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Dans le flot libre des mots
On voit parfois gazouiller
Entre les failles Corindon,
Hydre-Muse au sang impétueux
D'impur taureau
Mêlé à celui imparfait du pigeon,
Chanter les défauts, les venins
Et les vices de la gemme :
Les vicissitudes du poème de rubis.
Michael R Burch Dec 2021
These are my modern English translations of sonnets by the French poet Stephane Mallarme.

The Tomb of Edgar Poe
by Stéphane Mallarmé
loose translation/interpretation by Michael R. Burch

Transformed into himself by Death, at last,
the Bard unsheathed his Art’s recondite blade
to duel with dullards, blind & undismayed,
who’d never heard his ardent Voice, aghast!

Like dark Medusan demons of the past
who’d failed to heed such high, angelic words,
men called him bendered, his ideas absurd,
discounting all the warlock’s spells he’d cast.

The wars of heaven and hell? Earth’s senseless grief?
Can sculptors carve from myths a bas-relief
to illuminate the sepulcher of Poe?

No, let us set in granite, here below,
a limit and a block on this disaster:
this Blasphemy, to not acknowledge a Master!

The original French poem appears after the translations

"Le Cygne" ("The Swan")
by Stéphane Mallarmé
this untitled poem is also called Mallarmé's "White Sonnet"
loose translation/interpretation by Michael R. Burch

The virginal, the vivid, the vivacious day:
can its brilliance be broken by a wild wing-blow
delivered to this glacial lake
whose frozen ice-falls impede flight? No.

In past reflections on its thoughts today
the Swan remembers freedom, but can’t make
a song from its surroundings, only take
on the winter's ghostly hue of snow.

In the Swan's white agony its bared neck lies
within a guillotine its sense denies.
Slowly being frozen to its inner being,
the body ignores the phantom spirit fleeing...

Cold contempt for its captor
is of no use to the raptor.



Le tombeau d’Edgar Poe
by Stéphane Mallarmé

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange!
Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu,
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.
Du sol et de la nue hostiles, ô grief!
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne
Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.



Le Cygne
by Stéphane Mallarmé

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui !
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.

Stephane Mallarme was a major French poet and one of the leading French symbolist poets.

Keywords/Tags: Stephane Mallarme, France, French poet, symbolism, symbolist, symbolic, poetry, Edgar Allan Poe, grave, tomb, sepulcher, memorial, elegy, eulogy, epitaph, sonnet
Victor Hugo  Jun 2017
Melancholia
Écoutez. Une femme au profil décharné,
Maigre, blême, portant un enfant étonné,
Est là qui se lamente au milieu de la rue.
La foule, pour l'entendre, autour d'elle se rue.
Elle accuse quelqu'un, une autre femme, ou bien
Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n'a rien ;
Pas d'argent ; pas de pain ; à peine un lit de paille.
L'homme est au cabaret pendant qu'elle travaille.
Elle pleure, et s'en va. Quand ce spectre a passé,
Ô penseurs, au milieu de ce groupe amassé,
Qui vient de voir le fond d'un cœur qui se déchire,
Qu'entendez-vous toujours ? Un long éclat de rire.

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,
Avoir droit au bonheur, à la joie, à l'amour.
Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille !
Seule ! - n'importe ! elle a du courage, une aiguille,
Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,
En travaillant le jour, en travaillant la nuit,
Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.
Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,
Et chante au bord du toit tant que dure l'été.
Mais l'hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,
Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe ;
Les jours sont courts, il faut allumer une lampe ;
L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.
Ô jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l'hiver !
La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,
Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte
Les meubles, prend enfin quelque humble bague d'or ;
Tout est vendu ! L'enfant travaille et lutte encor ;
Elle est honnête ; mais elle a, quand elle veille,
La misère, démon, qui lui parle à l'oreille.
L'ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent.
Que devenir ! Un jour, ô jour sombre ! elle vend
La pauvre croix d'honneur de son vieux père, et pleure ;
Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu'elle meure !
A dix-sept ans ! grand Dieu ! mais que faire ?... - Voilà
Ce qui fait qu'un matin la douce fille alla
Droit au gouffre, et qu'enfin, à présent, ce qui monte
À son front, ce n'est plus la pudeur, c'est la honte.
Hélas, et maintenant, deuil et pleurs éternels !
C'est fini. Les enfants, ces innocents cruels,
La suivent dans la rue avec des cris de joie.
Malheureuse ! elle traîne une robe de soie,
Elle chante, elle rit... ah ! pauvre âme aux abois !
Et le peuple sévère, avec sa grande voix,
Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,
Lui dit quand elle vient : « C'est toi ? Va-t-en, infâme ! »

Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids ;
La loi le fait juré. L'hiver, dans les temps froids ;
Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.
Regardez cette salle où le peuple fourmille ;
Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.
C'est juste, puisque l'un a tout et l'autre rien.
Ce juge, - ce marchand, - fâché de perdre une heure,
Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
L'envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.
Tous s'en vont en disant : « C'est bien ! » bons et méchants ;
Et rien ne reste là qu'un Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux,
Il est fort, il est grand ; il est utile à tous ;
Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule,
Il dore d'un rayon tous les fronts de la foule ;
Il luit ; le jour qu'il jette est un jour éclatant ;
Il apporte une idée au siècle qui l'attend ;
Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères ;
Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins !
Il vient. - Certe, on le va couronner ! - On le hue !
Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,
Ceux qui n'ignorent rien, ceux qui doutent de tout,
Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l'égout,
Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.
Si c'est un orateur ou si c'est un ministre,
On le siffle. Si c'est un poète, il entend
Ce chœur : « Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant ! »
Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme,
Debout, les bras croisés, le front levé, l'œil calme,
Il contemple, serein, l'idéal et le beau ;
Il rêve ; et, par moments, il secoue un flambeau
Qui, sous ses pieds, dans l'ombre, éblouissant la haine,
Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine ;
Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours ;
Orateur, il entasse efforts, travaux, discours ;
Il marche, il lutte ! Hélas ! l'injure ardente et triste,
À chaque pas qu'il fait, se transforme et persiste.
Nul abri. Ce serait un ennemi public,
Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,
Qu'il serait moins traqué de toutes les manières,
Moins entouré de gens armés de grosses pierres,
Moins haï ! -- Pour eux tous et pour ceux qui viendront,
Il va semant la gloire, il recueille l'affront.
Le progrès est son but, le bien est sa boussole ;
Pilote, sur l'avant du navire il s'isole ;
Tout marin, pour dompter les vents et les courants,
Met tour à tour le cap sur des points différents,
Et, pour mieux arriver, dévie en apparence ;
Il fait de même ; aussi blâme et cris ; l'ignorance
Sait tout, dénonce tout ; il allait vers le nord,
Il avait tort ; il va vers le sud, il a tort ;
Si le temps devient noir, que de rage et de joie !
Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,
L'âge vient, il couvait un mal profond et lent,
Il meurt. L'envie alors, ce démon vigilant,
Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,
Prend soin de la clouer de ses mains dans la bière,
Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit
S'il est vraiment bien mort, s'il ne fait pas de bruit,
S'il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme,
Et, s'essuyant les yeux, dit : « C'était un grand homme ! »

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
« Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

Le pesant chariot porte une énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste à le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire encore et s'arrête ;
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;
C'est lundi ; l'homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;
Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre
L'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre !
L'animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
Il sent l'ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l'écrase et le fouet qui l'assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'homme.
Et le roulier n'est plus qu'un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne des licous,
Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il frappe avec le pié ;
Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,
Baisse son cou lugubre et sa tête égarée ;
On entend, sous les coups de la botte ferrée,
Sonner le ventre nu du pauvre être muet !
Il râle ; tout à l'heure encore il remuait ;
Mais il ne bouge plus, et sa force est finie ;
Et les coups furieux pleuvent ; son agonie
Tente un dernier effort ; son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ;
Et, dans l'ombre, pendant que son bourreau redouble,
Il regarde quelqu'un de sa prunelle trouble ;
Et l'on voit lentement s'éteindre, humble et terni,
Son œil plein des stupeurs sombres de l'infini,
Où luit vaguement l'âme effrayante des choses.
Hélas !

Cet avocat plaide toutes les causes ;
Il rit des généreux qui désirent savoir
Si blanc n'a pas raison, avant de dire noir ;
Calme, en sa conscience il met ce qu'il rencontre,
Ou le sac d'argent Pour, ou le sac d'argent Contre ;
Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.
Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,
Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.
La foule hait cet homme et proscrit cette femme ;
Ils sont maudits. Quel est leur crime ? Ils ont aimé.
L'opinion rampante accable l'opprimé,
Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.
De l'inventeur mourant le parasite engraisse.
Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,
Triche, et rit d'escroquer la dupe Dévouement.
Le puissant resplendit et du destin se joue ;
Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.
Ô hideux coins de rue où le chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
Vos tas d'ordures sont moins noirs que les vivants !
Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr ? Les vents.
Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire ;
Il a l'œil clair, le front gracieux, l'âme noire ;
Il se courbe ; il sera votre maître demain.

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin ;
Ton feutre humble et troué s'ouvre à l'air qui le mouille ;
Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille ;
Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau ;
Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau ;
Ta cahute, au niveau du fossé de la route,
Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute ;
Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir
Pour manger le matin et pour jeûner le soir ;
Et, fantôme suspect devant qui l'on recule,
Regardé de travers quand vient le crépuscule,
Pauvre au point d'alarmer les allants et venants,
Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans ainsi qu'eux leur feuillage ;
Autrefois, homme alors dans la force de l'âge,
Quand tu vis que l'Europe implacable venait,
Et menaçait Paris et notre aube qui naît,
Et, mer d'hommes, roulait vers la France effarée,
Et le Russe et le *** sur la terre sacrée
Se ruer, et le nord revomir Attila,
Tu te levas, tu pris ta fourche ; en ces temps-là,
Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la grande Champagne.
C'est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,
Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu'à ton front tu secoues,
Mêle l'éclair du fouet au tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas ! Ce passant
Fit sa fortune à l'heure où tu versais ton sang ;
Il jouait à la baisse, et montait à mesure
Que notre chute était plus profonde et plus sûre ;
Il fallait un vautour à nos morts ; il le fut ;
Il fit, travailleur âpre et toujours à l'affût,
Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes ;
Moscou remplit ses prés de meules odorantes ;
Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
Et la Bérésina charriait un palais ;
Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins où l'on voit le cygne errer sur l'eau,
Un million joyeux sortit de Waterloo ;
Si bien que du désastre il a fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,
A coupé sur la France une livre de chair.
Or, de vous deux, c'est toi qu'on hait, lui qu'on vénère ;
Vieillard, tu n'es qu'un gueux, et ce millionnaire,
C'est l'honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas !

Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules ! sillons creusés par ces mornes charrues :
Nuit, douleur, deuil ! champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé !
Vie et mort ! onde où l'hydre à l'infini s'enlace !
Peuple océan jetant l'écume populace !
Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs ;
Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,
Qu'on distingue à travers de vagues transparences,
Ses rudes appétits, redoutables aimants,
Ses prostitutions, ses avilissements,
Et la fatalité des mœurs imperdables,
La misère épaissit ses couches formidables.
Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.
L'indigence, flux noir, l'ignorance, reflux,
Montent, marée affreuse, et parmi les décombres,
Roulent l'obscur filet des pénalités sombres.
Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,
Et l'homme cherche l'homme à tâtons ; il fait nuit ;
Les petits enfants nus tendent leurs mains funèbres ;
Le crime, antre béant, s'ouvre dans ces ténèbres ;
Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,
Les âmes en lambeaux dans les corps en haillons :
Pas de cœur où ne croisse une aveugle chimère.
Qui grince des dents ? L'homme. Et qui pleure ? La mère.
Qui sanglote ? La vierge aux yeux hagards et doux.
Qui dit : « J'ai froid ? » L'aïeule. Et qui dit : « J'ai faim ? » Tous !
Et le fond est horreur, et la surface est joie.
Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
Et sur le pâle amas des cris et des douleurs,
Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs !
Ceux-là sont les heureux. Ils n'ont qu'une pensée :
A quel néant jeter la journée insensée ?
Chiens, voitures, chevaux ! cendre au reflet vermeil !
Poussière dont les grains semblent d'or au soleil !
Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans trêve,
Et se passe à tâcher d'oublier dans un rêve
L'enfer au-dessous d'eux et le ciel au-dessus.
Quand on voile Lazare, on efface Jésus.
Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.
Ils n'admettent que l'air tout parfumé de roses,
La volupté, l'orgueil, l'ivresse et le laquais
Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.
Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.
Le bal, tout frissonnant de souffles et d'extases,
Rayonne, étourdissant ce qui s'évanouit ;
Éden étrange fait de lumière et de nuit.
Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,
Et semblent la racine ardente et pleine d'âmes
De quelque arbre céleste épanoui plus haut.
Noir paradis dansant sur l'immense cachot !
Ils savourent, ravis, l'éblouissement sombre
Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,
Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.
Les valses, visions, passent dans les miroirs.
Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,
Les galops effrénés courent ; par intervalles,
Le bal reprend haleine ; on s'interrompt, on fuit,
On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit ;
Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,
La musique, jetant les notes à poignées,
Revient, et les regards s'allument, et l'archet,
Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.
Ô délire ! et d'encens et de bruit enivrées,
L'heure emporte en riant les rapides soirées,
Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.
D'autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,
Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent,
Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,
Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert,
Jusqu'à ce qu'au volet le jour bâille entr'ouvert,
Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre ;
Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre,
Pendant que le
Victor Hugo  Jun 2017
Sagesse
À MADEMOISELLE LOUISE B.

I.

- Ainsi donc rien de grand, rien de saint, rien de pur,
Rien qui soit digne, ô ciel ! de ton regret d'azur !
Rien qui puisse anoblir le vil siècle où nous sommes,
Ne sortira du cœur de l'homme enfant des hommes !
Homme ! esprit enfoui sous les besoins du corps !
Ainsi, jouir ; descendre à tâtons chez les morts ;
Être à tout ce qui rampe, à tout ce qui s'envole,
A l'intérêt sordide, à la vanité folle ;
Ne rien savoir - qu'emplir, sans souci du devoir,
Une charte de mots ou d'écus un comptoir ;
Ne jamais regarder les voûtes étoilées ;
Rire du dévouement et des vertus voilées ;
Voilà ta vie, hélas ! et tu n'as, nuit et jour,
Pour espoir et pour but, pour culte et pour amour,
Qu'une immonde monnaie aux carrefours traînée
Et qui te laisse aux mains sa rouille empoissonnée !
Et tu ne comprends pas que ton destin, à toi,
C'est de penser ! c'est d'être un mage et d'être un roi ;
C'est d'être un alchimiste alimentant la flamme
Sous ce sombre alambic que tu nommes ton âme,
Et de faire passer par ce creuset de feu
La nature et le monde, et d'en extraire Dieu !

Quoi ! la brute a sa sphère et l'éléments sa règle !
L'onde est au cormoran et la neige est à l'aigle.
Tout a sa région, sa fonction, son but.
L'écume de la mer n'est pas un vain rebut ;
Le flot sait ce qu'il fait ; le vent sait qui le pousse ;
Comme un temple où toujours veille une clarté douce,
L'étoile obéissante éclaire le ciel bleu ;
Le lys s'épanouit pour la gloire de Dieu ;
Chaque matin, vibrant comme une sainte lyre,
L'oiseau chante ce nom que l'aube nous fait lire.
Quoi ! l'être est plein d'amour, le monde est plein de foi
Toute chose ici-bas suit gravement sa loi,
Et ne sait obéir, dans sa fierté divine,
L'oiseau qu'à son instinct, l'arbre qu'à sa racine !
Quoi ! l'énorme océan qui monte vers son bord,
Quoi ! l'hirondelle au sud et l'aimant vers le nord
La graine ailée allant au **** choisir sa place,
Le nuage entassé sur les îles de glace,
Qui, des cieux tout à coup traversant la hauteur,
Croule au souffle d'avril du pôle à l'équateur,
Le glacier qui descend du haut des cimes blanches,
La sève qui s'épand dans les fibres des branches,
Tous les objets créés, vers un but sérieux,
Les rayons dans les airs, les globes dans les cieux,
Les fleuves à travers les rochers et les herbes,
Vont sans se détourner de leurs chemins superbes !
L'homme a seul dévié ! - Quoi ! tout dans l'univers,
Tous les êtres, les monts, les forêts, les prés verts,
Le jour dorant le ciel, l'eau lavant les ravines,
Ont encore, comme au jour où de ses mains divines
Jéhova sur Adam imprima sa grandeur,
Toute leur innocence et toute leur candeur !
L'homme seul est tombé !- Fait dans l'auguste empire
Pour être le meilleur, il en devient le pire,
Lui qui devait fleurir comme l'arbre choisi,
Il n'est plus qu'un tronc vil au branchage noirci,
Que l'âge déracine et que le vice effeuille,
Dont les rameaux n'ont pas de fruit que Dieu recueille,
Où jamais sans péril nous ne nous appuyons,
Où la société greffe les passions !
Chute immense ! il ignore et nie, ô providence !
Tandis qu'autour de lui la création pense !

Ô honte ! en proie aux sens dont le joug l'asservit,
L'homme végète auprès de la chose qui vit !

II.

Comme je m'écriais ainsi, vous m'entendîtes ;
Et vous, dont l'âme brille en tout ce que vous dites,
Vous tournâtes alors vers moi paisiblement
Votre sourire triste, ineffable et calmant :

- L'humanité se lève, elle chancelle encore,
Et, le front baigné d'ombre, elle va vers l'aurore.
Tout l'homme sur la terre a deux faces, le bien
Et le mal. Blâmer tout, c'est ne comprendre rien.
Les âmes des humains d'or et de plomb sont faites.
L'esprit du sage est grave, et sur toutes les têtes
Ne jette pas sa foudre au hasard en éclats.
Pour le siècle où l'on vit - comme on y souffre, hélas ! -
On est toujours injuste, et tout y paraît crime.
Notre époque insultée a son côté sublime.
Vous l'avez dit vous-même, ô poète irrité ! -

Dans votre chambre, asile illustre et respecté,
C'est ainsi que, sereine et simple, vous parlâtes.
Votre front, au reflet des damas écarlates,
Rayonnait, et pour moi, dans cet instant profond,
Votre regard levé fit un ciel du plafond.

L'accent de la raison, auguste et pacifique,
L'équité, la pitié, la bonté séraphique,
L'oubli des torts d'autrui, cet oubli vertueux
Qui rend à leur insu les fronts majestueux,
Donnaient à vos discours, pleins de clartés si belles,
La tranquille grandeur des choses naturelles,
Et par moments semblaient mêler à votre voix
Ce chant doux et voilé qu'on entend dans les bois.

III.

Pourquoi devant mes yeux revenez-vous sans cesse,
Ô jours de mon enfance et de mon allégresse ?
Qui donc toujours vous rouvre en nos cœurs presque éteints
Ô lumineuse fleur des souvenirs lointains ?

Oh ! que j'étais heureux ! oh ! que j'étais candide !
En classe, un banc de chêne, usé, lustré, splendide,
Une table, un pupitre, un lourd encrier noir,
Une lampe, humble sœur de l'étoile du soir,
M'accueillaient gravement et doucement. Mon maître,
Comme je vous l'ai dit souvent, était un prêtre
A l'accent calme et bon, au regard réchauffant,
Naïf comme un savant, malin comme un enfant,
Qui m'embrassait, disant, car un éloge excite :
- Quoiqu'il n'ait que neuf ans, il explique Tacite. -
Puis près d'Eugène, esprit qu'hélas ! Dieu submergea,
Je travaillais dans l'ombre, - et je songeais déjà.

Tandis que j'écrivais, - sans peur, mais sans système,
Versant le barbarisme à grands flots sur le thème,
Inventant les auteurs de sens inattendus,
Le dos courbé, le front touchant presque au Gradus, -
Je croyais, car toujours l'esprit de l'enfant veille,
Ouïr confusément, tout près de mon oreille,
Les mots grecs et latins, bavards et familiers,
Barbouillés d'encre, et gais comme des écoliers,
Chuchoter, comme font les oiseaux dans une aire,
Entre les noirs feuillets du lourd dictionnaire.
Bruits plus doux que le bruit d'un essaim qui s'enfuit,
Souffles plus étouffés qu'un soupir de la nuit,
Qui faisaient par instants, sous les fermoirs de cuivre,
Frissonner vaguement les pages du vieux livre !

Le devoir fait, légers comme de jeunes daims,
Nous fuyions à travers les immenses jardins,
Éclatant à la fois en cent propos contraires.
Moi, d'un pas inégal je suivais mes grands frères ;
Et les astres sereins s'allumaient dans les cieux,
Et les mouches volaient dans l'air silencieux,
Et le doux rossignol, chantant dans l'ombre obscure,
Enseignait la musique à toute la nature,
Tandis qu'enfant jaseur aux gestes étourdis,
Jetant partout mes yeux ingénus et hardis
D'où jaillissait la joie en vives étincelles,
Je portais sous mon bras, noués par trois ficelles,
Horace et les festins, Virgile et les forêts,
Tout l'Olympe, Thésée, Hercule, et toi Cérès,
La cruelle Junon, Lerne et l'hydre enflammée,
Et le vaste lion de la roche Némée.

Mais, lorsque j'arrivais chez ma mère, souvent,
Grâce au hasard taquin qui joue avec l'enfant,
J'avais de grands chagrins et de grandes colères.
Je ne retrouvais plus, près des ifs séculaires,
Le beau petit jardin par moi-même arrangé.
Un gros chien en passant avait tout ravagé.
Ou quelqu'un dans ma chambre avait ouvert mes cages,
Et mes oiseaux étaient partis pour les bocages,
Et, joyeux, s'en étaient allés de fleur en fleur
Chercher la liberté bien ****, - ou l'oiseleur.
Ciel ! alors j'accourais, rouge, éperdu, rapide,
Maudissant le grand chien, le jardinier stupide,
Et l'infâme oiseleur et son hideux lacet,
Furieux ! - D'un regard ma mère m'apaisait.

IV.

Aujourd'hui, ce n'est pas pour une cage vide,
Pour des oiseaux jetés à l'oiseleur avide,
Pour un dogue aboyant lâché parmi les fleurs,
Que mon courroux s'émeut. Non, les petits malheurs
Exaspèrent l'enfant ; mais, comme en une église,
Dans les grandes douleurs l'homme se tranquillise.
Après l'ardent chagrin, au jour brûlant pareil,
Le repos vient au cœur comme aux yeux le sommeil.
De nos maux, chiffres noirs, la sagesse est la somme.
En l'éprouvant toujours, Dieu semble dire à l'homme :
- Fais passer ton esprit à travers le malheur ;
Comme le grain du crible, il sortira meilleur. -
J'ai vécu, j'ai souffert, je juge et je m'apaise.
Ou si parfois encor la colère mauvaise
Fait pencher dans mon âme avec son doigt vainqueur
La balance où je pèse et le monde et mon cœur ;
Si, n'ouvrant qu'un seul œil, je condamne et je blâme,
Avec quelques mots purs, vous, sainte et noble femme,
Vous ramenez ma voix qui s'irrite et s'aigrit
Au calme sur lequel j'ai posé mon esprit ;
Je sens sous vos rayons mes tempêtes se taire ;
Et vous faites pour l'homme incliné, triste, austère,
Ce que faisait jadis pour l'enfant doux et beau
Ma mère, ce grand cœur qui dort dans le tombeau !

V.

Écoutez à présent. - Dans ma raison qui tremble,
Parfois l'une après l'autre et quelquefois ensemble,
Trois voix, trois grandes voix murmurent.

L'une dit :
- « Courrouce-toi, poète. Oui, l'enfer applaudit
Tout ce que cette époque ébauche, crée ou tente.
Reste indigné. Ce siècle est une impure tente
Où l'homme appelle à lui, voyant le soir venu,
La volupté, la chair, le vice infâme et nu.
La vérité, qui fit jadis resplendir Rome,
Est toujours dans le ciel ; l'amour n'est plus dans l'homme.
« Tout rayon jaillissant trouve tout œil fermé.
Oh ! ne repousse pas la muse au bras armé
Qui visitait jadis comme une austère amie,
Ces deux sombres géants, Amos et Jérémie !
Les hommes sont ingrats, méchants, menteurs, jaloux.
Le crime est dans plusieurs, la vanité dans tous ;
Car, selon le rameau dont ils ont bu la sève,
Ils tiennent, quelques-uns de Caïn, et tous d'Ève.

« Seigneur ! ta croix chancelle et le respect s'en va.
La prière décroît. Jéhova ! Jéhova !
On va parlant tout haut de toi-même en ton temple.
Le livre était la loi, le prêtre était l'exemple ;
Livre et prêtre sont morts. Et la foi maintenant,
Cette braise allumée à ton foyer tonnant,
Qui, marquant pour ton Christ ceux qu'il préfère aux autres,
Jadis purifiait la lèvre des apôtres,
N'est qu'un charbon éteint dont les petits enfants
Souillent ton mur avec des rires triomphants ! » -

L'autre voix dit : - « Pardonne ! aime ! Dieu qu'on révère,
Dieu pour l'homme indulgent ne sera point sévère.
Respecte la fourmi non moins que le lion.
Rêveur ! rien n'est petit dans la création.
De l'être universel l'atome se compose ;
Dieu vit un peu dans tout, et rien n'est peu de chose.
Cultive en toi l'amour, la pitié, les regrets.
Si le sort te contraint d'examiner de près
L'homme souvent frivole, aveugle et téméraire,
Tempère l'œil du juge avec les pleurs du frère.
Et que tout ici-bas, l'air, la fleur, le gazon ;
Le groupe heureux qui joue au seuil de ta maison ;
Un mendiant assis à côté d'une gerbe ;
Un oiseau qui regarde une mouche dans l'herbe ;
Les vieux livres du quai, feuilletés par le vent,
D'où l'esprit des anciens, subtil, libre et vivant,
S'envole, et, souffle errant, se mêle à tes pensées ;
La contemplation de ces femmes froissées
Qui vivent dans les pleurs comme l'algue dans l'eau ;
L'homme, ce spectateur ; le monde, ce tableau ;
Que cet ensemble auguste où l'insensé se blase
Tourne de plus en plus ta vie et ton extase
Vers l'œil mystérieux qui nous regarde tous,
Invisible veilleur ! témoin intime et doux !
Principe ! but ! milieu ! clarté ! chaleur ! dictame !
Secret de toute chose entrevu par toute l'âme !
« N'allume aucun enfer au tison d'aucun feu.
N'aggrave aucun fardeau. Démontre l'âme et Dieu,
L'impérissable esprit, la tombe irrévocable ;
Et rends douce à nos fronts, que souvent elle accable,
La grande main qui grave en signes immortels
JAMAIS ! sur les tombeaux ; TOUJOURS ! sur les autels. »

La troisième voix dit : - « Aimer ? haïr ? qu'importe !
Qu'on chante ou qu'on maudisse, et qu'on entre ou qu'on sorte,
Le mal, le bien, la mort, les vices, les faux dieux,
Qu'est-ce que tout cela fait au ciel radieux ?
La végétation, vivante, aveugle et sombre,
En couvre-t-elle moins de feuillages sans nombre,
D'arbres et de lichens, d'herbe et de goëmons,
Les prés, les champs, les eaux, les rochers et les monts ?
L'onde est-elle moins bleue et le bois moins sonore ?
L'air promène-t-il moins, dans l'ombre et dans l'aurore,
Sur les clairs horizons, sur les flots décevants,
Ces nuages heureux qui vont aux quatre vents ?
Le soleil qui sourit aux fleurs dans les campagnes,
Aux rois dans les palais, aux forçats dans les bagnes,
Perd-il, dans la splendeur dont il est revêtu,
Un rayon quand la terre oublie une vertu ?
Non, Pan n'a pas besoin qu'on le prie et qu'on l'aime.
Ô sagesse ! esprit pur ! sérénité suprême !
Zeus ! Irmensul ! Wishnou ! Jupiter ! Jéhova !
Dieu que cherchait Socrate et que Jésus trouva !
Unique Dieu ! vrai Dieu ! seul mystère ! seule âme !
Toi qui, laissant tomber ce que la mort réclame,
Fis les cieux infinis pour les temps éternels !
Toi qui mis dans l'éther plein de bruits solennels,
Tente dont ton haleine émeut les sombres toiles,
Des millions d'oiseaux, des millions d'étoiles !
Que te font, ô Très-Haut ! les hommes insensés,
Vers la nuit au hasard l'un par l'autre poussés,
Fantômes dont jamais tes yeux ne se souviennent,
Devant ta face immense ombres qui vont et viennent ! »

VI.

Dans ma retraite obscure où, sous mon rideau vert,
Luit comme un œil ami maint vieux livre entrouvert,
Où ma bible sourit dans l'ombre à mon Virgile,
J'écoute ces trois voix. Si mon cerveau fragile
S'étonne, je persiste ; et, sans peur, sans effroi,
Je les laisse accomplir ce qu'elles font en moi.
Car les hommes, troublés de ces métamorphoses,
Composent leur sagesse avec trop peu de choses.
Tous ont la déraison de voir la Vérité
Chacun de sa fenêtre et rien que d'un côté,
Sans qu'aucun d'eux, tenté par ce rocher sublime,
Aille en faire le tour et monte sur sa cime.
Et de ce triple aspect des choses d'ici-bas,
De ce triple conseil que l'homme n'entend pas,
Pour mon cœur où Dieu vit, où la haine s'émousse,
Sort une bienveillance universelle et douce
Qui dore comme une aube et d'avance attendrit
Le vers qu'à moitié fait j'emporte en mon esprit
Pour l'achever aux champs avec l'odeur des plaines
Et l'ombre du nuage et le bruit des fontaines !

Avril 1840.
I


Les prêtres avaient dit : « En ce temps-là, mes frères,

On a vu s'élever des docteurs téméraires,

Des dogmes de la foi censeurs audacieux :

Au fond du Saint des saints l'Arche s'est refermée,

Et le puits de l'abîme a vomi la fumée

Qui devait obscurcir la lumière des cieux.


L'Antéchrist est venu, qui parcourut la terre :

Tout à coup, soulevant un terrible mystère,

L'impie a remué de profanes débats ;

Il a dressé la tête : et des voix hérétiques

Ont outragé la Bible, et chanté les cantiques

Dans le langage impur qui se parle ici-bas.


Mais si le ciel permet que l'Église affligée

Gémisse pour un temps, et ne soit point vengée ;

S'il lui plaît de l'abattre et de l'humilier :

Si sa juste colère, un moment assoupie.

Dans sa gloire d'un jour laisse dormir l'impie,

Et livre ses élus au bras séculier ;


Quand les temps sont venus, le fort qui se relève

Soudain de la main droite a ressaisi le glaive :

Sur les débris épars qui gisaient sans honneur

Il rebâtit le Temple, et ses armes bénites

Abattent sous leurs coups les vils Madianites,

Comme fait les épis la faux du moissonneur.


Allez donc, secondant de pieuses vengeances,

Pour vous et vos parents gagner les indulgences ;

Fidèles, qui savez croire sans examen,

Noble race d'élus que le ciel a choisie,

Allez, et dans le sang étouffez l'hérésie !

Ou la messe, ou la mort !» - Le peuple dit : Amen.


II


A l'hôtel de Soissons, dans une tour mystique,

Catherine interroge avec des yeux émus

Des signes qu'imprima l'anneau cabalistique

Du grand Michel Nostradamus.

Elle a devant l'autel déposé sa couronne ;

A l'image de sa patronne,

En s'agenouillant pour prier.

Elle a dévotement promis une neuvaine,

Et tout haut, par trois fois, conjuré la verveine

Et la branche du coudrier.


« Les astres ont parlé : qui sait entendre, entende !

Ils ont nommé ce vieux Gaspard de Châtillon :

Ils veulent qu'en un jour ma vengeance s'étende

De l'Artois jusqu'au Roussillon.

Les pieux défenseurs de la foi chancelante

D'une guerre déjà trop lente

Ont assez couru les hasards :

A la cause du ciel unissons mon outrage.

Périssent, engloutis dans un même naufrage.

Les huguenots et les guisards ! »


III


C'était un samedi du mois d'août : c'était l'heure

Où l'on entend de ****, comme une voix qui pleure,

De l'angélus du soir les accents retentir :

Et le jour qui devait terminer la semaine

Était le jour voué, par l'Église romaine.

A saint Barthélémy, confesseur et martyr.


Quelle subite inquiétude

A cette heure ? quels nouveaux cris

Viennent troubler la solitude

Et le repos du vieux Paris ?

Pourquoi tous ces apprêts funèbres,

Pourquoi voit-on dans les ténèbres

Ces archers et ces lansquenets ?

Pourquoi ces pierres entassées,

Et ces chaînes de fer placées

Dans le quartier des Bourdonnais ?


On ne sait. Mais enfin, quelque chose d'étrange

Dans l'ombre de la nuit se prépare et s'arrange.

Les prévôts des marchands, Marcel et Jean Charron.

D'un projet ignoré mystérieux complices.

Ont à l'Hôtel-de-Ville assemblé les milices,

Qu'ils doivent haranguer debout sur le perron.


La ville, dit-on, est cernée

De soldats, les mousquets chargés ;

Et l'on a vu, l'après-dînée.

Arriver les chevau-légers :

Dans leurs mains le fer étincelle ;

Ils attendent le boute-selle.

Prêts au premier commandement ;

Et des cinq cantons catholiques,

Sur l'Évangile et les reliques,

Les Suisses ont prêté serment.


Auprès de chaque pont des troupes sont postées :

Sur la rive du nord les barques transportées ;

Par ordre de la cour, quittant leurs garnisons,

Des bandes de soldats dans Paris accourues

Passent, la hallebarde au bras, et dans les rues

Des gens ont été vus qui marquaient des maisons.


On vit, quand la nuit fut venue,

Des hommes portant sur le dos

Des choses de forme inconnue

Et de mystérieux fardeaux.

Et les passants se regardèrent :

Aucuns furent qui demandèrent :

- Où portes-tu, par l'ostensoir !

Ces fardeaux persans, je te prie ?

- Au Louvre, votre seigneurie.

Pour le bal qu'on donne ce soir.


IV


Il est temps ; tout est prêt : les gardes sont placés.

De l'hôtel Châtillon les portes sont forcées ;

Saint-Germain-l'Auxerrois a sonné le tocsin :

Maudit de Rome, effroi du parti royaliste,

C'est le grand-amiral Coligni que la liste

Désigne le premier au poignard assassin.


- « Est-ce Coligni qu'on te nomme ? »

- « Tu l'as dit. Mais, en vérité,

Tu devrais respecter, jeune homme.

Mon âge et mon infirmité.

Va, mérite ta récompense ;

Mais, tu pouvais bien, que je pense,

T'épargner un pareil forfait

Pour le peu de jours qui m'attendent ! »

Ils hésitaient, quand ils entendent

Guise leur criant : « Est-ce fait ? »


Ils l'ont tué ! la tête est pour Rome. On espère

Que ce sera présent agréable au saint père.

Son cadavre est jeté par-dessus le balcon :

Catherine aux corbeaux l'a promis pour curée.

Et rira voir demain, de ses fils entourée,

Au gibet qu'elle a fait dresser à Montfaucon.


Messieurs de Nevers et de Guise,

Messieurs de Tavanne et de Retz,

Que le fer des poignards s'aiguise,

Que vos gentilshommes soient prêts.

Monsieur le duc d'Anjou, d'Entrague,

Bâtard d'Angoulême, Birague,

Faites armer tous vos valets !

Courez où le ciel vous ordonne,

Car voici le signal que donne

La Tour-de-l'horloge au Palais.


Par l'espoir du butin ces hordes animées.

Agitant à la main des torches allumées,

Au lugubre signal se hâtent d'accourir :

Ils vont. Ceux qui voudraient, d'une main impuissante,

Écarter des poignards la pointe menaçante.

Tombent ; ceux qui dormaient s'éveillent pour mourir.


Troupes au massacre aguerries,

Bedeaux, sacristains et curés,

Moines de toutes confréries.

Capucins, Carmes, Prémontrés,

Excitant la fureur civile,

En tout sens parcourent la ville

Armés d'un glaive et d'un missel.

Et vont plaçant des sentinelles

Du Louvre au palais des Tournelles

De Saint-Lazare à Saint-Marcel.


Parmi les tourbillons d'une épaisse fumée

Que répand en flots noirs la résine enflammée,

A la rouge clarté du feu des pistolets,

On voit courir des gens à sinistre visage,

Et comme des oiseaux de funeste présage,

Les clercs du Parlement et des deux Châtelets.


Invoquant les saints et les saintes,

Animés par les quarteniers,

Ils jettent les femmes enceintes

Par-dessus le Pont-aux-Meuniers.

Dans les cours, devant les portiques.

Maîtres, écuyers, domestiques.

Tous sont égorgés sans merci :

Heureux qui peut dans ce carnage,

Traversant la Seine à la nage.

Trouver la porte de Bussi !


C'est par là que, trompant leur fureur meurtrière,

Avertis à propos, le vidame Perrière,

De Fontenay, Caumont, et de Montgomery,

Pressés qu'ils sont de fuir, sans casque, sans cuirasse.

Échappent aux soldats qui courent sur leur trace

Jusque sous les remparts de Montfort-l'Amaury.


Et toi, dont la crédule enfance,

Jeune Henri le Navarrois.

S'endormit, faible et sans défense,

Sur la foi que donnaient les rois ;

L'espérance te soit rendue :

Une clémence inattendue

A pour toi suspendu l'arrêt ;

Vis pour remplir ta destinée,

Car ton heure n'est pas sonnée,

Et ton assassin n'est pas prêt !


Partout des toits rompus et des portes brisées,

Des cadavres sanglants jetés par les croisées,

A des corps mutilés des femmes insultant ;

De bourgeois, d'écoliers, des troupes meurtrières.

Des blasphèmes, des pleurs, des cris et des prières.

Et des hommes hideux qui s'en allaient chantant :


« Valois et Lorraine

Et la double croix !

L'hérétique apprenne

Le pape et ses droits !

Tombant sous le glaive.

Que l'impie élève

Un bras impuissant ;

Archers de Lausanne,

Que la pertuisane

S'abreuve de sang !


Croyez-en l'oracle

Des corbeaux passants,

Et le grand miracle

Des Saints-Innocents.

A nos cris de guerre

On a vu naguère,

Malgré les chaleurs,

Surgir une branche

D'aubépine franche

Couverte de fleurs !


Honni qui pardonne !

Allez sans effroi,

C'est Dieu qui l'ordonne,

C'est Dieu, c'est le roi !

Le crime s'expie ;

Plongez à l'impie

Le fer au côté

Jusqu'à la poignée ;

Saignez ! la saignée

Est bonne en été ! »


V


Aux fenêtres du Louvre, on voyait le roi. « Tue,

Par la mort Dieu ! que l'hydre enfin soit abattue !

Qu'est-ce ? Ils veulent gagner le faubourg Saint-Germain ?

J'y mets empêchement : et, si je ne m'abuse,

Ce coup est bien au droit. - George, une autre arquebuse,

Et tenez toujours prête une mèche à la main.


Allons, tout va bien : Tue ! - Ah. Cadet de Lorraine,

Allez-vous-en quérir les filles de la reine.

Voici Dupont, que vient d'abattre un Écossais :

Vous savez son affaire ? Aussi bien, par la messe,

Le cas était douteux, et je vous fais promesse

Qu'elles auront plaisir à juger le procès.


Je sais comment la meute en plaine est gouvernée ;

Comment il faut chasser, en quel temps de l'année.

Aux perdrix, aux faisans, aux geais, aux étourneaux ;

Comment on doit forcer la fauve en son repaire ;

Mais je n'ai point songé, par l'âme de mon père,

A mettre en mon traité la chasse aux huguenots ! »
Le Meurtre, d'une main violente, brise les liens
Les plus sacrés,
La Mort vient enlever le jeune homme florissant,
Et le Malheur s'approche comme un ennemi rusé
Au milieu des jours de fête.
Schiller.

I.

Modérons les transports d'une ivresse insensée ;
Le passage est bien court de la joie aux douleurs ;
La mort aime à poser sa main lourde et glacée
Sur des fronts couronnés de fleurs.
Demain, souillés de cendre, humbles, courbant nos têtes,
Le vain souvenir de nos fêtes
Sera pour nous presque un remords ;
Nos jeux seront suivis des pompes sépulcrales ;
Car chez nous, malheureux ! l'hymne des saturnales
Sert de prélude au chant des morts.

II.

Fuis les banquets, fais trêve à ton joyeux délire,
Paris, triste cité ! détourne tes regards
Vers le cirque où l'on voit aux accords de la lyre
S'unir les prestiges des arts.
Chœurs, interrompez-vous ; cessez, danses légères ;
Qu'on change en torches funéraires
Ces feux purs, ces brillants flambeaux ; -
Dans cette enceinte, auprès d'une couche sanglante,
J'entends un prêtre saint dont la voix chancelante
Dit la prière des tombeaux.

Sous ces lambris, frappés des éclats de la joie,
Près d'un lit où soupire un mourant étendu,
D'une famille auguste, au désespoir en proie,
Je vois le cortège éperdu.
C'est un père à genoux, c'est un frère en alarmes,
Une sœur qui n'a point de larmes
Pour calmer ses sombres douleurs ;
Car ses affreux revers ont, dès son plus jeune âge,
Dans ses yeux, enflammés d'un si mâle courage,
Tari la source de ses pleurs.

Sur l'échafaud, aux cris d'un sénat sanguinaire,
Sa mère est morte en reine et son père en héros ;
Elle a vu dans les fers périr son jeune frère,
Et n'a pu trouver des bourreaux.
Et, quand des rois ligués la main brisa ses chaînes,
Longtemps, sur des rives lointaines,
Elle a fui nos bords désolés ;
Elle a revu la France, après tant de misères,
Pour apprendre, en rentrant au palais de ses pères,
Que ses maux n'étaient pas comblés.

Plus ****, c'est une épouse... Oh ! qui peindra ses craintes,
Sa force, ses doux soins, son amour assidu ?
Hélas ! et qui dira ses lamentables plaintes,
Quand tout espoir sera perdu ?
Quels étaient nos transports, ô vierge de Sicile,
Quand naguère à ta main docile
Berry joignit sa noble main !
Devais-tu donc, princesse, en touchant ce rivage,
Voir sitôt succéder le crêpe du veuvage
Au chaste voile de l'***** ?

Berry, quand nous vantions ta paisible conquête,
Nos chants ont réveillé le dragon endormi ;
L'Anarchie en grondant a relevé sa tête,
Et l'enfer même en a frémi.
Elle a rugi ; soudain, du milieu des ténèbres,
Clément poussa des cris funèbres,
Ravaillac agita ses fers ;
Et le monstre, étendant ses deux ailes livides,
Aux applaudissements des ombres régicides,
S'envola du fond des enfers.

Le démon, vers nos bords tournant son vol funeste,
Voulut, brisant ces lys qu'il flétrit tant de fois,
Epuiser d'un seul coup le déplorable reste
D'un sang trop fertile en bons rois.
Longtemps le sbire obscur qu'il arma pour son crime,
Rêveur, autour de la victime
Promena ses affreux loisirs ;
Enfin le ciel permet que son vœu s'accomplisse ;
Pleurons tous, car le meurtre a choisi pour complice
Le tumulte de nos plaisirs.

Le fer brille... un cri part : guerriers, volez aux armes !
C'en est fait ; la duchesse accourt en pâlissant ;
Son bras soutient Berry, qu'elle arrose de larmes,
Et qui l'inonde de son sang.
Dressez un lit funèbre : est-il quelque espérance ?...
Hélas ! un lugubre silence
A condamné son triste époux.
Assistez-le, madame, en ce moment horrible ;
Les soins cruels de l'art le rendront plus terrible,
Les vôtres le rendront plus doux.

Monarque en cheveux blancs, hâte-toi, le temps presse ;
Un Bourbon va rentrer au sein de ses aïeux ;
Viens, accours vers ce fils, l'espoir de ta vieillesse ;
Car ta main doit fermer ses yeux !
Il a béni sa fille, à son amour ravie ;
Puis, des vanités de sa vie
Il proclame un noble abandon ;
Vivant, il pardonna ses maux à la patrie ;
Et son dernier soupir, digne du Dieu qu'il prie,
Est encore un cri de pardon.

Mort sublime ! ô regrets ! vois sa grande âme et pleure,
Porte au ciel tes clameurs, ô peuple désolé !
Tu l'as trop peu connu ; c'est à sa dernière heure
Que le héros s'est révélé.
Pour consoler la veuve, apportez l'orpheline ;
Donnez sa fille à Caroline,
La nature encore a ses droits.
Mais, quand périt l'espoir d'une tige féconde,
Qui pourra consoler, dans se terreur profonde,
La France, veuve de ses rois ?

À l'horrible récit, quels cris expiatoires
Vont poussez nos guerriers, fameux par leur valeur !
L'Europe, qu'ébranlait le bruit de leurs victoires,
Va retentir de leur douleur.
Mais toi, que diras-tu, chère et noble Vendée ?
Si longtemps de sang inondée,
Tes regrets seront superflus ;
Et tu seras semblable à la mère accablée,
Qui s'assied sur sa couche et pleure inconsolée,
Parce que son enfant n'est plus !

Bientôt vers Saint-Denis, désertant nos murailles,
Au bruit sourd des clairons, peuple, prêtres, soldats,
Nous suivrons à pas lents le char des funérailles,
Entouré des chars des combats.
Hélas ! jadis souillé par des mains téméraires,
Saint-Denis, où dormaient ses pères,
A vu déjà bien des forfaits ;
Du moins, puisse, à l'abri des complots parricides,
Sous ces murs profanés, parmi ces tombes vides,
Sa cendre reposer en paix !

III.

D'Enghien s'étonnera, dans les célestes sphères,
De voir sitôt l'ami, cher à ses jeunes ans,
À qui le vieux Condé, prêt à quitter nos terres,
Léguait ses devoirs bienfaisants.
À l'aspect de Berry, leur dernière espérance,
Des rois que révère la France
Les ombres frémiront d'effroi ;
Deux héros gémiront sur leurs races éteintes,
Et le vainqueur d'Ivry viendra mêler ses plaintes
Aux pleurs du vainqueur de Rocroy.

Ainsi, Bourbon, au bruit du forfait sanguinaires,
On te vit vers d'Artois accourir désolé ;
Car tu savais les maux que laisse au cœur d'un père
Un fils avant l'âge immolé.
Mais bientôt, chancelant dans ta marche incertaine,
L'affreux souvenir de Vincennes
Vint s'offrir à tes sens glacés ;
Tu pâlis ; et d'Artois, dans la douleur commune,
Sembla presque oublier sa récente infortune,
Pour plaindre tes revers passés.

Et toi, veuve éplorée, au milieu de l'orage
Attends des jours plus doux, espère un sort meilleur ;
Prends ta sœur pour modèle, et puisse ton courage
Etre aussi grand que ton malheur !
Tu porteras comme elle une urne funéraire ;
Comme elle, au sein du sanctuaire,
Tu gémiras sur un cercueil ;
L'hydre des factions, qui, par des morts célèbres,
A marqué pour ta sœur tant d'époques funèbres,
Te fait aussi ton jour de deuil !

IV.

Pourtant, ô frêle appui de la tige royale,
Si Dieu par ton secours signale son pouvoir,
Tu peux sauver la France, et de l'hydre infernale
Tromper encor l'affreux espoir.
Ainsi, quand le Serpent, auteur de tous les crimes,
Vouait d'avance aux noirs abîmes
L'homme que son forfait perdit,
Le Seigneur abaissa sa farouche arrogance ;
Une femme apparut, qui, faible et sans défense,
Brisa du pied son front maudit.

Février 1820.
Voici le trou, voici l'échelle. Descendez.
Tandis qu'au corps de garde en face on joue aux dés
En riant sous le nez des matrones bourrues,
Laissez le crieur rauque, assourdissant les rues,
Proclamer le numide ou le dace aux abois,
Et, groupés sous l'auvent des échoppes de bois,
Les savetiers romains et les marchandes d'herbes
De la Minerve étrusque échanger les proverbes ;
Descendez.

Vous voilà dans un lieu monstrueux.
Enfer d'ombre et de boue aux porches tortueux,
Où les murs ont la lèpre, où, parmi les pustules,
Glissent les scorpions mêlés aux tarentules.
Morne abîme !

Au-dessus de ce plafond fangeux,
Dans les cieux, dans le cirque immense et plein de jeux,
Sur les pavés sabins, dallages centenaires,
Roulent les chars, les bruits, les vents et les tonnerres ;
Le peuple gronde ou rit dans le forum sacré ;
Le navire d'Ostie au port est amarré,
L'arc triomphal rayonne, et sur la borne agraire
Tettent, nus et divins, Rémus avec son frère
Romulus, louveteaux de la louve d'airain ;
Non ****, le fleuve Tibre épand son flot serein,
Et la vache au flanc roux y vient boire, et les buffles
Laissent en fils d'argent l'eau tomber de leurs mufles.

Le hideux souterrain s'étend dans tous les sens ;
Il ouvre par endroits sous les pieds des passants
Ses soupiraux infects et flairés par les truies ;
Cette cave se change en fleuve au temps des pluies
Vers midi, tout au bord du soupirail vermeil,
Les durs barreaux de fer découpent le soleil,
Et le mur apparaît semblable au dos des zèbres
Tout le reste est miasme, obscurité, ténèbres
Par places le pavé, comme chez les tueurs,
Paraît sanglant ; la pierre a d'affreuses sueurs
Ici l'oubli, la peste et la nuit font leurs œuvres
Le rat heurte en courant la taupe ; les couleuvres
Serpentent sur le mur comme de noirs éclairs ;
Les tessons, les haillons, les piliers aux pieds verts,
Les reptiles laissant des traces de salives,
La toile d'araignée accrochée aux solives,
Des mares dans les coins, effroyables miroirs,
Où nagent on ne sait quels êtres lents et noirs,
Font un fourmillement horrible dans ces ombres.
La vieille hydre chaos rampe sous ces décombres.
On voit des animaux accroupis et mangeant ;
La moisissure rose aux écailles d'argent
Fait sur l'obscur bourbier luire ses mosaïques
L'odeur du lieu mettrait en fuite des stoïques
Le sol partout se creuse en gouffres empestés
Et les chauves-souris volent de tous côtés
Comme au milieu des fleurs s'ébattent les colombes.
On croit, dans cette brume et dans ces catacombes,
Entendre bougonner la mégère Atropos ;
Le pied sent dans la nuit le dos mou des crapauds ;
L'eau pleure ; par moments quelque escalier livide
Plonge lugubrement ses marches dans le vide.
Tout est fétide, informe, abject, terrible à voir.
Le charnier, le gibet, le ruisseau, le lavoir,
Les vieux parfums rancis dans les fioles persanes,
Le lavabo vidé des pâles courtisanes,
L'eau lustrale épandue aux pieds des dieux menteurs,
Le sang des confesseurs et des gladiateurs,
Les meurtres, les festins, les luxures hardies,
Le chaudron renversé des noires Canidies,
Ce que Trimalcion ***** sur le chemin,
Tous les vices de Rome, égout du genre humain,
Suintent, comme en un crible, à travers cette voûte,
Et l'immonde univers y filtre goutte à goutte.
Là-haut, on vit, on teint ses lèvres de carmin,
On a le lierre au front et la coupe à la main,
Le peuple sous les fleurs cache sa plaie impure
Et chante ; et c'est ici que l'ulcère suppure.
Ceci, c'est le cloaque, effrayant, vil, glacé.
Et Rome tout entière avec tout son passé,
Joyeuse, souveraine, esclave, criminelle,
Dans ce marais sans fond croupit, fange éternelle.
C'est le noir rendez-vous de l'immense néant ;
Toute ordure aboutit à ce gouffre béant ;
La vieille au chef branlant qui gronde et qui soupire
Y vide son panier, et le monde l'empire.
L'horreur emplit cet antre, infâme vision.
Toute l'impureté de la création
Tombe et vient échouer sur cette sombre rive.
Au fond, on entrevoit, dans une ombre où n'arrive
Pas un reflet de jour, pas un souffle de vent,
Quelque chose d'affreux qui fut jadis vivant,
Des mâchoires, des yeux, des ventres, des entrailles,
Des carcasses qui font des taches aux murailles
On approche, et longtemps on reste l'œil fixé
Sur ce tas monstrueux, dans la bourbe enfoncé,
Jeté là par un trou redouté des ivrognes,
Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes
Ont une forme encor visible en leurs débris,
Et sont des chiens crevés ou des césars pourris.

Jersey, le 30 avril 1853.
Victor Hugo  Jun 2017
Anima vilis
À force d'insulter les vaillants et les justes,
À force de flatter les trahisons augustes,
À force d'être abject et d'ajuster des tas
De sophismes hideux aux plus noirs attentats,
Cet homme espère atteindre aux grandeurs ; il s'essouffle
À passer scélérat, lui qui n'est que maroufle.
Ce pédagogue aspire au grade de coquin.
Ce rhéteur, ver de terre et de lettres, pasquin
Qui s'acharne sur nous et dont toujours nous rîmes,
Tâche d'être promu complice des grands crimes.
Il raillait l'art, et c'est tout simple en vérité,
La laideur est aveugle et sourde à la beauté.
Mais être un idiot ne peut plus lui suffire,
Il est jaloux du tigre à qui la peur dit : sire !
Il veut être aussi lui sénateur des forêts ;
Il veut avoir, ainsi que Montluc ou Verrès,
Sa caverne ou sa cage avec grilles et trappes
Dans la ménagerie énorme des satrapes.
Ah çà, tu perds ton temps et ta peine, grimaud !
Aliboron n'est pas aisément Béhémoth ;
Le burlesque n'est pas facilement sinistre ;
Fusses-tu meurtrier, tu demeurerais cuistre.
Quand ces êtres sanglants qu'il te plaît d'envier,
Mammons que hait Tacite et qu'admire Cuvier,
Sont là, brigands et dieux, on n'entre pas d'emblée
Dans leur épouvantable et royale assemblée.
Devenir historique ! Impossible pour toi.
Sortir du mépris simple et compter dans l'effroi,
Toi, jamais ! Ton front bas exclut ce noir panache.
Ton sort est d'être, jeune, inepte ; et, vieux, ganache.
Vers l'avancement vrai tu n'as point fait un pas ;
Tu te gonfles, crapaud, mais tu n'augmentes pas ;
Si Myrmidon croissait, ce serait du désordre ;
Tu parviens à ramper sans parvenir à mordre.
La nature n'a pas de force à dépenser
Pour te faire grandir et te faire pousser.
Quoi donc ! N'est-elle point l'impassible nature ?
Parce que des têtards, nourris de pourriture,
Souhaitent devenir dragons et caïmans,
Elle consentirait à ces grossissements !
Le ver serait boa ! L'huître deviendrait l'hydre !
Locuste empoisonnait le vin, et non le cidre ;
L'enfer fit Arétin terrible, et non Brusquet.
Un avorton ne peut qu'avorter. Le roquet
S'efforce d'être loup, mais il s'arrête en route.
Le ciel mystérieux fait des guépards sans doute,
De fiers lions bandits, pires que les démons,
Des éléphants, des ours ; mais il livre les monts,
Les antres et les bois à leur majesté morne !
Mais il lui faut l'espace et les sables sans borne
Et l'immense désert pour les démuseler !
Le chat qui veut rugir ne peut que miauler ;
En vain il copierait le grand jaguar lyrique
Errant sur la falaise au bord des mers d'Afrique,
Et la panthère horrible, et le lynx moucheté ;
Dieu ne fait pas monter jusqu'à la dignité
De crime, de furie et de scélératesse,
Cette méchanceté faite de petitesse.
Les montagnes, pignons et murs de granit noir
D'où tombent les torrents affreux, riraient de voir
Ce preneur de souris rôder sur leur gouttière.
Un nain ne devient pas géant au vestiaire.
Pour être un dangereux et puissant animal,
Il faut qu'un grand rayon tombe sur vous ; le mal
N'arrive pas toujours à sa hideuse gloire.
Dieu tolère, c'est vrai, la création noire,
Mais d'aussi plats que toi ne sont pas exaucés.
Tu ne parviendras pas, drôle, à t'enfler assez
Pour être un python vaste et sombre au fond des fanges ;
Tu n'égaleras point ces reptiles étranges
Dont l'œil aux soupiraux de l'enfer est pareil.
Tu demeureras laid, faible et mou. Le soleil
Dédaigne le lézard, candidat crocodile.

Sois un cœur monstrueux, mais reste une âme vile.
Donc, c'est moi qui suis l'ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre coeur se serre,
J'ai foulé le bon goût et l'ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j'ai dit à l'ombre : « Sois ! »
Et l'ombre fut. -- Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s'est éteinte, et je suis
Le responsable, et j'ai vidé l'urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte ;
C'est votre point de vue. Eh bien, soit, je l'accepte ;
C'est moi que votre prose en colère a choisi ;
Vous me criez : « Racca » ; moi je vous dis : « Merci ! »
Cette marche du temps, qui ne sort d'une église
Que pour entrer dans l'autre, et qui se civilise ;
Ces grandes questions d'art et de liberté,
Voyons-les, j'y consens, par le moindre côté,
Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,
J'en conviens, oui, je suis cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis,
D'autres crimes encor que vous avez omis.
Avoir un peu touché les questions obscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que la forme.
Je me borne à ceci : je suis ce monstre énorme,
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
Causons.

Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d'enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris ;
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j'ouvris
Les yeux sur la nature et sur l'art, l'idiome,
Peuple et noblesse, était l'image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n'était qu'un grimaud ;
Les syllabes, pas plus que Paris et que Londres,
Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans se confondre
Piétons et cavaliers traversant le pont Neuf ;
La langue était l'état avant quatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes :
Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes, ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versailles aux carrosses du roi ;
Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,
Habitant les patois ; quelques-uns aux galères
Dans l'argot ; dévoués à tous les genres bas,
Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas,
Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ;
Populace du style au fond de l'ombre éparse ;
Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef
Dans le bagne Lexique avait marqué d'une F ;
N'exprimant que la vie abjecte et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.
Racine regardait ces marauds de travers ;
Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,
Il le gardait, trop grand pour dire : « Qu'il s'en aille ;  »
Et Voltaire criait :  « Corneille s'encanaille ! »
Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.
Alors, brigand, je vins ; je m'écriai :  « Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? »
Et sur l'Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,

Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ;
Et je dis :  « Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur ! »
Discours affreux ! -- Syllepse, hypallage, litote,
Frémirent ; je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns les Scythes et les Daces,
N'étaient que des toutous auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le compas.
Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia ! Tacite
Le Vitellius ! Fauve, implacable, explicite,
J'ôtai du cou du chien stupéfait son collier
D'épithètes ; dans l'herbe, à l'ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse,
L'une étant Margoton et l'autre Bérénice.
Alors, l'ode, embrassant Rabelais, s'enivra ;
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;
L'emphase frissonna dans sa fraise espagnole ;
Jean, l'ânier, épousa la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il ? »
Je massacrais l'albâtre, et la neige, et l'ivoire,
Je retirai le jais de la prunelle noire,
Et j'osai dire au bras : « Sois blanc, tout simplement. »
Je violai du vers le cadavre fumant ;
J'y fis entrer le chiffre ; ô terreur! Mithridate
Du siège de Cyzique eût pu citer la date.
Jours d'effroi ! les Laïs devinrent des catins.
Force mots, par Restaut peignés tous les matins,

Et de Louis-Quatorze ayant gardé l'allure,
Portaient encor perruque ; à cette chevelure
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : « Transforme-toi ! c'est l'heure. Remplis-toi
- De l'âme de ces mots que tu tiens prisonnière ! »
Et la perruque alors rugit, et fut crinière.
Liberté ! c'est ainsi qu'en nos rébellions,
Avec des épagneuls nous fîmes des lions,
Et que, sous l'ouragan maudit que nous soufflâmes,
Toutes sortes de mots se couvrirent de flammes.
J'affichai sur Lhomond des proclamations.
On y lisait : « Il faut que nous en finissions !
- Au panier les Bouhours, les Batteux, les Brossettes
- A la pensée humaine ils ont mis les poucettes.
- Aux armes, prose et vers ! formez vos bataillons !
- Voyez où l'on en est : la strophe a des bâillons !
- L'ode a des fers aux pieds, le drame est en cellule.
- Sur le Racine mort le Campistron pullule ! »
Boileau grinça des dents ; je lui dis :  « Ci-devant,
Silence ! » et je criai dans la foudre et le vent :
« Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! »
Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leur axe,
On vit trembler l'athos, l'ithos et le pathos.
Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos,
Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue,
Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.
La syllabe, enjambant la loi qui la tria,
Le substantif manant, le verbe paria,
Accoururent. On but l'horreur jusqu'à la lie.
On les vit déterrer le songe d'Athalie ;
Ils jetèrent au vent les cendres du récit
De Théramène ; et l'astre Institut s'obscurcit.
Oui, de l'ancien régime ils ont fait tables rases,
Et j'ai battu des mains, buveur du sang des phrases,
Quand j'ai vu par la strophe écumante et disant
Les choses dans un style énorme et rugissant,
L'Art poétique pris au collet dans la rue,
Et quand j'ai vu, parmi la foule qui se rue,
Pendre, par tous les mots que le bon goût proscrit,
La lettre aristocrate à la lanterne esprit.
Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !
J'ai, contre le mot noble à la longue rapière,
Insurgé le vocable ignoble, son valet,
Et j'ai, sur Dangeau mort, égorgé Richelet.
Oui, c'est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes.
J'ai pris et démoli la bastille des rimes.
J'ai fait plus : j'ai brisé tous les carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré de l'enfer
Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales ;
J'ai de la périphrase écrasé les spirales,
Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel
L'alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;
Et je n'ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.

L'unité, des efforts de l'homme est l'attribut.
Tout est la même flèche et frappe au même but.

Donc, j'en conviens, voilà, déduits en style honnête,
Plusieurs de mes forfaits, et j'apporte ma tête.
Vous devez être vieux, par conséquent, papa,
Pour la dixième fois j'en fais meâ culpâ.
Oui, si Beauzée est dieu, c'est vrai, je suis athée.
La langue était en ordre, auguste, époussetée,
Fleur-de-lys d'or, Tristan et Boileau, plafond bleu,
Les quarante fauteuils et le trône au milieu ;
Je l'ai troublée, et j'ai, dans ce salon illustre,
Même un peu cassé tout ; le mot propre, ce rustre,
N'était que caporal : je l'ai fait colonel ;
J'ai fait un jacobin du pronom personnel ;
Dur participe, esclave à la tête blanchie,
Une hyène, et du verbe une hydre d'anarchie.

Vous tenez le reum confitentem. Tonnez !
J'ai dit à la narine : « Eh mais ! tu n'es qu'un nez !  »
J'ai dit au long fruit d'or : « Mais tu n'es qu'une poire !  »
J'ai dit à Vaugelas : « Tu n'es qu'une mâchoire ! »
J'ai dit aux mots : « Soyez république ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez ! Croyez,
Aimez, vivez ! » -- J'ai mis tout en branle, et, morose,
J'ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.

Et, ce que je faisais, d'autres l'ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C'est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu'on nomme prosodie et qu'on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s'échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.

Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes,
Le vrai, chassant l'essaim des pédagogues tristes,
L'imagination, tapageuse aux cent voix,
Qui casse des carreaux dans l'esprit des bourgeois ;
La poésie au front triple, qui rit, soupire
Et chante, raille et croit ; que Plaute et Shakspeare
Semaient, l'un sur la plebs, et l'autre sur le mob ;
Qui verse aux nations la sagesse de Job
Et la raison d'Horace à travers sa démence ;
Qu'enivre de l'azur la frénésie immense,
Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,
Monte à l'éternité par les degrés du temps,

La muse reparaît, nous reprend, nous ramène,
Se remet à pleurer sur la misère humaine,
Frappe et console, va du zénith au nadir,
Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir
Son vol, tourbillon, lyre, ouragan d'étincelles,
Et ses millions d'yeux sur ses millions d'ailes.

Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd'hui dans l'air, dans la voix, dans le livre ;
Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre ;
Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit,
Sa langue est déliée ainsi que son esprit.
Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes.
Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deux flammes,
L'un sur le citoyen, l'autre sur le penseur.
Elle prend par la main la Liberté, sa soeur,
Et la fait dans tout homme entrer par tous les pores.
Les préjugés, formés, comme les madrépores,
Du sombre entassement des abus sous les temps,
Se dissolvent au choc de tous les mots flottants,
Pleins de sa volonté, de son but, de son âme.
Elle est la prose, elle est le vers, elle est le drame ;
Elle est l'expression, elle est le sentiment,
Lanterne dans la rue, étoile au firmament.
Elle entre aux profondeurs du langage insondable ;
Elle souffle dans l'art, porte-voix formidable ;
Et, c'est Dieu qui le veut, après avoir rempli
De ses fiertés le peuple, effacé le vieux pli
Des fronts, et relevé la foule dégradée,
Et s'être faite droit, elle se fait idée !

Paris, janvier 1834.
Victor Hugo  Jun 2017
Conseil
Rien encore n'a germé de vos rameaux flottants
Sur notre jeune terre où, depuis quarante ans,
Tant d'âmes se sont échouées,
Doctrines aux fruits d'or, espoir des nations,
Que la hâtive main des révolutions
Sur nos têtes a secouées !

Nous attendons toujours ! Seigneur, prenez pitié
Des peuples qui, toujours satisfaits à moitié,
Vont d'espérance en espérance ;
Et montrez-nous enfin l'homme de votre choix
Parmi tous ces tribuns et parmi tous ces rois
Que vous essayez à la France !

Qui peut se croire fort, puissant et souverain ?
Qui peut dire en scellant des barrières d'airain :
Jamais vous ne serez franchies !
Dans ce siècle de bruit, de gloire et de revers,
Où les roseaux penchés au bord des étangs verts
Durent plus que les monarchies !

Rois ! la bure est souvent jalouse du velours.
Le peuple a froid l'hiver, le peuple a faim toujours.
Rendez-lui son sort plus facile.
Le peuple souvent porte un bien rude collier.
Ouvrez l'école aux fils, aux pères l'atelier,
À tous vos bras, auguste asile !

Par la bonté des rois rendez les peuples bons.
Sous d'étranges malheurs souvent nous nous courbons.
Songez que Dieu seul est le maître.
Un bienfait par quelqu'un est toujours ramassé.
Songez-y, rois minés sur qui pèse un passé
Gros du même avenir peut-être !

Donnez à tous. Peut-être un jour tous vous rendront !
Donnez, - on ne sait pas quels épis germeront
Dans notre siècle autour des trônes ! -
De la main droite aux bons, de la gauche aux méchants !
Comme le laboureur sème sa graine aux champs,
Ensemencez les cœurs d'aumônes !

Ô rois ! le pain qu'on porte au vieillard desséché,
La pauvre adolescente enlevée au marché,
Le bienfait souriant, toujours prêt à toute heure,
Qui vient, riche et voilé, partout où quelqu'un pleure,
Le cri reconnaissant d'une mère à genoux,
L'enfant sauvé qui lève, entre le peuple et vous,
Ses deux petites mains sincères et joyeuses,
Sont la meilleure digue aux foules furieuses.

Hélas ! je vous le dis, ne vous endormez pas
Tandis que l'avenir s'amoncelle là-bas !

Il arrive parfois, dans le siècle où nous sommes,
Qu'un grand vent tout à coup soulève à flots les hommes ;
Vent de malheur, formé, comme tous les autans,
De souffles quelque part comprimés trop longtemps ;
Vent qui de tout foyer disperse la fumée ;
Dont s'attise l'idée à cette heure allumée ;
Qui passe sur tout homme, et, torche ou flot amer,
Le fait étinceler ou le fait écumer ;
Ebranle tout digue et toute citadelle ;
Dans la société met à nu d'un coup d'aile
Des sommets jusqu'alors par des brumes voilés,
Des gouffres ténébreux ou des coins étoilés ;
Vent fatal qui confond les meilleurs et les pires,
Arrache mainte tuile au vieux toit des empires,
Et prenant dans l'état, en haut, en bas, partout,
Tout esprit qui dérive et toute âme qui bout,
Tous ceux dont un zéphyr fait remuer les têtes,
Tout ce qui devient onde à l'heure des tempêtes,
Amoncelant dans l'ombre et chassant à la fois
Ces flots, ces bruits, ce peuple, et ces pas et ces voix,
Et ces groupes sans forme et ces rumeurs sans nombre,
Pousse tout cet orage au seuil d'un palais sombre !

Palais sombre en effet, et plongé dans la nuit !
D'où les illusions s'envolent à grand bruit,
Quelques-unes en pleurs, d'autres qu'on entend rire !
C'en est fait. L'heure vient, le voile se déchire,
Adieu les songes d'or ! On se réveille, on voit
Un spectre aux mains de chair qui vous touche du doigt.
C'est la réalité ! qu'on sent là, qui vous pèse.
On rêvait Charlemagne, on pense à Louis seize !

Heure grande et terrible où, doutant des canons,
La royauté, nommant ses amis par leurs noms,
Recueillant tous les bruits que la tempête apporte,
Attend, l'œil à la vitre et l'oreille à la porte !
Où l'on voit dans un coin, ses filles dans ses bras,
La reine qui pâlit, pauvre étrangère, hélas !

Où les petits enfants des familles royales
De quelque vieux soldat pressent les mains loyales,
Et demandent, avec des sanglots superflus,
Aux valets, qui déjà ne leur répondent plus,
D'où viennent ces rumeurs, ces terreurs, ce mystère,
Et les ébranlements de cette affreuse terre
Qu'ils sentent remuer comme la mer aux vents,
Et qui ne tremble pas sous les autres enfants !

Hélas ! vous crénelez vos mornes Tuileries,
Vous encombrez les ponts de vos artilleries,
Vous gardez chaque rue avec un régiment,
À quoi bon ? à quoi bon ? De moment en moment
La tourbe s'épaissit, grosse et désespérée
Et terrible, et qu'importe, à l'heure où leur marée
Sort et monte en hurlant du fond du gouffre amer,
La mitraille à la foule et la grêle à la mer !

Ô redoutable époque ! et quels temps que les nôtres !
Où, rien qu'en se serrant les uns contre les autres,
Les hommes dans leurs plis écrasent tours, châteaux,
Donjons que les captifs rayaient de leurs couteaux,
Créneaux, portes d'airain comme un carton ployées,
Et sur leurs boulevards vainement appuyées
Les pâles garnisons, et les canons de fer
Broyés avec le mur comme l'os dans la chair !

Comment se défendra ce roi qu'un peuple assiège ?
Plus léger sur ce flot que sur l'onde un vain liège,
Plus vacillant que l'ombre aux approches du soir,
Ecoutant sans entendre et regardant sans voir,
Il est là qui frissonne, impuissant, infertile,
Sa main tremble, et sa tête est un crible inutile,
Hélas ! hélas ! les rois en ont seuls de pareils !
Qui laisse tout passer, hors les mauvais conseils !

Que servent maintenant ces sabres, ces épées,
Ces lignes de soldats par des caissons coupées,
Ces bivouacs, allumés dans les jardins profonds,
Dont la lueur sinistre empourpre ses plafonds,
Ce général choisi, qui déjà, vaine garde,
Sent peut-être à son front sourdre une autre cocarde,
Et tous ces cuirassiers, soldats vieux ou nouveaux,
Qui plantent dans la cour des pieux pour leurs chevaux ?
Que sert la grille close et la mèche allumée ?
Il faudrait une tête, et tu n'as qu'une armée !

Que faire de ce peuple à l'immense roulis,
Mer qui traîne du moins une idée en ses plis,
Vaste inondation d'hommes, d'enfants, de femmes,
Flots qui tous ont des yeux, vagues qui sont des âmes ?

Malheur alors ! O Dieu ! faut-il que nous voyions
Le côté monstrueux des révolutions !
Qui peut dompter la mer ? Seigneur ! qui peut répondre
Des ondes de Paris et des vagues de Londres,
Surtout lorsque la ville, ameutée aux tambours
Sent ramper dans ses flots l'hydre de ses faubourgs !

Dans ce palais fatal où l'empire s'écroule,
Dont la porte bientôt va ployer sous la foule,
Où l'on parle tout bas de passages secrets,
Où le roi sent déjà qu'on le sert de moins près,
Où la mère en tremblant rit à l'enfant qui pleure,
Ô mon Dieu ! que va-t-il se passer tout à l'heure ?
Comment vont-ils jouer avec ce nid de rois ?
Pourquoi faut-il qu'aux jours où le pauvre aux abois
Sent sa haine des grands de ce qu'il souffre accrue,
Notre faute ou la leur le lâchent dans la rue ?
Temps de deuil où l'émeute en fureur sort de tout !
Où le peuple devient difforme tout à coup !

Malheur donc ! c'est fini. Plus de barrière au trône !
Mais Dieu garde un trésor à qui lui fit l'aumône.
Si le prince a laissé, dans des temps moins changeants,
L'empreinte de ses pas à des seuils indigents,
Si des bienfaits cachés il fut parfois complice,
S'il a souvent dit : grâce ! où la loi dit : supplice !
Ne désespérez pas. Le peuple aux mauvais jours
A pu tout oublier, Dieu se souvient toujours !

Souvent un cri du cœur sorti d'une humble bouche
Désarme, impérieux, une foule farouche
Qui tenait une proie en ses poings triomphants.
Les mères aux lions font rendre les enfants !

Oh ! dans cet instant même où le naufrage gronde,
Où l'on sent qu'un boulet ne peut rien contre une onde,
Où, liquide et fangeuse et pleine de courroux,
La populace à l'œil stupide, aux cheveux roux,
Aboyant sur le seuil comme un chien pour qu'on ouvre,
Arrive, éclaboussant les chapiteaux du Louvre,
Océan qui n'a pas d'heure pour son reflux !
Au moment où l'on voit que rien n'arrête plus
Ce flot toujours grossi, que chaque instant apporte,
Qui veut monter, qui hurle et qui mouille la porte,...
C'est un spectacle auguste et que j'ai vu déjà
Souvent, quand mon regard dans l'histoire plongea,
Qu'une bonne action, cachée en un coin sombre,
Qui sort subitement toute blanche de l'ombre,
Et comme autrefois Dieu qu'elle prend à témoin,
Dit au peuple écumant : Tu n'iras pas plus **** !

Le 28 décembre 1834.
Victor Hugo  Jun 2017
Nox (IV)
IV.

Victoire ! il était temps, prince, que tu parusses !
Les filles d'opéra manquaient de princes russes ;
Les révolutions apportent de l'ennui
Aux Jeannetons d'hier, Pamélas d'aujourd'hui ;
Dans don Juan qui s'effraie un Harpagon éclate,
Un maigre filet d'or sort de sa bourse plate ;
L'argent devenait rare aux tripots ; les journaux
Faisaient le vide autour des confessionnaux ;
Le sacré-coeur, mourant de sa mort naturelle,
Maigrissait ; les protêts, tourbillonnant en grêle,
Drus et noirs, aveuglaient le portier de Magnan ;
On riait aux sermons de l'abbé Ravignan ;
Plus de pur-sang piaffant aux portes des donzelles ;
L'hydre de l'anarchie apparaissait aux belles
Sous la forme effroyable et triste d'un cheval
De fiacre les traînant pour trente sous au bal.
La désolation était sur Babylone.
Mais tu surgis, bras fort ; tu te dresses, colonne
Tout renaît, tout revit, tout est sauvé. Pour lors
Les figurantes vont récolter des milords,
Tous sont contents, soudards, francs viveurs, gent dévote,
Tous chantent, monseigneur l'archevêque, et Javotte.

Allons ! congratulons, triomphons, partageons !
Les vieux partis, coiffés en ailes de pigeons,
Vont s'inscrire, adorant Mandrin, chez son concierge.
Falstaff allume un punch, Tartuffe brûle un cierge.
Vers l'Elysée en joie, où sonne le tambour,
Tous se hâtent, Parieu, Montalembert, Sibour,
Rouher, cette catin, Troplong, cette servante,
Grecs, juifs, quiconque a mis sa conscience en vente,
Quiconque vole et ment *** privilegio,
L'homme du bénitier, l'homme de l'agio,
Quiconque est méprisable et désire être infâme,
Quiconque, se jugeant dans le fond de son âme,
Se sent assez forçat pour être sénateur.
Myrmidon de César admire la hauteur.
Lui, fait la roue et trône au centre de la fête.
- Eh bien, messieurs, la chose est-elle un peu bien faite ?
Qu'en pense Papavoine et qu'en dit Loyola ?
Maintenant nous ferons voter ces drôles-là.
Partout en lettres d'or nous écrirons le chiffre. -
*** ! tapez sur la caisse et soufflez dans le fifre ;
Braillez vos salvum fac, messeigneurs ; en avant
Des églises, abri profond du Dieu vivant,
On dressera des mâts avec des oriflammes.
Victoire ! venez voir les cadavres, mesdames.

Du 16 au 22 novembre 1852, à Jersey
I.

Ô soldats de l'an deux ! ô guerres ! épopées !
Contre les rois tirant ensemble leurs épées,
Prussiens, autrichiens,
Contre toutes les Tyrs et toutes les Sodomes,
Contre le czar du nord, contre ce chasseur d'hommes
Suivi de tous ses chiens,

Contre toute l'Europe avec ses capitaines,
Avec ses fantassins couvrant au **** les plaines,
Avec ses cavaliers,
Tout entière debout comme une hydre vivante,
Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante
Et les pieds sans souliers !

Au levant, au couchant, partout, au sud, au pôle,
Avec de vieux fusils sonnant sur leur épaule,
Passant torrents et monts,
Sans repos, sans sommeil, coudes percés, sans vivres,
Ils allaient, fiers, joyeux, et soufflant dans des cuivres
Ainsi que des démons !

La Liberté sublime emplissait leurs pensées.
Flottes prises d'assaut, frontières effacées
Sous leur pas souverain,
Ô France, tous les jours, c'était quelque prodige,
Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l'Adige,
Et Marceau sur le Rhin !

On battait l'avant-garde, on culbutait le centre ;
Dans la pluie et la neige et de l'eau jusqu'au ventre,
On allait ! en avant !
Et l'un offrait la paix, et l'autre ouvrait ses portes,
Et les trônes, roulant comme des feuilles mortes,
Se dispersaient au vent !

Oh ! que vous étiez grands au milieu des mêlées,
Soldats ! L'œil plein d'éclairs, faces échevelées
Dans le noir tourbillon,
Ils rayonnaient, debout, ardents, dressant la tête
Et comme les lions aspirent la tempête
Quand souffle l'aquilon,

Eux, dans l'emportement de leurs luttes épiques,
Ivres, ils savouraient tous les bruits héroïques,
Le fer heurtant le fer,
La Marseillaise ailée et volant dans les balles,
Les tambours, les obus, les bombes, les cymbales,
Et ton rire, ô Kléber !

La Révolution leur criait : - Volontaires,
Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères ! -
Contents, ils disaient oui.
- Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes ! -
Et l'on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes
Sur le monde ébloui !

La tristesse et la peur leur étaient inconnues.
Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues
Si ces audacieux,
En retournant les yeux dans leur course olympique,
Avaient vu derrière eux la grande République
Montrant du doigt les cieux !

Jersey, du 7 au 13 janvier 1853.
LES PARENTS

Nous sommes tes Grands-Parents,
Les Grands !
Couverts des froides sueurs
De la lune et des verdures.
Nos vins secs avaient du coeur !
Au soleil sans imposture
Que faut-il à l'homme ? boire.

Moi. - Mourir aux fleuves barbares.

Nous sommes tes Grands-Parents
Des champs.
L'eau est au fond des osiers :
Vois le courant du fossé
Autour du château mouillé.
Descendons en nos celliers ;
Après, le cidre et le lait.

MOI. - Aller où boivent les vaches.

Nous sommes tes Grands-Parents ;
Tiens, prends
Les liqueurs dans nos armoires ;
Le Thé, le Café, si rares,
Frémissent dans les bouilloires.

- Vois les images, les fleurs.
Nous rentrons du cimetière.

MOI. - Ah ! tarir toutes les urnes !

2. L'ESPRIT

Éternelles Ondines
Divisez l'eau fine.
Vénus, soeur de l'azur,
Émeus le flot pur.

Juifs errants de Norwège
Dites-moi la neige.
Anciens exilés chers,
Dites-moi la mer.

MOI. - Non, plus ces boissons pures,
Ces fleurs d'eau pour verres ;
Légendes ni figures
Ne me désaltèrent ;

Chansonnier, ta filleule
C'est ma soif si folle
Hydre intime sans gueules
Qui mine et désole.

3. LES AMIS

Viens, les vins vont aux plages,
Et les flots par millions !
Vois le Bitter sauvage
Rouler du haut des monts !

Gagnons, pèlerins sages,
L'absinthe aux verts piliers...

MOI. - Plus ces paysages.
Qu'est l'ivresse, Amis ?

J'aime autant, mieux, même,
Pourrir dans l'étang,
Sous l'affreuse crème,
Près des bois flottants.

4. LE PAUVRE SONGE

Peut-être un Soir m'attend
Où je boirai tranquille
En quelque vieille Ville,
Et mourrai plus content :
Puisque je suis patient !

Si mon mal se résigne,
Si j'ai jamais quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes ?...
- Ah ! songer est indigne

Puisque c'est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien,
Jamais l'auberge verte
Ne peut bien m'être ouverte.

5. CONCLUSION

Les pigeons qui tremblent dans la prairie,
Le gibier qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !... ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?

— The End —