'aimerais que ce fût dans une roche creuse,

Au penchant d'une côte escarpée et pierreuse,

Comme dans les tableaux de Salvator Rosa,

Où le pied d'un vivant jamais ne se posa ;

Sous un ciel vert, zébré de grands nuages fauves,

Dans des terrains galeux clairsemés d'arbres chauves,

Avec un horizon sans couronne d'azur,

Bornant de tous côtés le regard comme un mur,

Et dans les roseaux secs près d'une eau noire et plate

Quelque maigre héron debout sur une patte.

Sur la caverne, un pin, ainsi qu'un spectre en deuil

Qui tend ses bras voilés au-dessus d'un cercueil,

Tendrait ses bras en pleurs, et du haut de la voûte

Un maigre filet d'eau suintant goutte à goutte,

Marquerait par sa chute aux sons intermittents

Le battement égal que fait le cœur du temps.

Comme la Niobé qui pleurait sur la roche,

Jusqu'à ce que le lierre autour de moi s'accroche,

Je demeurerais là les genoux au menton,

Plus ployé que jamais, sous l'angle d'un fronton,

Ces Atlas accroupis gonflant leurs nerfs de marbre ;

Mes pieds prendraient racine et je deviendrais arbre ;

Les faons auprès de moi tondraient le gazon ras,

Et les oiseaux de nuit percheraient sur mes bras.


C'est là ce qu'il me faut plutôt qu'un monastère ;

Un couvent est un port qui tient trop à la terre ;

Ma nef tire trop d'eau pour y pouvoir entrer

Sans en toucher le fond et sans s'y déchirer.

Dût sombrer le navire avec toute sa charge,

J'aime mieux errer seul sur l'eau profonde et large.

Aux barques de pêcheur l'anse à l'abri du vent,

Aux simples naufragés de l'âme, le couvent.

À moi la solitude effroyable et profonde,

Par dedans, par dehors !


Par dedans, par dehors ! Un couvent, c'est un monde ;

On y pense, on y rêve, on y prie, on y croit :

La mort n'est que le seuil d'une autre vie ; on voit

Passer au long du cloître une forme angélique ;

La cloche vous murmure un chant mélancolique ;

La Vierge vous sourit, le bel enfant Jésus

Vous tend ses petits bras de sa niche ; au-dessus

De vos fronts inclinés, comme un essaim d'abeilles,

Volent les Chérubins en légions vermeilles.

Vous êtes tout espoir, tout joie et tout amour,

À l'escalier du ciel vous montez chaque jour ;

L'extase vous remplit d'ineffables délices,

Et vos cœurs parfumés sont comme des calices ;

Vous marchez entourés de célestes rayons

Et vos pieds après vous laissent d'ardents sillons !


Ah ! grands voluptueux, sybarites du cloître,

Qui passez votre vie à voir s'ouvrir et croître

Dans le jardin fleuri de la mysticité,

Les pétales d'argent du lis de pureté,

Vrais libertins du ciel, dévots Sardanapales,

Vous, vieux moines chenus, et vous, novices pâles,

Foyers couverts de cendre, encensoirs ignorés,

Quel don Juan a jamais sous ses lambris dorés

Senti des voluptés comparables aux vôtres !

Auprès de vos plaisirs, quels plaisirs sont les nôtres !

Quel amant a jamais, à l'âge où l'œil reluit,

Dans tout l'enivrement de la première nuit,

Poussé plus de soupirs profonds et pleins de flamme,

Et baisé les pieds nus de la plus belle femme

Avec la même ardeur que vous les pieds de bois

Du cadavre insensible allongé sur la croix !

Quelle bouche fleurie et d'ambroisie humide,

Vaudrait la bouche ouverte à son côté livide !

Notre vin est grossier ; pour vous, au lieu de vin,

Dans un calice d'or perle le sang divin ;

Nous usons notre lèvre au seuil des courtisanes,

Vous autres, vous aimez des saintes diaphanes,

Qui se parent pour vous des couleurs des vitraux

Et sur vos fronts tondus, au détour des arceaux,

Laissent flotter le bout de leurs robes de gaze :

Nous n'avons que l'ivresse et vous avez l'extase.

Nous, nos contentements dureront peu de jours,

Les vôtres, bien plus vifs, doivent durer toujours.

Calculateurs prudents, pour l'abandon d'une heure,

Sur une terre où nul plus d'un jour ne demeure,

Vous achetez le ciel avec l'éternité.

Malgré ta règle étroite et ton austérité,

Maigre et jaune Rancé, tes moines taciturnes

S'entrouvrent à l'amour comme des fleurs nocturnes,

Une tête de mort grimaçante pour nous

Sourit à leur chevet du rire le plus doux ;

Ils creusent chaque jour leur fosse au cimetière,

Ils jeûnent et n'ont pas d'autre lit qu'une bière,

Mais ils sentent vibrer sous leur suaire blanc,

Dans des transports divins, un cœur chaste et brûlant ;

Ils se baignent aux flots de l'océan de joie,

Et sous la volupté leur âme tremble et ploie,

Comme fait une fleur sous une goutte d'eau,

Ils sont dignes d'envie et leur sort est très-beau ;

Mais ils sont peu nombreux dans ce siècle incrédule

Creux qui font de leur âme une lampe qui brûle,

Et qui peuvent, baisant la blessure du Christ,

Croire que tout s'est fait comme il était écrit.

Il en est qui n'ont pas le don des saintes larmes,

Qui veillent sans lumière et combattent sans armes ;

Il est des malheureux qui ne peuvent prier

Et dont la voix s'éteint quand ils veulent crier ;

Tous ne se baignent pas dans la pure piscine

Et n'ont pas même part à la table divine :

Moi, je suis de ce nombre, et comme saint Thomas,

Si je n'ai dans la plaie un doigt, je ne crois pas.


Aussi je me choisis un antre pour retraite

Dans une région détournée et secrète

D'où l'on n'entende pas le rire des heureux

Ni le chant printanier des oiseaux amoureux,

L'antre d'un loup crevé de faim ou de vieillesse,

Car tout son m'importune et tout rayon me blesse,

Tout ce qui palpite, aime ou chante, me déplaît,

Et je hais l'homme autant et plus que ne le hait

Le buffle à qui l'on vient de percer la narine.

De tous les sentiments croulés dans la ruine,

Du temple de mon âme, il ne reste debout

Que deux piliers d'airain, la haine et le dégoût.

Pourtant je suis à peine au tiers de ma journée ;

Ma tête de cheveux n'est pas découronnée ;

À peine vingt épis sont tombés du faisceau :

Je puis derrière moi voir encore mon berceau.

Mais les soucis amers de leurs griffes arides

M'ont fouillé dans le front d'assez profondes rides

Pour en faire une fosse à chaque illusion.

Ainsi me voilà donc sans foi ni passion,

Désireux de la vie et ne pouvant pas vivre,

Et dès le premier mot sachant la fin du livre.

Car c'est ainsi que sont les jeunes d'aujourd'hui :

Leurs mères les ont faits dans un moment d'ennui.

Et qui les voit auprès des blancs sexagénaires

Plutôt que les enfants les estime les pères ;

Ils sont venus au monde avec des cheveux gris ;

Comme ces arbrisseaux frêles et rabougris

Qui, dès le mois de mai, sont pleins de feuilles mortes,

Ils s'effeuillent au vent, et vont devant leurs portes

Se chauffer au soleil à côté de l'aïeul,

Et du jeune et du vieux, à coup sûr, le plus seul,

Le moins accompagné sur la route du monde,

Hélas ! C'est le jeune homme à tête brune ou blonde

Et non pas le vieillard sur qui l'âge a neigé ;

Celui dont le navire est le plus allégé

D'espérance et d'amour, lest divin dont on jette

Quelque chose à la mer chaque jour de tempête,

Ce n'est pas le vieillard, dont le triste vaisseau

Va bientôt échouer à l'écueil du tombeau.

L'univers décrépit devient paralytique,

La nature se meurt, et le spectre critique

Cherche en vain sous le ciel quelque chose à nier.

Qu'attends-tu donc, clairon du jugement dernier ?

Dis-moi, qu'attends-tu donc, archange à bouche ronde

Qui dois sonner là-haut la fanfare du monde ?

Toi, sablier du temps, que Dieu tient dans sa main,

Quand donc laisseras-tu tomber ton dernier grain ?
Asfd Qwer Sep 2015
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit! — Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?

Ailleurs, bien **** d'ici! trop ****! jamais peut-être!
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!
Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1868
Adieu, puisqu'il le faut ; adieu, belle nuit blanche,

Nuit d'argent, plus sereine et plus douce qu'un jour !

Ton page noir est là, qui, le poing sur la hanche,

Tient ton cheval en bride et t'attend dans la cour.


Aurora, dans le ciel que brunissaient tes voiles,

Entrouvre ses rideaux avec ses doigts rosés ;

O nuit, sous ton manteau tout parsemé d'étoiles,

Cache tes bras de nacre au vent froid exposés.


Le bal s'en va finir. Renouez, heures brunes,

Sur vos fronts parfumés vos longs cheveux de jais,

N'entendez-vous pas l'aube aux rumeurs importunes,

Qui halète à la porte et souffle son air frais.


Le bal est enterré. Cavaliers et danseuses,

Sur la tombe du bal, jetez à pleines mains

Vos colliers défilés, vos parures soyeuses,

Vos dahlias flétris et vos pâles jasmins.


Maintenant c'est le jour. La veille après le rêve ;

La prose après les vers : c'est le vide et l'ennui ;

C'est une bulle encore qui dans les mains nous crève,

C'est le plus triste jour de tous ; c'est aujourd'hui.


Ô Temps ! Que nous voulons tuer et qui nous tues,

Vieux porte-faux, pourquoi vas-tu traînant le pied,

D'un pas lourd et boiteux, comme vont les tortues,

Quand sur nos fronts blêmis le spleen anglais s'assied.


Et lorsque le bonheur nous chante sa fanfare,

Vieillard malicieux, dis-moi, pourquoi cours-tu

Comme devant les chiens court un cerf qui s'effare,

Comme un cheval que fouille un éperon pointu ?


Hier, j'étais heureux. J'étais. Mot doux et triste !

Le bonheur est l'éclair qui fuit sans revenir.

Hélas ! Et pour ne pas oublier qu'il existe,

Il le faut embaumer avec le souvenir.


J'étais. Je ne suis plus. Toute la vie humaine

Résumée en deux mots, de l'onde et puis du vent.

Mon Dieu ! N'est-il donc pas de chemin qui ramène

Au bonheur d'autrefois regretté si souvent.


Derrière nous le sol se crevasse et s'effondre.

Nul ne peut retourner. Comme un maigre troupeau

Que l'on mène au boucher, ne pouvant plus le tondre,

La vieille Mob nous pousse à grand train au tombeau.


Certes, en mes jeunes ans, plus d'un bal doit éclore,

Plein d'or et de flambeaux, de parfums et de bruit,

Et mon cœur effeuillé peut refleurir encore ;

Mais ce ne sera pas mon bal de l'autre nuit.


Car j'étais avec toi. Tous deux seuls dans la foule,

Nous faisant dans notre âme une chaste Oasis,

Et, comme deux enfants au bord d'une eau qui coule,

Voyant onder le bal, l'un contre l'autre assis.


Je ne pouvais savoir, sous le satin du masque,

De quelle passion ta figure vivait,

Et ma pensée, au vol amoureux et fantasque,

Réalisait, en toi, tout ce qu'elle rêvait.


Je nuançais ton front des pâleurs de l'agate,

Je posais sur ta bouche un sourire charmant,

Et sur ta joue en fleur, la pourpre délicate

Qu'en s'envolant au ciel laisse un baiser d'amant.


Et peut-être qu'au fond de ta noire prunelle,

Une larme brillait au lieu d'éclair joyeux,

Et, comme sous la terre une onde qui ruisselle,

S'écoulait sous le masque invisible à mes yeux.


Peut-être que l'ennui tordait ta lèvre aride,

Et que chaque baiser avait mis sur ta peau,

Au lieu de marque rose, une tache livide

Comme on en voit aux corps qui sont dans le tombeau.


Car si la face humaine est difficile à lire,

Si déjà le front nu ment à la passion,

Qu'est-ce donc, quand le masque est double ? Comment dire

Si vraiment la pensée est sœur de l'action ?


Et cependant, malgré cette pensée amère,

Tu m'as laissé, cher bal, un souvenir charmant ;

Jamais rêve d'été, jamais blonde chimère,

Ne m'ont entre leurs bras bercé plus mollement.


Je crois entendre encore tes rumeurs étouffées,

Et voir devant mes yeux, sous ta blanche lueur,

Comme au sortir du bain, les péris et les fées,

Luire des seins d'argent et des cols en sueur.


Et je sens sur ma bouche une amoureuse haleine,

Passer et repasser comme une aile d'oiseau,

Plus suave en odeur que n'est la marjolaine

Ou le muguet des bois, au temps du renouveau.


Ô nuit ! Aimable nuit ! Sœur de Luna la blonde,

Je ne veux plus servir qu'une déesse au ciel,

Endormeuse des maux et des soucis du monde,

J'apporte à ta chapelle un pavot et du miel.


Nuit, mère des festins, mère de l'allégresse,

Toi qui prêtes le pan de ton voile à l'amour,

Fais-moi, sous ton manteau, voir encore ma maîtresse,

Et je brise l'autel d'Apollo, dieu du jour.
Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d'église
Qu'attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux
Vers le choeur ruisselant d'orrie et la maîtrise
Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux ;

Comme un parfum de pain humant l'odeur de cire,
Heureux, humiliés comme des chiens battus,
Les Pauvres au bon Dieu, le patron et le sire,
Tendent leurs oremus risibles et têtus.

Aux femmes, c'est bien bon de faire des bancs lisses,
Après les six jours noirs ou Dieu les fait souffrir !
Elles bercent, tordus dans d'étranges pelisses,
Des espèces d'enfants qui pleurent à mourir.

Leurs seins crasseux dehors, ces mangeuses de soupe,
Une prière aux yeux et ne priant jamais,
Regardent parader mauvaisement un groupe
De gamines avec leurs chapeaux déformés.

Dehors, le froid, la faim, l'homme en ribote :
C'est bon. Encore une heure ; après, les maux sans noms !
- Cependant, alentour, geint, nasille, chuchote
Une collection de vieilles à fanons :

Ces effarés y sont et ces épileptiques
Dont on se détournait hier aux carrefours ;
Et, fringalant du nez dans des missels antiques,
Ces aveugles qu'un chien introduit dans les cours.

Et tous, bavant la foi mendiante et stupide,
Récitent la complainte infinie à Jésus,
Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide,
**** des maigres mauvais et des méchants pansus,

**** des senteurs de viande et d'étoffes moisies,
Farce prostrée et sombre aux gestes repoussants ;
- Et l'oraison fleurit d'expressions choisies,
Et les mysticités prennent des tons pressants,

Quand, des nefs où périt le soleil, plis de soie
Banals, sourires verts, les Dames des quartiers
Distingués, - ô Jésus ! - les malades du foie
Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.
Sur un écueil battu par la vague plaintive,
Le nautonier de **** voit blanchir sur la rive
Un tombeau près du bord par les flots déposé ;
Le temps n'a pas encor bruni l'étroite pierre,
Et sous le vert tissu de la ronce et du lierre
On distingue... un sceptre brisé !

Ici gît... point de nom !... demandez à la terre !
Ce nom ? il est inscrit en sanglant caractère
Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar,
Sur le bronze et le marbre, et sur le sein des braves,
Et jusque dans le cœur de ces troupeaux d'esclaves
Qu'il foulait tremblants sous son char.

Depuis ces deux grands noms qu'un siècle au siècle annonce,
Jamais nom qu'ici-bas toute langue prononce
Sur l'aile de la foudre aussi **** ne vola.
Jamais d'aucun mortel le pied qu'un souffle efface
N'imprima sur la terre une plus forte trace,
Et ce pied s'est arrêté là !...

Il est là !... sous trois pas un enfant le mesure !
Son ombre ne rend pas même un léger murmure !
Le pied d'un ennemi foule en paix son cercueil !
Sur ce front foudroyant le moucheron bourdonne,
Et son ombre n'entend que le bruit monotone
D'une vague contre un écueil !

Ne crains rien, cependant, ombre encore inquiète,
Que je vienne outrager ta majesté muette.
Non. La lyre aux tombeaux n'a jamais insulté.
La mort fut de tout temps l'asile de la gloire.
Rien ne doit jusqu'ici poursuivre une mémoire.
Rien !... excepté la vérité !

Ta tombe et ton berceau sont couverts d'un nuage,
Mais pareil à l'éclair tu sortis d'un orage !
Tu foudroyas le monde avant d'avoir un nom !
Tel ce Nil dont Memphis boit les vagues fécondes
Avant d'être nommé fait bouilloner ses ondes
Aux solitudes de Memnom.

Les dieux étaient tombés, les trônes étaient vides ;
La victoire te prit sur ses ailes rapides
D'un peuple de Brutus la gloire te fit roi !
Ce siècle, dont l'écume entraînait dans sa course
Les mœurs, les rois, les dieux... refoulé vers sa source,
Recula d'un pas devant toi !

Tu combattis l'erreur sans regarder le nombre ;
Pareil au fier Jacob tu luttas contre une ombre !
Le fantôme croula sous le poids d'un mortel !
Et, de tous ses grands noms profanateur sublime,
Tu jouas avec eux, comme la main du crime
Avec les vases de l'autel.

Ainsi, dans les accès d'un impuissant délire
Quand un siècle vieilli de ses mains se déchire
En jetant dans ses fers un cri de liberté,
Un héros tout à coup de la poudre s'élève,
Le frappe avec son sceptre... il s'éveille, et le rêve
Tombe devant la vérité !

Ah ! si rendant ce sceptre à ses mains légitimes,
Plaçant sur ton pavois de royales victimes,
Tes mains des saints bandeaux avaient lavé l'affront !
Soldat vengeur des rois, plus grand que ces rois même,
De quel divin parfum, de quel pur diadème
L'histoire aurait sacré ton front !

Gloire ! honneur! liberté ! ces mots que l'homme adore,
Retentissaient pour toi comme l'airain sonore
Dont un stupide écho répète au **** le son :
De cette langue en vain ton oreille frappée
Ne comprit ici-bas que le cri de l'épée,
Et le mâle accord du clairon !

Superbe, et dédaignant ce que la terre admire,
Tu ne demandais rien au monde, que l'empire !
Tu marchais !... tout obstacle était ton ennemi !
Ta volonté volait comme ce trait rapide
Qui va frapper le but où le regard le guide,
Même à travers un cœur ami !

Jamais, pour éclaircir ta royale tristesse,
La coupe des festins ne te versa l'ivresse ;
Tes yeux d'une autre pourpre aimaient à s'enivrer !
Comme un soldat debout qui veille sous les armes,
Tu vis de la beauté le sourire ou les larmes,
Sans sourire et sans soupirer !

Tu n'aimais que le bruit du fer, le cri d'alarmes !
L'éclat resplendissant de l'aube sur tes armes !
Et ta main ne flattait que ton léger coursier,
Quand les flots ondoyants de sa pâle crinière
Sillonnaient comme un vent la sanglante poussière,
Et que ses pieds brisaient l'acier !

Tu grandis sans plaisir, tu tombas sans murmure !
Rien d'humain ne battait sous ton épaisse armure :
Sans haine et sans amour, tu vivais pour penser :
Comme l'aigle régnant dans un ciel solitaire,
Tu n'avais qu'un regard pour mesurer la terre,
Et des serres pour l'embrasser !

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S'élancer d'un seul bon au char de la victoire,
Foudroyer l'univers des splendeurs de sa gloire,
Fouler d'un même pied des tribuns et des rois ;
Forger un joug trempé dans l'amour et la haine,
Et faire frissonner sous le frein qui l'enchaîne
Un peuple échappé de ses lois !

Etre d'un siècle entier la pensée et la vie,
Emousser le poignard, décourager l'envie ;
Ebranler, raffermir l'univers incertain,
Aux sinistres clarté de ta foudre qui gronde
Vingt fois contre les dieux jouer le sort du monde,
Quel rêve ! et ce fut ton destin !...

Tu tombas cependant de ce sublime faîte !
Sur ce rocher désert jeté par la tempête,
Tu vis tes ennemis déchirer ton manteau !
Et le sort, ce seul dieu qu'adora ton audace,
Pour dernière faveur t'accorda cet espace
Entre le trône et le tombeau !

Oh ! qui m'aurait donné d'y sonder ta pensée,
Lorsque le souvenir de te grandeur passée
Venait, comme un remords, t'assaillir **** du bruit !
Et que, les bras croisés sur ta large poitrine,
Sur ton front chauve et nu, que la pensée incline,
L'horreur passait comme la nuit !

Tel qu'un pasteur debout sur la rive profonde
Voit son ombre de **** se prolonger sur l'onde
Et du fleuve orageux suivre en flottant le cours ;
Tel du sommet désert de ta grandeur suprême,
Dans l'ombre du passé te recherchant toi-même,
Tu rappelais tes anciens jours !

Ils passaient devant toi comme des flots sublimes
Dont l'oeil voit sur les mers étinceler les cimes,
Ton oreille écoutait leur bruit harmonieux !
Et, d'un reflet de gloire éclairant ton visage,
Chaque flot t'apportait une brillante image
Que tu suivais longtemps des yeux !

Là, sur un pont tremblant tu défiais la foudre !
Là, du désert sacré tu réveillais la poudre !
Ton coursier frissonnait dans les flots du Jourdain !
Là, tes pas abaissaient une cime escarpée !
Là, tu changeais en sceptre une invincible épée !
Ici... Mais quel effroi soudain ?

Pourquoi détournes-tu ta paupière éperdue ?
D'où vient cette pâleur sur ton front répandue ?
Qu'as-tu vu tout à coup dans l'horreur du passé ?
Est-ce d'une cité la ruine fumante ?
Ou du sang des humains quelque plaine écumante ?
Mais la gloire a tout effacé.

La gloire efface tout !... tout excepté le crime !
Mais son doigt me montrait le corps d'une victime ;
Un jeune homme! un héros, d'un sang pur inondé !
Le flot qui l'apportait, passait, passait, sans cesse ;
Et toujours en passant la vague vengeresse
Lui jetait le nom de Condé !...

Comme pour effacer une tache livide,
On voyait sur son front passer sa main rapide ;
Mais la trace du sang sous son doigt renaissait !
Et, comme un sceau frappé par une main suprême,
La goutte ineffaçable, ainsi qu'un diadème,
Le couronnait de son forfait !

C'est pour cela, tyran! que ta gloire ternie
Fera par ton forfait douter de ton génie !
Qu'une trace de sang suivra partout ton char !
Et que ton nom, jouet d'un éternel orage,
Sera par l'avenir ballotté d'âge en âge
Entre Marius et César !

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Tu mourus cependant de la mort du vulgaire,
Ainsi qu'un moissonneur va chercher son salaire,
Et dort sur sa faucille avant d'être payé !
Tu ceignis en mourant ton glaive sur ta cuisse,
Et tu fus demander récompense ou justice
Au dieu qui t'avait envoyé !

On dit qu'aux derniers jours de sa longue agonie,
Devant l'éternité seul avec son génie,
Son regard vers le ciel parut se soulever !
Le signe rédempteur toucha son front farouche !...
Et même on entendit commencer sur sa bouche
Un nom !... qu'il n'osait achever !

Achève... C'est le dieu qui règne et qui couronne !
C'est le dieu qui punit ! c'est le dieu qui pardonne !
Pour les héros et nous il a des poids divers !
Parle-lui sans effroi ! lui seul peut te comprendre !
L'esclave et le tyran ont tous un compte à rendre,
L'un du sceptre, l'autre des fers !

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Son cercueil est fermé ! Dieu l'a jugé ! Silence !
Son crime et ses exploits pèsent dans la balance :
Que des faibles mortels la main n'y touche plus !
Qui peut sonder, Seigneur, ta clémence infinie ?
Et vous, fléaux de Dieu ! qui sait si le génie
N'est pas une de vos vertus ?...
Les mouettes volent et jouent ;
Et les blancs coursiers de la mer,
Cabrés sur les vagues, secouent
Leurs crins échevelés dans l'air.

Le jour tombe ; une fine pluie
Eteint les fournaises du soir,
Et le steam-boat crachant la suie
Rabat son long panache noir.

Plus pâle que le ciel livide
Je vais au pays du charbon,
Du brouillard et du suicide ;
- Pour se tuer le temps est bon.

Mon désir avide se noie
Dans le gouffre amer qui blanchit ;
Le vaisseau danse, l'eau tournoie,
Le vent de plus en plus fraîchit.

Oh ! je me sens l'âme navrée ;
L'Océan gonfle, en soupirant,
Sa poitrine désespérée,
Comme un ami qui me comprend.

Allons, peines d'amour perdues,
Espoirs lassés, illusions
Du socle idéal descendues,
Un saut dans les moites sillons !

A la mer, souffrances passées,
Qui revenez toujours, pressant
Vos blessures cicatrisées
Pour leur faire pleurer du sang !

A la mer, spectre de mes rêves,
Regrets aux mortelles pâleurs
Dans un coeur rouge ayant sept glaives,
Comme la mère des douleurs.

Chaque fantôme plonge et lutte
Quelques instants avec le flot
Qui sur lui ferme sa volute
Et l'engloutit dans un sanglot.

Lest de l'âme, pesant bagage,
Trésors misérables et chers,
Sombrez, et dans votre naufrage
Je vais vous suivre au fond des mers.

Bleuâtre, enflé, méconnaissable,
Bercé par le flot qui bruit,
Sur l'humide oreiller du sable
Je dormirai bien cette nuit !

... Mais une femme dans sa mante
Sur le pont assise à l'écart,
Une femme jeune et charmante
Lève vers moi son regard,

Dans ce regard, à ma détresse
La Sympathie à bras ouverts
Parle et sourit, soeur ou maîtresse,
Salut, yeux bleus ! bonsoir, flots verts !

Les mouettes voient et jouent ;
Et les blancs coursiers de la mer,
Cabrés sur les vagues, secouent
Leurs crins échevelés dans l'air.
Lux
I.

Temps futurs ! vision sublime !
Les peuples sont hors de l'abîme.
Le désert morne est traversé.
Après les sables, la pelouse ;
Et la terre est comme une épouse,
Et l'homme est comme un fiancé !

Dès à présent l'œil qui s'élève
Voit distinctement ce beau rêve
Qui sera le réel un jour ;
Car Dieu dénouera toute chaîne,
Car le passé s'appelle haine
Et l'avenir se nomme amour !

Dès à présent dans nos misères
Germe l'***** des peuples frères ;
Volant sur nos sombres rameaux,
Comme un frelon que l'aube éveille,
Le progrès, ténébreuse abeille,
Fait du bonheur avec nos maux.

Oh ! voyez ! la nuit se dissipe.
Sur le monde qui s'émancipe,
Oubliant Césars et Capets,
Et sur les nations nubiles,
S'ouvrent dans l'azur, immobiles,
Les vastes ailes de la paix !

Ô libre France enfin surgie !
Ô robe blanche après l'orgie !
Ô triomphe après les douleurs !
Le travail bruit dans les forges,
Le ciel rit, et les rouges-gorges
Chantent dans l'aubépine en fleurs !

La rouille mord les hallebardes.
De vos canons, de vos bombardes
Il ne reste pas un morceau
Qui soit assez grand, capitaines,
Pour qu'on puisse prendre aux fontaines
De quoi faire boire un oiseau.

Les rancunes sont effacées ;
Tous les cœurs, toutes les pensées,
Qu'anime le même dessein,
Ne font plus qu'un faisceau superbe ;
Dieu prend pour lier cette gerbe
La vieille corde du tocsin.

Au fond des cieux un point scintille.
Regardez, il grandit, il brille,
Il approche, énorme et vermeil.
Ô République universelle,
Tu n'es encor que l'étincelle,
Demain tu seras le soleil !

II.

Fêtes dans les cités, fêtes dans les campagnes !
Les cieux n'ont plus d'enfers, les lois n'ont plus de bagnes.
Où donc est l'échafaud ? ce monstre a disparu.
Tout renaît. Le bonheur de chacun est accru
De la félicité des nations entières.
Plus de soldats l'épée au poing, plus de frontières,
Plus de fisc, plus de glaive ayant forme de croix.

L'Europe en rougissant dit : - Quoi ! j'avais des rois !
Et l'Amérique dit. - Quoi ! j'avais des esclaves !
Science, art, poésie, ont dissous les entraves
De tout le genre humain. Où sont les maux soufferts ?
Les libres pieds de l'homme ont oublié les fers.
Tout l'univers n'est plus qu'une famille unie.
Le saint labeur de tous se fond en harmonie
Et la société, qui d'hymnes retentit,
Accueille avec transport l'effort du plus petit
L'ouvrage du plus humble au fond de sa chaumière
Emeut l'immense peuple heureux dans la lumière
Toute l'humanité dans sa splendide ampleur
Sent le don que lui fait le moindre travailleur ;
Ainsi les verts sapins, vainqueurs des avalanches,
Les grands chênes, remplis de feuilles et de branches,
Les vieux cèdres touffus, plus durs que le granit,
Quand la fauvette en mai vient y faire son nid,
Tressaillent dans leur force et leur hauteur superbe,
Tout joyeux qu'un oiseau leur apporte un brin d'herbe.

Radieux avenir ! essor universel !
Epanouissement de l'homme sous le ciel !

III.

Ô proscrits, hommes de l'épreuve,
Mes compagnons vaillants et doux,
Bien des fois, assis près du fleuve,
J'ai chanté ce chant parmi vous ;

Bien des fois, quand vous m'entendîtes,
Plusieurs m'ont dit : « Perds ton espoir.
Nous serions des races maudites,
Le ciel ne serait pas plus noir !

« Que veut dire cette inclémence ?
Quoi ! le juste a le châtiment !
La vertu s'étonne et commence
À regarder Dieu fixement.

« Dieu se dérobe et nous échappe.
Quoi donc ! l'iniquité prévaut !
Le crime, voyant où Dieu frappe,
Rit d'un rire impie et dévot.

« Nous ne comprenons pas ses voies.
Comment ce Dieu des nations
Fera-t-il sortir tant de joies
De tant de désolations ?

« Ses desseins nous semblent contraires
À l'espoir qui luit dans tes yeux... »
- Mais qui donc, ô proscrits, mes frères,
Comprend le grand mystérieux ?

Qui donc a traversé l'espace,
La terre, l'eau, l'air et le feu,
Et l'étendue où l'esprit passe ?
Qui donc peut dire : « J'ai vu Dieu !

« J'ai vu Jéhova ! je le nomme !
Tout à l'heure il me réchauffait.
Je sais comment il a fait l'homme,
Comment il fait tout ce qu'il fait !

« J'ai vu cette main inconnue
Qui lâche en s'ouvrant l'âpre hiver,
Et les tonnerres dans la nue,
Et les tempêtes sur la mer,

« Tendre et ployer la nuit livide ;
Mettre une âme dans l'embryon ;
Appuyer dans l'ombre du vide
Le pôle du septentrion ;

« Amener l'heure où tout arrive ;
Faire au banquet du roi fêté
Entrer la mort, ce noir convive
Qui vient sans qu'on l'ait invité ;

« Créer l'araignée et sa toile,
Peindre la fleur, mûrir le fruit,
Et, sans perdre une seule étoile,
Mener tous les astres la nuit ;

« Arrêter la vague à la rive ;
Parfumer de roses l'été ;
Verser le temps comme une eau vive
Des urnes de l'éternité ;

« D'un souffle, avec ses feux sans nombre,
Faire, dans toute sa hauteur,
Frissonner le firmament sombre
Comme la tente d'un pasteur ;

« Attacher les globes aux sphères
Par mille invisibles liens...
Toutes ces choses sont très claires.
Je sais comment il fait ! j'en viens ! »

Qui peut dire cela ? personne.
Nuit sur nos cœurs ! nuit sur nos yeux !
L'homme est un vain clairon qui sonne.
Dieu seul parle aux axes des cieux.

IV.

Ne doutons pas ! croyons ! La fin, c'est le mystère.
Attendons. Des Nérons comme de la panthère
Dieu sait briser la dent.
Dieu nous essaie, amis. Ayons foi, soyons cannes,
Et marchons. Ô désert ! s'il fait croître des palmes,
C'est dans ton sable ardent !

Parce qu'il ne fait pas son œuvre tout de suite,
Qu'il livre Rome au prêtre et Jésus au jésuite,
Et les bons au méchant,
Nous désespérerions ! de lui ! du juste immense !
Non ! non ! lui seul connaît le nom de la -semence
Qui germe dans son champ.

Ne possède-t-il pas toute la certitude ?
Dieu ne remplit-il pas ce monde, notre étude,
Du nadir au zénith ?
Notre sagesse auprès de la sienne est démence.
Et n'est-ce pas à lui que la clarté commence,
Et que l'ombre finit ?

Ne voit-il pas ramper les hydres sur leurs ventres ?
Ne regarde-t-il pas jusqu'au fond de leurs antres
Atlas et Pélion ?
Ne connaît-il pas l'heure où la cigogne émigre ?
Sait-il pas ton entrée et ta sortie, ô tigre,
Et ton antre, ô lion ?

Hirondelle, réponds, aigle à l'aile sonore,
Parle, avez-vous des nids que l'Eternel ignore ?
Ô cerf, quand l'as-tu fui ?
Renard, ne vois-tu pas ses yeux dans la broussaille ?
Loup, quand tu sens la nuit une herbe qui tressaille,
Ne dis-tu pas : c'est lui !

Puisqu'il sait tout cela, puisqu'il peut toute chose,
Que ses doigts font jaillir les effets de la cause
Comme un noyau d'un fruit,
Puisqu'il peut mettre un ver dans les pommes de l'arbre,
Et faire disperser les colonnes de marbre
Par le vent de la nuit ;

Puisqu'il bat l'océan pareil au bœuf qui beugle,
Puisqu'il est le voyant et que l'homme est l'aveugle,
Puisqu'il est le milieu,
Puisque son bras nous porte, et puisqu'à soir passage
La comète frissonne ainsi qu'en une cage
Tremble une étoupe en feu ;

Puisque l'obscure nuit le connaît, puisque l'ombre
Le voit, quand il lui plaît, sauver la nef qui sombre,
Comment douterions-nous,
Nous qui, fermes et purs, fiers dans nos agonies,
Sommes debout devant toutes les tyrannies,
Pour lui seul à genoux !

D'ailleurs, pensons. Nos jours sont des jours d'amertume,
Mais quand nous étendons les bras dans cette brume,
Nous sentons une main ;
Quand nous marchons, courbés, dans l'ombre du martyre,
Nous entendons quelqu'un derrière nous nous dire :
C'est ici le chemin.

Ô proscrits, l'avenir est aux peuples ! Paix, gloire,
Liberté, reviendront sur des chars de victoire
Aux foudroyants essieux ;
Ce crime qui triomphe est fumée et mensonge,
Voilà ce que je puis affirmer, moi qui songe
L'œil fixé sur les cieux !

Les césars sont plus fiers que les vagues marines,
Mais Dieu dit : « Je mettrai ma boucle en leurs narines,
Et dans leur bouche un mors,
Et je les traînerai, qu'on cède ou bien qu'on lutte,
Eux et leurs histrions et leurs joueurs de flûte,
Dans l'ombre où sont les morts. »

Dieu dit ; et le granit que foulait leur semelle
S'écroule, et les voilà disparus pêle-mêle
Dans leurs prospérités !
Aquilon ! aquilon ! qui viens battre nos portes,
Oh ! dis-nous, si c'est toi, souffle, qui les emportes,
Où les as-tu jetés ?

V.

Bannis ! bannis ! bannis ! c'est là la destinée.
Ce qu'apporté le flux sera dans la journée
Repris par le reflux.
Les jours mauvais fuiront sans qu'on sache leur nombre,
Et les peuples joyeux et se penchant sur l'ombre
Diront : Cela n'est plus !

Les temps heureux luiront, non pour la seule France,
Mais pour tous. On verra dans cette délivrance,
Funeste au seul passé,
Toute l'humanité chanter, de fleurs couverte,
Comme un maître qui rentre en sa maison déserte
Dont on l'avait chassé.

Les tyrans s'éteindront comme des météores.
Et, comme s'il naissait de la nuit deux aurores
Dans le même ciel bleu,
Nous vous verrous sortir de ce gouffre où nous sommes,
Mêlant vos deux rayons, fraternité des hommes,
Paternité de Dieu !

Oui, je vous le déclare, oui, je vous le répète,
Car le clairon redit ce que dit la trompette,
Tout sera paix et jour !
Liberté ! plus de serf et plus de prolétaire !
Ô sourire d'en haut ! ô du ciel pour la terre
Majestueux amour !

L'arbre saint du Progrès, autrefois chimérique,
Croîtra, couvrant l'Europe et couvrant l'Amérique,
Sur le passé détruit,
Et, laissant l'éther pur luire à travers ses branches,
Le jour, apparaîtra plein de colombes blanches,
Plein d'étoiles, la nuit.

Et nous qui serons morts, morts dans l'exil peut-être,
Martyrs saignants, pendant que les hommes, sans maître,
Vivront, plus fiers, plus beaux,
Sous ce grand arbre, amour des cieux qu'il avoisine,
Nous nous réveillerons pour baiser sa racine
Au fond de nos tombeaux !

Jersey, du 16 au 20 décembre 1853.
L'empereur vit, un soir, le soleil s'en aller ;
Il courba son front triste, et resta sans parler.
Puis, comme il entendit ses horloges de cuivre,
Qu'il venait d'accorder, d'un pied boiteux se suivre,
Il pensa qu'autrefois, sans avoir réussi,
D'accorder les humains il avait pris souci.
- Seigneur, Seigneur ! dit-il, qui m'en donna l'envie ?
J'ai traversé la mer onze fois dans ma vie ;
Dix fois les Pays-Bas ; l'Angleterre trois fois ;
Ai-je assez fait la guerre à ce pauvre François !
J'ai vu deux fois l'Afrique et neuf fois l'Allemagne,
Et voici que je meurs sujet du roi d'Espagne !
Eh ! que faire à régner ? je n'ai plus d'ennemi ;
Chacun s'est dans la tombe, à son tour, endormi.
Comme un chien affamé, l'oubli tous les dévore ;
Déjà le soir d'un siècle à l'autre sert d'aurore.
Ai-je donc, plus habile à plus longtemps souffrir,
Seul parmi tant de rois, oublié de mourir ?
Ou, dans leurs doigts roidis quand la coupe fut pleine,
Quand le glaive de Dieu, pour niveler la plaine,
Décima les grands monts, étais-je donc si bas,
Que l'archange, en passant, alors ne me vit pas ?
M'en vais-je donc vieillir à compter mes campagnes,
Comme un pasteur ses bœufs descendant des montagnes,
Pour qu'on lise en mon cœur les leçons du passé,
Comme en un livre pâle et bientôt effacé ?
Trop avant dans la nuit s'allonge ma journée.
Dieu sait à quels enfants l'Europe s'est donnée !
Sur quels bras va poser tout ce vieil univers,
Qu'avec ses cent Etats, avec ses quatre mers,
Je portais dans mon sein et dans ma tête chauve !
Philippe !... que saint Just de ses crimes le sauve !
Car du jour qu'héritier de son père, il sentit
Que pour sa grande épée il était trop petit,
N'a-t-il pas échangé le ciel contre la terre,
Contre un bourreau masqué son confesseur austère ?
La France !... oh ! quel destin, en ses jeux si profond,
Mit la duègne orgueilleuse aux mains d'un roi bouffon,
Qui s'en va, rajustant son pourpoint à sa taille,
Aux oisifs carrousels se peindre une bataille !
Ah ! quand mourut François, quel sage s'est douté
Que du seul Charles-Quint il mourait regretté ?
Avec son dernier cri sonna ma dernière heure.
Où trouver maintenant personne qui me pleure ?
Mon fils me laisse ici m'achever ; car enfin
Qui lui dira si c'est de vieillesse ou de faim ?
Il me donne la mort pour prix de sa naissance !
Mes bienfaits l'ont guéri de sa reconnaissance.
Il s'en vient me pousser lorsque j'ai trébuché. -
C'est bien. - Je vais tomber. - Le soleil s'est couché !
Ô terre ! reçois-moi ; car je te rends ma cendre !
Je vins nu de ton sein, nu j'y vais redescendre.

C'est ainsi que parla cet homme au cœur de fer ;
Puis, se voyant dans l'ombre, il eut peur de l'enfer !
- Ô mon Dieu ! si, cherchant un pardon qui m'efface,
Je trouvais la colère écrite sur ta face,
Comme ce soir, mon œil, cherchant le jour qui fuit,
Dans le ciel dépeuplé ne trouve que la nuit !
Quoi ! pas un rêve, un signe, un mot dit à l'oreille,
Dont l'écho formidable alors ne se réveille !
Non ! - Rien à vous, Seigneur, ne peut être caché.
Kyrie eleison ! car j'ai beaucoup péché ! »

Alors, avec des pleurs il disait sa prière,
Les genoux tout tremblants et le front sur la pierre.
Tout à coup il s'arrête, il se lève, et ses yeux
Se clouaient à la terre et sa pensée aux cieux.

Voici que, sur l'autel couvert de draps funèbres,
Les lugubres flambeaux ont rompu les ténèbres
Et les prêtres debout, comme de noirs cyprès,
S'assemblent, étonnés des sinistres apprêts.
Et les vieux serviteurs disaient : - Qui donc va naître
Ou mourir ? - et pourtant priaient sans le connaître ;
Car les sombres clochers s'agitaient à grand bruit,
Et semblaient deux géants qui pleurent dans la nuit.
Tous frappaient leur poitrine et respiraient à peine.
Sous les larmes d'argent le sépulcre d'ébène
S'ouvrait, lit nuptial par la mort apprêté,
Où la vie en ses bras reçoit l'éternité.
Alors un spectre vint, se traînant aux murailles,
Livide, épouvanter les mornes funérailles.
Maigre et les yeux éteints, et son pied, sur le seuil
De granit, chancelait dans les plis d'un linceul.
- Qui d'entre vous, dit-il, me respecte et m'honore ?
(Et sa voix sur l'écho de la voûte sonore
Frappait comme le pas d'un hardi cavalier.)
Qu'il s'en vienne avec moi dormir sous un pilier !
Je m'y couche, et j'attends que m'y suive qui m'aime.
Pour ceux qui m'ont haï, je les suivrai mot-même ;
Ils y sont. - Prions donc pour mes crimes passés ;
Pleurons et récitons l'hymne des trépassés !
Il marcha vers sa tombe, et pâlit : - Qui m'arrête,
Dit-il ? Ne faut-il pas un cadavre à la fête ?

Et le cercueil cria sous ses membres glacés,
Puis le chœur entonna l'hymne des trépassés.
Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit !

La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.

La rumeur approche.
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit ;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s'écroule,
Et tantôt grandit,

Dieu ! la voix sépulcrale
Des Djinns !... Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond.
Déjà, s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.

C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant !
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau, lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près ! - Tenons fermée
Cette salle, où nous les narguons.
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée
Tremble, à déraciner ses gonds !

Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure !
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle, penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon.

Prophète ! si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !

Ils sont passés ! - Leur cohorte
S'envole, et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle,
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.

D'étranges syllabes
Nous viennent encor ;
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s'élève
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or.

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde ;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord ;
C'est la plainte,
Presque éteinte,
D'une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit...
J'écoute : -
Tout fuit,
Tout passe ;
L'espace
Efface
Le bruit.

Le 12 août 1828.
I.

Bien ! pillards, intrigants, fourbes, crétins, puissances !
Attablez-vous en hâte autour des jouissances !
Accourez ! place à tous !
Maîtres, buvez, mangez, car la vie est rapide.
Tout ce peuple conquis, tout ce peuple stupide,
Tout ce peuple est à vous !

Vendez l'état ! coupez les bois ! coupez les bourses !
Videz les réservoirs et tarissez les sources !
Les temps sont arrivés.
Prenez le dernier sou ! prenez, gais et faciles,
Aux travailleurs des champs, aux travailleurs des villes !
Prenez, riez, vivez !

Bombance ! allez ! c'est bien ! vivez ! faites ripaille !
La famille du pauvre expire sur la paille,
Sans porte ni volet.
Le père en frémissant va mendier dans l'ombre ;
La mère n'ayant plus de pain, dénûment sombre,
L'enfant n'a plus de lait.

II.

Millions ! millions ! châteaux ! liste civile !
Un jour je descendis dans les caves de Lille
Je vis ce morne enfer.
Des fantômes sont là sous terre dans des chambres,
Blêmes, courbés, ployés ; le rachis tord leurs membres
Dans son poignet de fer.

Sous ces voûtes on souffre, et l'air semble un toxique
L'aveugle en tâtonnant donne à boire au phtisique
L'eau coule à longs ruisseaux ;
Presque enfant à vingt ans, déjà vieillard à trente,
Le vivant chaque jour sent la mort pénétrante
S'infiltrer dans ses os.

Jamais de feu ; la pluie inonde la lucarne ;
L'œil en ces souterrains où le malheur s'acharne
Sur vous, ô travailleurs,
Près du rouet qui tourne et du fil qu'on dévide,
Voit des larves errer dans la lueur livide
Du soupirail en pleurs.

Misère ! l'homme songe en regardant la femme.
Le père, autour de lui sentant l'angoisse infâme
Etreindre la vertu,
Voit sa fille rentrer sinistre sous la porte,
Et n'ose, l'œil fixé sur le pain qu'elle apporte,
Lui dire : D'où viens-tu ?

Là dort le désespoir sur son haillon sordide ;
Là, l'avril de la vie, ailleurs tiède et splendide,
Ressemble au sombre hiver ;
La vierge, rose au jour, dans l'ombre est violette ;
Là, rampent dans l'horreur la maigreur du squelette,
La nudité du ver ;

Là frissonnent, plus bas que les égouts des rues,
Familles de la vie et du jour disparues,
Des groupes grelottants ;
Là, quand j'entrai, farouche, aux méduses pareille,
Une petite fille à figure vieille
Me dit : J'ai dix-huit ans !

Là, n'ayant pas de lit, la mère malheureuse
Met ses petits enfants dans un trou qu'elle creuse,
Tremblants comme l'oiseau ;
Hélas ! ces innocents aux regards de colombe
Trouvent en arrivant sur la terre une tombe
En place d'un berceau !

Caves de Lille ! on meurt sous vos plafonds de pierre !
J'ai vu, vu de ces yeux pleurant sous ma paupière,
Râler l'aïeul flétri,
La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,
Et l'enfant spectre au sein de la mère statue !
Ô Dante Alighieri !

C'est de ces douleurs-là que sortent vos richesses,
Princes ! ces dénûments nourrissent vos largesses,
Ô vainqueurs ! conquérants !
Votre budget ruisselle et suinte à larges gouttes
Des murs de ces caveaux, des pierres de ces voûtes,
Du cœur de ces mourants.

Sous ce rouage affreux qu'on nomme tyrannie,
Sous cette vis que meut le fisc, hideux génie,
De l'aube jusqu'au soir,
Sans trêve, nuit et jour, dans le siècle où nous sommes
Ainsi que des raisins on écrase des hommes,
Et l'or sort du pressoir.

C'est de cette détresse et de ces agonies,
De cette ombre, où jamais, dans les âmes ternies,
Espoir, tu ne vibras,
C'est de ces bouges noirs pleins d'angoisses amères,
C'est de ce sombre amas de pères et de mères
Qui se tordent les bras,

Oui, c'est de ce monceau d'indigences terribles
Que les lourds millions, étincelants, horribles,
Semant l'or en chemin,
Rampant vers les palais et les apothéoses,
Sortent, monstres joyeux et couronnés de roses,
Et teints de sang humain !

III.

Ô paradis ! splendeurs ! versez à boire aux maîtres !
L'orchestre rit, la fête empourpre les fenêtres,
La table éclate et luit ;
L'ombre est là sous leurs pieds ! les portes sont fermées
La prostitution des vierges affamées
Pleure dans cette nuit !

Vous tous qui partagez ces hideuses délices,
Soldats payés, tribuns vendus, juges complices,
Évêques effrontés,
La misère frémit sous ce Louvre où vous êtes !
C'est de fièvre et de faim et de mort que sont faites
Toutes vos voluptés !

À Saint-Cloud, effeuillant jasmins et marguerites,
Quand s'ébat sous les fleurs l'essaim des favorites,
Bras nus et gorge au vent,
Dans le festin qu'égaie un lustre à mille branches,
Chacune, en souriant, dans ses belles dents blanches
Mange un enfant vivant !

Mais qu'importe ! riez ! Se plaindra-t-on sans cesse ?
Serait-on empereur, prélat, prince et princesse,
Pour ne pas s'amuser ?
Ce peuple en larmes, triste, et que la faim déchire,
Doit être satisfait puisqu'il vous entend rire
Et qu'il vous voit danser !

Qu'importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche.
Chantez, le verre en main, Troplong, Sibour, Baroche !
Ce tableau nous manquait.
Regorgez, quand la faim tient le peuple en sa serre,
Et faites, au -dessus de l'immense misère,
Un immense banquet !

IV.

Ils marchent sur toi, peuple ! Ô barricade sombre,
Si haute hier, dressant dans les assauts sans nombre
Ton front de sang lavé,
Sous la roue emportée, étincelante et folle,
De leur coupé joyeux qui rayonne et qui vole,
Tu redeviens pavé !

À César ton argent, peuple ; à toi la famine.
N'es-tu pas le chien vil qu'on bat et qui chemine
Derrière son seigneur ?
À lui la pourpre ; à toi la hotte et les guenilles.
Peuple, à lui la beauté de ces femmes, tes filles,
À toi leur déshonneur !

V.

Ah ! quelqu'un parlera. La muse, c'est l'histoire.
Quelqu'un élèvera la voix dans la nuit noire.
Riez, bourreaux bouffons !
Quelqu'un te vengera, pauvre France abattue,
Ma mère ! et l'on verra la parole qui tue
Sortir des cieux profonds !

Ces gueux, pires brigands que ceux des vieilles races,
Rongeant le pauvre peuple avec leurs dents voraces,
Sans pitié, sans merci,
Vils, n'ayant pas de cœur, mais ayant deux visages,
Disent : - Bah ! le poète ! il est dans les nuages ! -
Soit. Le tonnerre aussi.

Le 19 janvier 1853.
La philosophie ose escalader le ciel.
Triste, elle est là. Qui donc t'a bâtie, ô Babel ?
Oh ! Quel monceau d'efforts sans but ! Quelles spirales
De songes, de leçons, de dogmes, de morales !
Ruche qu'emplit de bruit et de trouble un amas
De mages, de docteurs, de papes, de lamas !
Masure où l'hypothèse aux fictions s'adosse,
Ayant pour toit la nuit et pour cave la fosse ;
Bleus portiques béants sur les immensités,
De tous les tourbillons des rêves visités ;
Vain fronton que le poids de l'infini déprime,
Espèce de clocher sinistre de l'abîme
Où bourdonnent l'effroi, la révolte, et l'essaim
De toutes les erreurs sonnant leur noir tocsin !
Et, comme, de lueurs confusément semées,
Par les brèches d'un toit s'exhalent des fumées,
Les doctrines, les lois et les religions,
Ce qu'aujourd'hui l'on croit, ce qu'hier nous songions,
Tout ce qu'inventa l'homme, autel, culte ou système,
Par tous les soupiraux de l'édifice blême,
À travers la noirceur du ciel morne et profond,
Toutes les visions du genre humain s'en vont,
Éparses, en lambeaux, par les vents dénouées,
Dans un dégorgement livide de nuées.

Temple, atelier, tombeau, l'édifice fait peur.
On veut prendre une pierre, on touche une vapeur.
Nul n'a pu l'achever. Pas de cycle ni d'âge
Qui n'ait mis son échelle au sombre échafaudage.
Qui donc habite là ? C'est tombé, c'est debout ;
C'est de l'énormité qui tremble et se dissout ;
Une maison de nuit que le vide dilate.
Pyrrhon y verse l'eau sur les mains de Pilate ;
Le doute y rôde et fait le tour du cabanon
Où Descartes dit oui pendant qu'Hobbes dit non ;
Les générations sous le gouffre des portes
Roulent, comme, l'hiver, des tas de feuilles mortes ;
Les escaliers, sans fin montés et descendus,
Sont pleins de cris, d'appels, de pas sourds et perdus
Et d'un fourmillement de chimères rampantes ;
Des oiseaux effrayants volent dans les charpentes ;
C'est Bouddha, Mahomet, Luther disant : allez !
Lucrèce, Spinosa, tous les noirs sphinx ailés !

Tout l'homme est sculpté là. Socrate, Pythagore,
Malebranche, Thalès, Platon aux yeux d'aurore,
Combinent l'idéal pendant que Swift, Timon,
Ésope et Rabelais pétrissent le limon.
Est-il jour ? Est-il nuit ? Dans l'affreux crépuscule
Le rhéteur grimaçant ricane et gesticule ;
On ne sait quel reflet d'un funèbre orient
Blanchit les torses nus des cyniques riant,
Et des sages, jetant des ombres de satyres ;
Le devin rêve et tord dans les cordes des lyres
Le laurier vert mêlé de smilax éternel.
Chaque porche entr'ouvert découvre un noir tunnel
Dont l'extrémité montre une idéale étoile ;
Comme si, - Tu le sais, Isis au triple voile, -
Ces antres de science et ces puits de raison,
Souterrains de l'esprit humain, sans horizon,
Sans air, sans flamme, ayant le doute pour pilastre,
Employaient de la nuit à faire éclore un astre,
Et le mensonge impur, difforme, illimité,
Vaste, aveugle, à bâtir la blanche vérité !
Partout au vrai le faux, lierre hideux, s'enlace ;
Pas de dogme qui n'ait son point faible, et ne lasse
Une cariatide, un support, un étai ;
Thèbe a pour appui l'Inde, et l'Inde le Cathay ;
Memphis pèse sur Delphe, et Genève sur Rome ;
Et, végétation du sombre esprit de l'homme,
On voit, courbés d'un souffle à de certains moments,
Croître entre les créneaux des hauts entablements
Des arbres monstrueux et vagues dont les tiges
Frissonnent dans l'azur lugubre des vertiges.
Et de ces arbres noirs par instants tombe un fruit
À la foule des mains ouvertes dans la nuit ;
Quel fruit ? Demande au vent qui hurle et se déchaîne !
Quel fruit ? Le fruit d'erreur. Quel fruit ? Le fruit de haine ;
La pomme d'Ève avec la pomme de Vénus.

Ô tour ! Construction des maçons inconnus !
Elle monte, elle monte, et monte, et monte encore,
Encore, et l'on dirait que le ciel la dévore ;
Et tandis que tout sage ou fou qui passe met
Une pierre de plus à son brumeux sommet,
Sans cesse par la base elle croule et s'effondre
Dans l'ombre où Satan vient avec Dieu se confondre ;
Gouffre où l'on n'entend rien que le vent qui poursuit
Ces deux larves au fond d'un tremblement de nuit !
A la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d'un oeil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle,
Comme pour recueillir un doux remerciement.

Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir,
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir.

- " Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses ?
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
L'holocauste sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?

Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants ;

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...
Hippolyte, ô ma soeur ! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié,

Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles !
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je t'endormirai dans un rêve sans fin ! "

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :
- " Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
Comme après un nocturne et terrible repas.

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.

Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : " Mon ange ! "
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !
Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,
Quand même tu serais une embûche dressée
Et le commencement de ma perdition ! "

Delphine secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer,
L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique :
- " Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer ?

Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté !

Celui qui veut unir dans un accord mystique
L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour !

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ;
Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers ;
Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés...

On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître ! "
Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,
Cria soudain : - " Je sens s'élargir dans mon être
Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur !

Brûlant comme un volcan, profond comme le vide !
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos !
Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! "

- Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l'enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s'enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L'âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.

**** des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l'infini que vous portez en vous !
Les pitons des sierras, les dunes du désert,
Où ne pousse jamais un seul brin d'herbe vert ;
Les monts aux flancs zébrés de tuf, d'ocre et de marne,
Et que l'éboulement de jour en jour décharne,
Le grès plein de micas papillotant aux yeux,
Le sable sans profit buvant les pleurs des cieux,
Le rocher renfrogné dans sa barbe de ronce ;
L'ardente solfatare avec la pierre-ponce,
Sont moins secs et moins morts aux végétations
Que le roc de mon coeur ne l'est aux passions.
Le soleil de midi, sur le sommet aride,
Répand à flots plombés sa lumière livide,
Et rien n'est plus lugubre et désolant à voir
Que ce grand jour frappant sur ce grand désespoir.
Le lézard pâmé bâille, et parmi l'herbe cuite
On entend résonner les vipères en fuite.
Là, point de marguerite au coeur étoilé d'or,
Point de muguet prodigue égrenant son trésor ;
Là point de violette ignorée et charmante,
Dans l'ombre se cachant comme une pâle amante ;
Mais la broussaille rousse et le tronc d'arbre mort,
Que le genou du vent comme un arc plie et tord :
Là, pas d'oiseau chanteur, ni d'abeille en voyage,
Pas de ramier plaintif déplorant son veuvage ;
Mais bien quelque vautour, quelque aigle montagnard,
Sur le disque enflammé fixant son oeil hagard,
Et qui, du haut du pic où son pied prend racine,
Dans l'or fauve du soir durement se dessine.
Tel était le rocher que Moïse, au désert,
Toucha de sa baguette, et dont le flanc ouvert,
Tressaillant tout à coup, fit jaillir en arcade
Sur les lèvres du peuple une fraîche cascade.
Ah ! s'il venait à moi, dans mon aridité,
Quelque reine des coeurs, quelque divinité,
Une magicienne, un Moïse femelle,
Traînant dam le désert les peuples après elle,
Qui frappât le rocher de mon coeur endurci,
Comme de l'autre roche, on en verrait aussi
Sortir en jets d'argent des eaux étincelantes,
Où viendraient s'abreuver les racines des plantes ;
Où les pâtres errants conduiraient leurs troupeaux,
Pour se coucher à l'ombre et prendre le repos,
Où, comme en un vivier les cigognes fidèles
Plongeraient leurs grands becs et laveraient leurs ailes.
Une pitié me prend quand à part moi je songe

À cette ambition terrible qui nous ronge

De faire parmi tous reluire notre nom,

De ne voir s'élever par-dessus nous personne,

D'avoir vivant encore le nimbe et la couronne,

D'être salué grand comme Gœthe ou Byron.


Les peintres jusqu'au soir courbés sur leurs palettes,

Les Amphions frappant leurs claviers, les poètes,

Tous les blêmes rêveurs, tous les croyants de l'art,

Dans ces noms éclatants et saints sur tous les autres,

Prennent un nom pour Dieu, dont ils se font apôtres,

Un de vos noms, Shakespeare, Michel-Ange ou Mozart  !


C'est là le grand souci qui tous, tant que nous sommes,

Dans cet âge mauvais, austères jeunes hommes,

Nous fait le teint livide et nous cave les yeux ;

La passion du beau nous tient et nous tourmente,

La sève sans issue au fond de nous fermente,

Et de ceux d'aujourd'hui bien peu deviendront vieux.


De ces frêles enfants, la terreur de leur mère,

Qui s'épuisent en vain à suivre leur chimère,

Combien déjà sont morts ! Combien encore mourront !

Combien au beau moment, gloire, ô froide statue,

Gloire que nous aimons et dont l'amour nous tue,

Pâles, sur ton épaule ont incliné le front !


Ah ! chercher sans trouver et suer sur un livre,

Travailler, oublier d'être heureux et de vivre ;

Ne pas avoir une heure à dormir au soleil,

À courir dans les bois sans arrière-pensée ;

Gémir d'une minute au plaisir dépensée,

Et faner dans sa fleur son beau printemps vermeil ;


Jeter son âme au vent et semer sans qu'on sache

Si le grain sortira du sillon qui le cache,

Et si jamais l'été dorera le blé vert ;

Faire comme ces vieux qui vont plantant des arbres,

Entassant des trésors et rassemblant des marbres,

Sans songer qu'un tombeau sous leurs pieds est ouvert !


Et pourtant chacun n'a que sa vie en ce monde,

Et pourtant du cercueil la nuit est bien profonde ;

Ni lune, ni soleil : c'est un sommeil bien long ;

Le lit est dur et froid ; les larmes que l'on verse,

La terre les boit vite, et pas une ne perce,

Pour arriver à vous, le suaire et le plomb.


Dieu nous comble de biens ; notre mère Nature

Rit amoureusement à chaque créature ;

Le spectacle du ciel est admirable à voir ;

La nuit a des splendeurs qui n'ont pas de pareilles ;

Des vents tout parfumés nous chantent aux oreilles :

« Vivre est doux, et pour vivre il ne faut que vouloir. »


Pourquoi ne vouloir pas ? Pourquoi ? Pour que l'on dise,

Quand vous passez : « C'est lui ! » Pour que dans une église,

Saint-Denis, Westminster, sous un pavé noirci,

On vous couche à côté de rois que le ver mange,

N'ayant pour vous pleurer qu'une figure d'ange

Et cette inscription : « Un grand homme est ici. »


En vérité, c'est tout. - Ô néant ! Ô folie !

Vouloir qu'on se souvienne alors que tout oublie,

Vouloir l'éternité lorsque l'on n'a qu'un jour !

Rêver, chercher le beau, fonder une mémoire,

Et forger un par un les rayons de sa gloire,

Comme si tout cela valait un mot d'amour !
Non, Liberté ! non, Peuple, il ne faut pas qu'il meure !
Oh ! certes, ce serait trop simple, en vérité,
Qu'après avoir brisé les lois, et sonné l'heure
Où la sainte pudeur au ciel a remonté ;

Qu'après avoir gagné sa sanglante gageure,
Et vaincu par l'embûche et le glaive et le feu ;
Qu'après son guet-apens, ses meurtres, son parjure,
Son faux serment, soufflet sur la face de Dieu ;

Qu'après avoir traîné la France, au cœur frappée,
Et par les pieds liée, à son immonde char,
Cet infâme en fût quitte avec un coup d'épée
Au cou comme Pompée, au flanc comme César !

Non ! il est l'assassin qui rôde dans les plaines ;
Il a tué, sabré, mitraillé sans remords,
Il fit la maison vide, il fit les tombes pleines,
Il marche, il va, suivi par l'œil fixe des morts ;

À cause de cet homme, empereur éphémère,
Le fils n'a plus de père et l'enfant plus d'espoir,
La veuve à genoux pleure et sanglote, et la mère
N'est plus qu'un spectre assis sous un long voile noir ;

Pour filer ses habits royaux, sur les navettes
On met du fil trempé dans le sang qui coula ;
Le boulevard Montmartre a fourni ses cuvettes,
Et l'on teint son manteau dans cette pourpre-là ;

Il vous jette à Cayenne, à l'Afrique, aux sentines,
Martyrs, héros d'hier et forçats d'aujourd'hui !
Le couteau ruisselant des rouges guillotines
Laisse tomber le sang goutte à goutte sur lui ;

Lorsque la trahison, sa complice livide,
Vient et frappe à sa porte, il fait signe d'ouvrir ;
Il est le fratricide ! Il est le parricide ! -
Peuples, c'est pour cela qu'il ne doit pas mourir !

Gardons l'homme vivant. Oh ! châtiment superbe !
Oh ! S'il pouvait un jour passer par le chemin,
Nu, courbé, frissonnant, comme au vent tremble l'herbe.
Sous l'exécration de tout le genre humain !

Étreint par son passé tout rempli de ses crimes,
Comme par un carcan tout hérissé de clous,
Cherchant les lieux profonds, les forêts, les abîmes,
Pâle, horrible, effaré, reconnu par les loups ;

Dans quelque bagne vil n'entendant que sa chaîne,
Seul, toujours seul, parlant en vain aux rochers sourds,
Voyant autour de lui le silence et la haine,
Des hommes nulle part et des spectres toujours ;

Vieillissant, rejeté par la mort comme indigne,
Tremblant sous la nuit noire, affreux sous le ciel bleu... -
Peuples, écartez-vous ! cet homme porte un signe :
Laissez passer Caïn ! Il appartient à Dieu.

Jersey, le 14 novembre.
VII.

Une nuit, - c'est toujours la nuit dans le tombeau, -
Il s'éveilla. Luisant comme un hideux flambeau,
D'étranges visions emplissaient sa paupière ;
Des rires éclataient sous son plafond de pierre ;
Livide, il se dressa ; la vision grandit ;
Ô terreur ! une voix qu'il reconnut, lui dit :

- Réveille-toi. Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène,
L'exil, les rois geôliers, l'Angleterre hautaine
Sur ton lit accoudée à ton dernier moment,
Sire, cela n'est rien. Voici le châtiment :

La voix alors devint âpre, amère, stridente,
Comme le noir sarcasme et l'ironie ardente ;
C'était le rire amer mordant un demi-dieu.
- Sire ! on t'a retiré de ton Panthéon bleu !
Sire ! on t'a descendu de ta haute colonne !
Regarde. Des brigands, dont l'essaim tourbillonne,
D'affreux bohémiens, des vainqueurs de charnier
Te tiennent dans leurs mains et t'ont fait prisonnier.
À ton orteil d'airain leur patte infâme touche.
Ils t'ont pris. Tu mourus, comme un astre se couche,
Napoléon le Grand, empereur ; tu renais
Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.
Te voilà dans leurs rangs, on t'a, l'on te harnache.
Ils t'appellent tout haut grand homme, entre eux, ganache.
Ils traînent, sur Paris qui les voit s'étaler,
Des sabres qu'au besoin ils sauraient avaler.
Aux passants attroupés devant leur habitacle,
Ils disent, entends-les : - Empire à grand spectacle !
Le pape est engagé dans la troupe ; c'est bien,
Nous avons mieux ; le czar en est mais ce n'est rien,
Le czar n'est qu'un sergent, le pape n'est qu'un bonze
Nous avons avec nous le bonhomme de bronze !
Nous sommes les neveux du grand Napoléon ! -
Et Fould, Magnan, Rouher, Parieu caméléon,
Font rage. Ils vont montrant un sénat d'automates.
Ils ont pris de la paille au fond des casemates
Pour empailler ton aigle, ô vainqueur d'Iéna !
Il est là, mort, gisant, lui qui si haut plana,
Et du champ de bataille il tombe au champ de foire.
Sire, de ton vieux trône ils recousent la moire.
Ayant dévalisé la France au coin d'un bois,
Ils ont à leurs haillons du sang, comme tu vois,
Et dans son bénitier Sibour lave leur linge.
Toi, lion, tu les suis ; leur maître, c'est le singe.
Ton nom leur sert de lit, Napoléon premier.
On voit sur Austerlitz un peu de leur fumier.
Ta gloire est un gros vin dont leur honte se grise.
Cartouche essaie et met ta redingote grise
On quête des liards dans le petit chapeau
Pour tapis sur la table ils ont mis ton drapeau.
À cette table immonde où le grec devient riche,
Avec le paysan on boit, on joue, on triche ;
Tu te mêles, compère, à ce tripot hardi,
Et ta main qui tenait l'étendard de Lodi,
Cette main qui portait la foudre, ô Bonaparte,
Aide à piper les dés et fait sauter la carte.
Ils te forcent à boire avec eux, et Carlier
Pousse amicalement d'un coude familier
Votre majesté, sire, et Piétri dans son antre
Vous tutoie, et Maupas vous tape sur le ventre.
Faussaires, meurtriers, escrocs, forbans, voleurs,
Ils savent qu'ils auront, comme toi, des malheurs
Leur soif en attendant vide la coupe pleine
À ta santé ; Poissy trinque avec Sainte-Hélène.

Regarde ! bals, sabbats, fêtes matin et soir.
La foule au bruit qu'ils font se culbute pour voir ;
Debout sur le tréteau qu'assiège une cohue
Qui rit, bâille, applaudit, tempête, siffle, hue,
Entouré de pasquins agitant leur grelot,
- Commencer par Homère et finir par Callot !
Épopée ! épopée ! oh ! quel dernier chapitre ! -
Entre Troplong paillasse et Chaix-d'Est-Ange pitre,
Devant cette baraque, abject et vil bazar
Où Mandrin mal lavé se déguise en César,
Riant, l'affreux bandit, dans sa moustache épaisse,
Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse ! -

L'horrible vision s'éteignit. L'empereur,
Désespéré, poussa dans l'ombre un cri d'horreur,
Baissant les yeux, dressant ses mains épouvantées.
Les Victoires de marbre à la porte sculptées,
Fantômes blancs debout hors du sépulcre obscur,
Se faisaient du doigt signe, et, s'appuyant au mur,
Écoutaient le titan pleurer dans les ténèbres.
Et lui, cria : « Démon aux visions funèbres,
Toi qui me suis partout, que jamais je ne vois,
Qui donc es-tu ? - Je suis ton crime », dit la voix.
La tombe alors s'emplit d'une lumière étrange
Semblable à la clarté de Dieu quand il se venge
Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar,
Deux mots dans l'ombre écrits flamboyaient sur César ;
Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère,
Leva sa face pâle et lut : - DIX-HUIT BRUMAIRE !

Jersey, du 25 au 30 novembre 1852.
À Albert Mérat.


J'ai peur d'avril, peur de l'émoi
Qu'éveille sa douceur touchante ;
Vous qu'elle a troublés comme moi,
C'est pour vous seuls que je la chante.

En décembre, quand l'air est froid,
Le temps brumeux, le jour livide,
Le cœur, moins tendre et plus étroit,
Semble mieux supporter son vide.

Rien de joyeux dans la saison
Ne lui fait sentir qu'il est triste ;
Rien en haut, rien à l'horizon
Ne révèle qu'un ciel existe.

Mais, dès que l'azur se fait voir,
Le cœur s'élargit et se creuse,
Et s'ouvre pour le recevoir
Dans sa profondeur douloureuse ;

Et ce bleu qui lui rit de ****,
L'attirant sans jamais descendre,
Lui donne l'infini besoin
D'un essor impossible à prendre.

Le bonheur candide et serein
Qui s'exhale de toutes choses,
L'oppresse, et son premier chagrin
Rajeunit à l'odeur des roses.

Il sent, dans un réveil confus,
Les anciennes ardeurs revivre,
Et les mêmes anciens refus
Le repousser dès qu'il s'y livre.

J'ai peur d'avril, peur de l'émoi
Qu'éveille sa douceur touchante ;
Vous qu'elle a troublés comme moi,
C'est pour vous seuls que je la chante.
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait : " A boire ! à boire par pitié ! "
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : "Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. "
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: "Caramba! "
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
" Donne-lui tout de même à boire ", dit mon père.
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien **** d'ici ! trop **** ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
Peste
J'hiberne jusqu'à ce qu'il soit temps, perfide,
Limpide
Contemplez-moi, impies,
Le jour du jugement est ici !
Courez par centaines,
Car seule la quarantaine
Peut vous soigner.
Peut vous sauver,
Seul l'exil
De la prévisibilité infernale de la ville

J'ai arraché les pétales de toutes les fleurs
Des cloches sonnent à toutes les heures
Pour ceux qui sont malades de pleurs,
Que ne peuvent soigner aucun docteur.

Je rempli les terroirs,
Je gratte les fumoirs
Je suis le tout,
Je suis le fou

Guerre
Je suis le vouloir
Je suis le pouvoir
Mourrez sous la loi martiale
Souffrez de la vie impartiale
Macabre moulin à viande tendre
Dans un champ fertilisé à la cendre
Le Minos des temps modernes,
Que l'on nourrit de notre jeunesse
Consomme, vorace comme en ivresse
Consume nos amis et nos frères,
Salit nos soeurs et nos terres

Les mains tachées du sang des atrocités
Que l'on regrette un fois revenue la lucidité
Personne ne nous détruits mieux que nous-même
Personne n'a jamais été sauvé dès son baptême

Je tue les espoirs
Je vole les avoirs
Je suis lucide,
Livide

Famine
Je suis le rat dans les geôles
Je n'ai plus de contrôle
Même si je fuis ailleurs,
On me ronge de l'intérieur !
Sauvez-moi de cet insatiable creux !
Je salive de tous mes yeux
À la vue de nourritures fines
Dont je suis en manque, j'imagine
La vie n'est que désirs,
Bonheur, l'excès et son plaisir

Que ne ferait pas un homme pour ne pas rater son train
Quand il se meurt, et qu'on lui promet un bout de pain ?
Que ne ferait pas un homme quand il est seul et qu'il a faim
Quand de l'intérieur il meurt, et qu'il besoin de soin ?

Je vide les armoires,
Je gratte les contoires
Je suis le vide
Je suis l'avide

Mort
La limpide clarté
La déchirante pureté
De la puissante nature,
Et de ses créatures
Les plus virtueuses,
Les plus malicieuses.
Célèbre dramaturge,
J'ai ce désir de purge,
De soulager des siècles d'agonie
Et ainsi cloître le cycle de la vie

Rien n'est aussi grandiose qu'un dernier coup de théâtre
Quand on est seule dans le silence de l'audience à l'amphithéâtre
Bien petite compensation pour avoir réprimé ses désirs
Que de pouvoir rêver un peu avant d'enfin s'endormir

Je vide les boudoirs
J'écarte le doute de revoir
Je meurs d’ennui, je suis mort,
Je meurtris la vie, je suis la mort
Sonnet.

De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent ? Réponds, libertin.

- Insatiablement avide
De l'obscur et de l'incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.

Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil,
Vos vastes nuages en deuil

Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l'Enfer où mon coeur se plaît.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !...  
André Chénier, Lambes.


« Le vent chasse **** des campagnes
Le gland tombé des rameaux verts ;
Chêne, il le bat sur les montagnes ;
Esquif, il le bat sur les mers.
Jeune homme, ainsi le sort nous presse.
Ne joins pas, dans ta folle ivresse,
Les maux du monde à tes malheurs ;
Gardons, coupables et victimes,
Nos remords pour nos propres crimes,
Nos pleurs pour nos propres douleurs ! »

Quoi ! mes chants sont-ils téméraires ?  
Faut-il donc, en ces jours d'effroi,  
Rester sourd aux cris de ses frères ?  
Ne souffrir jamais que pour soi ?
Non, le poète sur la terre
Console, exilé volontaire,
Les tristes humains dans leurs fers ;
Parmi les peuples en délire,
Il s'élance, armé de sa lyre,
Comme Orphée au sein des enfers !

« Orphée aux peines éternelles
Vint un moment ravir les morts ;
Toi, sur les têtes criminelles,
Tu chantes l'hymne du remords.
Insensé ! quel orgueil t'entraîne ?
De quel droit viens-tu dans l'arène
Juger sans avoir combattu ?
Censeur échappé de l'enfance,
Laisse vieillir ton innocence,
Avant de croire à ta vertu ! »

Quand le crime, Python livide,
Brave, impuni, le frein des lois,
La Muse devient I'Euménide :
Apollon saisit son carquois !
Je cède au Dieu qui me rassure ;
J'ignore à ma vie encor pure
Quels maux le sort veut attacher ;
Je suis sans orgueil mon étoile ;
L'orage déchire la voile :
La voile sauve le nocher.

« Les hommes vont aux précipices !
Tes chants ne les sauveront pas.
Avec eux, **** des cieux propices,
Pourquoi donc égarer tes pas
Peux-tu, dès tes jeunes années,
Sans briser d'autres destinées,
Rompre la chaîne de tes jours ?
Épargne ta vie éphémère ;
Jeune homme, n'as-tu pas de mère ?
Poète, n'as-tu pas d'amours ? »

Eh bien ! à mes terrestres flammes,
Si je meurs, les cieux vont s'ouvrir.
L'amour chaste agrandit les âmes,
Et qui sait aimer sait mourir.
Le poète, en des temps de crime,
Fidèle aux justes qu'on opprime,
Célèbre, imite les héros ;
Il a, jaloux de leur martyre,
Pour les victimes une lyre,
Une tète pour les bourreaux !

« On dit que jadis le Poète,
Chantant des jours encor lointains,
Savait à la terre inquiète
Révéler ses futurs destins.
Mais toi, que peux-tu pour le monde
Tu partages sa nuit profonde :
Le ciel se voile et veut punir ;
Les lyres n'ont plus de prophète,
Et la Muse, aveugle et muette,
Ne sait plus rien de l'avenir ! »

Le mortel qu'un Dieu même anime
Marche à l'avenir, plein d'ardeur ;
C'est en s'élançant dans l'abîme
Qu'il en sonde la profondeur.
Il se prépare au sacrifice ;
Il sait que le bonheur du vice
Par l'innocent est expié ;
Prophète à son jour mortuaire,
La prison est son sanctuaire,
Et l'échafaud est son trépied !

« Que n'es-tu né sur les rivages
Des Abbas et des Cosroës,
Aux rayons d'un ciel sans nuages,
Parmi le myrte et l'aloës !
Là, sourd aux maux que tu déplores,
Le poète voit ses aurores
Se lever sans trouble et sans pleurs ;
Et la colombe, chère aux sages,
Porte aux vierges ses doux messages
Où l'amour parle avec des fleurs ! »

Qu'un autre au céleste martyre
Préfère un repos sans honneur !
La gloire est le but où j'aspire ;
On n'y va point par le bonheur.
L'alcyon, quand l'Océan gronde,
Craint que les vents ne troublent l'onde
Où se berce son doux sommeil ;
Mais pour l'aiglon, fils des orages,
Ce n'est qu'à travers les nuages
Qu'il prend son vol vers le soleil !

Mars 1821.
Puits de l'Inde ! tombeaux ! monuments constellés !
Vous dont l'intérieur n'offre aux regards troublés
Qu'un amas tournoyant de marches et de rampes,
Froids cachots, corridors où rayonnent des lampes,
Poutres où l'araignée a tendu ses longs fils,
Blocs ébauchant partout de sinistres profils,
Toits de granit, troués comme une frêle toile,
Par où l'oeil voit briller quelque profonde étoile,
Et des chaos de murs, de chambres, de paliers,
Où s'écroule au hasard un gouffre d'escaliers !
Cryptes qui remplissez d'horreur religieuse
Votre voûte sans fin, morne et prodigieuse !
Cavernes où l'esprit n'ose aller trop avant !
Devant vos profondeurs j'ai pâli bien souvent
Comme sur un abîme ou sur une fournaise,
Effrayantes Babels que rêvait Piranèse !

Entrez si vous l'osez !

Sur le pavé dormant
Les ombres des arceaux se croisent tristement ;
La dalle par endroits, pliant sous les décombres,
S'entr'ouvre pour laisser passer des degrés sombres
Qui fouillent, vis de pierre, un souterrain sans fond ;
D'autres montent là-haut et crèvent le plafond.
Où vont-ils ? Dieu le sait. Du creux d'une arche vide
Une eau qui tombe envoie une lueur livide.
Une voûte au front vert s'égoutte dans un puits,
Dans l'ombre un lourd monceau de roches sans appuis
S'arrête retenu par des ronces grimpantes ;
Une corde qui pend d'un amas de charpentes
S'offre, mystérieuse, à la main du passant.
Dans un caveau, penché sur un livre, et lisant,
Un vieillard surhumain, sous le roc qui surplombe,
Semble vivre oublié par la mort dans sa tombe.
Des sphinx, des boeufs d'airain, sur l'étrave accroupis,
Ont fait des chapiteaux aux piliers décrépits ;
L'aspic à l'oeil de braise, agitant ses paupières,
Passe sa tête plate aux crevasses des pierres.
Tout chancelle et fléchit sous les toits entr'ouverts.
Le mur suinte, et l'on voit fourmiller à travers
De grands feuillages roux, sortant d'entre les marbres,
Des monstres qu'on prendrait pour des racines d'arbres.
Partout, sur les parois du morne monument,
Quelque chose d'affreux rampe confusément ;
Et celui qui parcourt ce dédale difforme,
Comme s'il était pris par un polype énorme,
Sur son front effaré, sous son pied hasardeux,
Sent vivre et remuer l'édifice hideux !

Aux heures où l'esprit, dont l'oeil partout se pose,
Cherche à voir dans la nuit le fond de toute chose,
Dans ces lieux effrayants mon regard se perdit.
Bien souvent je les ai contemplés, et j'ai dit :

- Ô rêves de granit ! grottes visionnaires !
Cryptes ! palais ! tombeaux, pleins de vagues tonnerres !
Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,
Vous êtes moins profonds et moins désespérés
Que le destin, cet antre habité par nos craintes,
Où l'âme entend, perdue, en d'affreux labyrinthes,
Au fond, à travers l'ombre, avec mille bruits sourds,
Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours ! -

Avril 1839.
La face de la bête est terrible ; on y sent
L'Ignoré, l'éternel problème éblouissant
Et ténébreux, que l'homme appelle la Nature ;
On a devant soi l'ombre informe, l'aventure
Et le joug, l'esclavage et la rébellion,
Quand on voit le visage effrayant du lion ;
Le monstre orageux, rauque, effréné, n'est pas libre,
Ô stupeur ! et quel est cet étrange équilibre
Composé de splendeur et d'horreur, l'univers,
Où règne un Jéhovah dont Satan est l'envers ;
Où les astres, essaim lumineux et livide,
Semblent pris dans un bagne, et fuyant dans le vide,
Et jetés au hasard comme on jette les dés,
Et toujours à la chaîne et toujours évadés ?
Quelle est cette merveille effroyable et divine
Où, dans l'éden qu'on voit, c'est l'enfer qu'on devine,
Où s'éclipse, ô terreur, espoirs évanouis,
L'infini des soleils sous l'infini des nuits,
Où, dans la brute, Dieu disparaît et s'efface ?
Quand ils ont devant eux le monstre face à face,
Les mages, les songeurs vertigineux des bois,
Les prophètes blêmis à qui parlent des voix,
Sentent on ne sait quoi d'énorme dans la bête ;
Pour eux l'amer rictus de cette obscure tête,
C'est l'abîme, inquiet d'être trop regardé,
C'est l'éternel secret qui veut être gardé
Et qui ne laisse pas entrer dans ses mystères
La curiosité des pâles solitaires ;
Et ces hommes, à qui l'ombre fait des aveux,
Sentent qu'ici le sphinx s'irrite, et leurs cheveux
Se dressent, et leur sang dans leurs veines se fige
Devant le froncement de sourcil du prodige.
I.

Le ciel d'étain au ciel de cuivre
Succède. La nuit fait un pas.
Les choses de l'ombre vont vivre.
Les arbres se parlent tout bas.

Le vent, soufflant des empyrées,
Fait frissonner dans l'onde où luit
Le drap d'or des claires soirées,
Les sombres moires de la nuit.

Puis la nuit fait un pas encore.
Tout à l'heure, tout écoutait ;
Maintenant nul bruit n'ose éclore ;
Tout s'enfuit, se cache et se tait.

Tout ce qui vit, existe ou pense,
Regarde avec anxiété
S'avancer ce sombre silence
Dans cette sombre immensité.

C'est l'heure où toute créature
Sent distinctement dans les cieux,
Dans la grande étendue obscure
Le grand Être mystérieux !

II.

Dans ses réflexions profondes,
Ce Dieu qui détruit en créant,
Que pense-t-il de tous ces mondes
Qui vont du chaos au néant ?

Est-ce à nous qu'il prête l'oreille ?
Est-ce aux anges ? Est-ce aux démons ?
A quoi songe-t-il, lui qui veille
A l'heure trouble où nous dormons ?

Que de soleils, spectres sublimes,
Que d'astres à l'orbe éclatant,
Que de mondes dans ces abîmes
Dont peut-être il n'est pas content !

Ainsi que des monstres énormes
Dans l'océan illimité,
Que de créations difformes
Roulent dans cette obscurité !

L'univers, où sa, sève coule,
Mérite-t-il de le fixer ?
Ne va-t-il pas briser ce moule,
Tout jeter, et recommencer ?

III.

Nul asile que la prière !
Cette heure sombre nous fait voir
La création tout entière
Comme un grand édifice noir !

Quand flottent les ombres glacées,
Quand l'azur s'éclipse à nos yeux,
Ce sont d'effrayantes pensées
Que celles qui viennent des cieux !

Oh ! la nuit muette et livide
Fait vibrer quelque chose en nous !
Pourquoi cherche-t-on dans le vide ?
Pourquoi tombe-t-on à genoux ?

Quelle est cette secrète fibre ?
D'où vient que, sous ce. morne effroi,
Le moineau ne se sent plus libre,
Le lion ne se sent plus roi ?

Questions dans l'ombre enfouies !
Au fond du ciel de deuil couvert,
Dans ces profondeurs inouïes
Où l'âme plonge, où l'oeil se perd,

Que se passe-t-il de terrible
Qui fait que l'homme, esprit banni,
A peur de votre calme horrible,
Ô ténèbres de l'infini ?

Le 20 mars 1846.
I.

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d'ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul ;
Et chacun se sentant mourir, on était seul.
- Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s'étaient endormis là.
Ô chutes d'Annibal ! lendemains d'Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières,
On s'endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
Toutes les nuits, qui vive ! alerte ! assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D'horribles escadrons, tourbillons d'hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
L'empereur était là, debout, qui regardait.
Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu'alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.
Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
Tandis qu'environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l'âme épouvanté.
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L'empereur se tourna vers Dieu ; l'homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu'il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées :
« Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées ? »
Alors il s'entendit appeler par son nom
Et quelqu'un qui parlait dans l'ombre lui dit : Non.

Jersey, du 25 au 30 novembre 1852.
I

Une Idée, une Forme, un Être
Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul oeil du Ciel ne pénètre ;

Un Ange, imprudent voyageur
Qu'a tenté l'amour du difforme,
Au fond d'un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,

Et luttant, angoisses funèbres !
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres ;

Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles,
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé ;

Un damné descendant sans lampe,
Au bord d'un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur,
D'éternels escaliers sans rampe,

Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu'eux ;

Un navire pris dans le pôle,
Comme en un piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle ;

- Emblèmes nets, tableau parfait
D'une fortune irrémédiable,
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu'il fait !

II

Tête-à-tête sombre et limpide
Qu'un coeur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques
- La conscience dans le Mal !
Sonnet.

Comme les anges à l'oeil fauve,
Je reviendrai dans ton alcôve
Et vers toi glisserai sans bruit
Avec les ombres de la nuit,

Et je te donnerai, ma brune,
Des baisers froids comme la lune
Et des caresses de serpent
Autour d'une fosse rampant.

Quand viendra le matin livide,
Tu trouveras ma place vide,
Où jusqu'au soir il fera froid.

Comme d'autres par la tendresse,
Sur ta vie et sur ta jeunesse,
Moi, je veux régner par l'effroi.
Seigneur, j'ai médité dans les heures nocturnes,
Et je me suis assis, pensif comme un aïeul,
Sur les sommets déserts, dans les lieux taciturnes
Où l'homme ne vient pas, où l'on vous trouve seul ;

J'ai de l'oiseau sinistre écouté les huées ;
J'ai vu la pâle fleur trembler dans le gazon,
Et l'arbre en pleurs sortir du crêpe des nuées,
Et l'aube frissonner, livide, à l'horizon ;

J'ai vu, le soir, flotter les apparences noires
Qui rampent dans la plaine et se traînent sans bruit ;
J'ai regardé du haut des mornes promontoires
Les sombres tremblements de la mer dans la nuit ;

J'ai vu dans les sapins passer la lune horrible,
Et j'ai cru par moments, muet, épouvanté,
Surprendre l'attitude effarée et terrible
De la création devant l'éternité.

À Cauterets, le 28 août 184...
La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.

C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
Où, comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,
Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.

Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au **** déchirait l'air brumeux ;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.

L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
Me prirent : "Tu veux voir rutiler les bolides ?
Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?

"Par des farces de nuit ton front est épié,
Ô juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
La bouche dans ton drap doucement expié ;
Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
Dis : Frère, va plus ****, je suis estropié !"

Et le juste restait debout, dans l'épouvante
Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
"Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
Ô Vieillard ? Pèlerin sacré ! barde d'Armor !
Pleureur des Oliviers ! main que la pitié gante !

"Barbe de la famille et poing de la cité,
Croyant très doux : ô coeur tombé dans les calices,
Majestés et vertus, amour et cécité,
Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !

"Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
Je suis maudit, tu sais ! je suis soûl, fou, livide,
Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
Juste ! je ne veux rien à ton cerveau torpide.

"C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
Reniflent dans la nuit comme des cétacés,
Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
Sur d'effroyables becs-de-cane fracassés !

"Et c'est toi l'oeil de Dieu ! le lâche ! Quand les plantes
Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes !"

J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
- Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui,

Cependant que silencieux sous les pilastres
D'azur, allongeant les comètes et les noeuds
D'univers, remuement énorme sans désastres,
L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
Et de sa drague en feu laisse filer les astres !

Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
Comme le sucre sur la denture gâtée.
- Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.

Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
- J'exècre tous ces yeux de Chinois à bedaines,
Puis qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !
Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d'église
Qu'attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux
Vers le choeur ruisselant d'orrie et la maîtrise
Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux ;

Comme un parfum de pain humant l'odeur de cire,
Heureux, humiliés comme des chiens battus,
Les Pauvres au bon Dieu, le patron et le sire,
Tendent leurs oremus risibles et têtus.

Aux femmes, c'est bien bon de faire des bancs lisses,
Après les six jours noirs ou Dieu les fait souffrir !
Elles bercent, tordus dans d'étranges pelisses,
Des espèces d'enfants qui pleurent à mourir.

Leurs seins crasseux dehors, ces mangeuses de soupe,
Une prière aux yeux et ne priant jamais,
Regardent parader mauvaisement un groupe
De gamines avec leurs chapeaux déformés.

Dehors, le froid, la faim, l'homme en ribote :
C'est bon. Encore une heure ; après, les maux sans noms !
- Cependant, alentour, geint, nasille, chuchote
Une collection de vieilles à fanons :

Ces effarés y sont et ces épileptiques
Dont on se détournait hier aux carrefours ;
Et, fringalant du nez dans des missels antiques,
Ces aveugles qu'un chien introduit dans les cours.

Et tous, bavant la foi mendiante et stupide,
Récitent la complainte infinie à Jésus,
Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide,
**** des maigres mauvais et des méchants pansus,

**** des senteurs de viande et d'étoffes moisies,
Farce prostrée et sombre aux gestes repoussants ;
- Et l'oraison fleurit d'expressions choisies,
Et les mysticités prennent des tons pressants,

Quand, des nefs où périt le soleil, plis de soie
Banals, sourires verts, les Dames des quartiers
Distingués, - ô Jésus ! - les malades du foie
Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.

— The End —