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On lit dans les Annales de la propagation de la Foi :
« Une lettre de Hong-Kong (Chine), en date du 24 juillet
1832, nous annonce que M. Bonnard, missionnaire du
Tong-King, a été décapité pour la foi, le 1er mai dernier. »
Ce nouveau martyr était né dans le diocèse de Lyon et
appartenait à la Société des Missions étrangères. Il était
parti pour le Tong-King en 1849. »

I.

Ô saint prêtre ! grande âme ! oh ! je tombe à genoux !
Jeune, il avait encor de longs jours parmi nous,
Il n'en a pas compté le nombre ;
Il était à cet âge où le bonheur fleurit ;
Il a considéré la croix de Jésus-Christ
Toute rayonnante dans l'ombre.

Il a dit : - « C'est le Dieu de progrès et d'amour.
Jésus, qui voit ton front croit voir le front du jour.
Christ sourit à qui le repousse.
Puisqu'il est mort pour nous, je veux mourir pour lui ;
Dans son tombeau, dont j'ai la pierre pour appui,
Il m'appelle d'une voix douce.

« Sa doctrine est le ciel entr'ouvert ; par la main,
Comme un père l'enfant, il tient le genre humain ;
Par lui nous vivons et nous sommes ;
Au chevet des geôliers dormant dans leurs maisons,
Il dérobe les clefs de toutes les prisons
Et met en liberté les hommes.

« Or il est, **** de nous, une autre humanité
Qui ne le connaît point, et dans l'iniquité
Rampe enchaînée, et souffre et tombe ;
Ils font pour trouver Dieu de ténébreux efforts ;
Ils s'agitent en vain ; ils sont comme des morts
Qui tâtent le mur de leur tombe.

« Sans loi, sans but, sans guide, ils errent ici-bas.
Ils sont méchants, étant ignorants ; ils n'ont pas
Leur part de la grande conquête.
J'irai. Pour les sauver je quitte le saint lieu.
Ô mes frères, je viens vous apporter mon Dieu,
Je viens vous apporter ma tête ! » -

Prêtre, il s'est souvenu, calme en nos jours troublés,
De la parole dite aux apôtres : - Allez,  
Bravez les bûchers et les claies ! -
Et de l'adieu du Christ au suprême moment :
- Ô vivant, aimez-vous ! aimez. En vous aimant,
Frères, vous fermerez mes plaies. -

Il s'est dit qu'il est bon d'éclairer dans leur nuit
Ces peuples égarés **** du progrès qui luit,
Dont l'âme est couverte de voiles ;
Puis il s'en est allé, dans les vents, dans les flots,
Vers les noirs chevalets et les sanglants billots,
Les yeux fixés sur les étoiles.

II.

Ceux vers qui cet apôtre allait, l'ont égorgé.

III.

Oh ! tandis que là-bas, hélas ! chez ces barbares,
S'étale l'échafaud de tes membres chargé,
Que le bourreau, rangeant ses glaives et ses barres,
Frotte au gibet son ongle où ton sang s'est figé ;

Ciel ! tandis que les chiens dans ce sang viennent boire,
Et que la mouche horrible, essaim au vol joyeux,
Comme dans une ruche entre en ta bouche noire
Et bourdonne au soleil dans les trous de tes yeux ;

Tandis qu'échevelée, et sans voix, sans paupières,
Ta tête blême est là sur un infâme pieu,
Livrée aux vils affronts, meurtrie à coups de pierres,
Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu !

Ce Dieu qui n'est qu'à toi, martyr, on te le vole !
On le livre à Mandrin, ce Dieu pour qui tu meurs !
Des hommes, comme toi revêtus de l'étole,
Pour être cardinaux, pour être sénateurs,

Des prêtres, pour avoir des palais, des carrosses,
Et des jardins l'été riant sous le ciel bleu,
Pour argenter leur mitre et pour dorer leurs crosses,
Pour boire de bon vin, assis près d'un bon feu,

Au forban dont la main dans le meurtre est trempée,
Au larron chargé d'or qui paye et qui sourit,
Grand Dieu ! retourne-toi vers nous, tête coupée !
Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ !

Ils livrent au bandit, pour quelques sacs sordides,
L'évangile, la loi, l'autel épouvanté,
Et la justice aux yeux sévères et candides,
Et l'étoile du coeur humain, la vérité !

Les bons jetés, vivants, au bagne, ou morts, aux fleuves,
L'homme juste proscrit par Cartouche Sylla,
L'innocent égorgé, le deuil sacré des veuves,
Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela !

Tout ! la foi, le serment que Dieu tient sous sa garde,
Le saint temple où, mourant, tu dis :Introïbo,
Ils livrent tout ! pudeur, vertu ! - martyr, regarde,
Rouvre tes yeux qu'emplit la lueur du tombeau ; -

Ils vendent l'arche auguste où l'hostie étincelle !
Ils vendent Christ, te dis-je ! et ses membres liés !
Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle,
Et les clous de ses mains, et les clous de ses pieds !

Ils vendent au brigand qui chez lui les attire
Le grand crucifié sur les hommes penché ;
Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre,
Et ton martyre à toi par-dessus le marché !

Tant pour les coups de fouet qu'il reçut à la porte !
César ! tant pour l'amen, tant pour l'alléluia !
Tant pour la pierre où vint heurter sa tête morte !
Tant pour le drap rougi que sa barbe essuya !

Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte,
Sa plaie au flanc, son oeil tout baigné d'infini,
Ses pleurs, son agonie, et sa bouche entrouverte,
Et le cri qu'il poussa : Lamma Sabacthani !

Ils vendent le sépulcre ! ils vendent les ténèbres !
Les séraphins chantant au seuil profond des cieux,
Et la mère debout sous l'arbre aux bras funèbres,
Qui, sentant là son fils, ne levait pas les yeux !

Oui, ces évêques, oui, ces marchands, oui, ces prêtres
A l'histrion du crime, assouvi, couronné,
A ce Néron repu qui rit parmi les traîtres,
Un pied sur Thraséas, un coude sur Phryné,

Au voleur qui tua les lois à coups de crosse,
Au pirate empereur Napoléon dernier,
Ivre deux fois, immonde encor plus que féroce,
Pourceau dans le cloaque et loup dans le charnier,

Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle
Qui, debout sur la terre et sous le firmament,
Triste et nous souriant dans notre nuit fatale,
Sur le noir Golgotha saigne éternellement !

Du 5 au 8 novembre 1852, à Jersey
Écoutez. Une femme au profil décharné,
Maigre, blême, portant un enfant étonné,
Est là qui se lamente au milieu de la rue.
La foule, pour l'entendre, autour d'elle se rue.
Elle accuse quelqu'un, une autre femme, ou bien
Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n'a rien ;
Pas d'argent ; pas de pain ; à peine un lit de paille.
L'homme est au cabaret pendant qu'elle travaille.
Elle pleure, et s'en va. Quand ce spectre a passé,
Ô penseurs, au milieu de ce groupe amassé,
Qui vient de voir le fond d'un cœur qui se déchire,
Qu'entendez-vous toujours ? Un long éclat de rire.

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,
Avoir droit au bonheur, à la joie, à l'amour.
Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille !
Seule ! - n'importe ! elle a du courage, une aiguille,
Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,
En travaillant le jour, en travaillant la nuit,
Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.
Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,
Et chante au bord du toit tant que dure l'été.
Mais l'hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,
Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe ;
Les jours sont courts, il faut allumer une lampe ;
L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.
Ô jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l'hiver !
La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,
Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte
Les meubles, prend enfin quelque humble bague d'or ;
Tout est vendu ! L'enfant travaille et lutte encor ;
Elle est honnête ; mais elle a, quand elle veille,
La misère, démon, qui lui parle à l'oreille.
L'ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent.
Que devenir ! Un jour, ô jour sombre ! elle vend
La pauvre croix d'honneur de son vieux père, et pleure ;
Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu'elle meure !
A dix-sept ans ! grand Dieu ! mais que faire ?... - Voilà
Ce qui fait qu'un matin la douce fille alla
Droit au gouffre, et qu'enfin, à présent, ce qui monte
À son front, ce n'est plus la pudeur, c'est la honte.
Hélas, et maintenant, deuil et pleurs éternels !
C'est fini. Les enfants, ces innocents cruels,
La suivent dans la rue avec des cris de joie.
Malheureuse ! elle traîne une robe de soie,
Elle chante, elle rit... ah ! pauvre âme aux abois !
Et le peuple sévère, avec sa grande voix,
Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,
Lui dit quand elle vient : « C'est toi ? Va-t-en, infâme ! »

Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids ;
La loi le fait juré. L'hiver, dans les temps froids ;
Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.
Regardez cette salle où le peuple fourmille ;
Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.
C'est juste, puisque l'un a tout et l'autre rien.
Ce juge, - ce marchand, - fâché de perdre une heure,
Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
L'envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.
Tous s'en vont en disant : « C'est bien ! » bons et méchants ;
Et rien ne reste là qu'un Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux,
Il est fort, il est grand ; il est utile à tous ;
Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule,
Il dore d'un rayon tous les fronts de la foule ;
Il luit ; le jour qu'il jette est un jour éclatant ;
Il apporte une idée au siècle qui l'attend ;
Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères ;
Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins !
Il vient. - Certe, on le va couronner ! - On le hue !
Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,
Ceux qui n'ignorent rien, ceux qui doutent de tout,
Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l'égout,
Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.
Si c'est un orateur ou si c'est un ministre,
On le siffle. Si c'est un poète, il entend
Ce chœur : « Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant ! »
Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme,
Debout, les bras croisés, le front levé, l'œil calme,
Il contemple, serein, l'idéal et le beau ;
Il rêve ; et, par moments, il secoue un flambeau
Qui, sous ses pieds, dans l'ombre, éblouissant la haine,
Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine ;
Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours ;
Orateur, il entasse efforts, travaux, discours ;
Il marche, il lutte ! Hélas ! l'injure ardente et triste,
À chaque pas qu'il fait, se transforme et persiste.
Nul abri. Ce serait un ennemi public,
Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,
Qu'il serait moins traqué de toutes les manières,
Moins entouré de gens armés de grosses pierres,
Moins haï ! -- Pour eux tous et pour ceux qui viendront,
Il va semant la gloire, il recueille l'affront.
Le progrès est son but, le bien est sa boussole ;
Pilote, sur l'avant du navire il s'isole ;
Tout marin, pour dompter les vents et les courants,
Met tour à tour le cap sur des points différents,
Et, pour mieux arriver, dévie en apparence ;
Il fait de même ; aussi blâme et cris ; l'ignorance
Sait tout, dénonce tout ; il allait vers le nord,
Il avait tort ; il va vers le sud, il a tort ;
Si le temps devient noir, que de rage et de joie !
Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,
L'âge vient, il couvait un mal profond et lent,
Il meurt. L'envie alors, ce démon vigilant,
Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,
Prend soin de la clouer de ses mains dans la bière,
Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit
S'il est vraiment bien mort, s'il ne fait pas de bruit,
S'il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme,
Et, s'essuyant les yeux, dit : « C'était un grand homme ! »

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
« Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

Le pesant chariot porte une énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste à le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire encore et s'arrête ;
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;
C'est lundi ; l'homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;
Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre
L'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre !
L'animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
Il sent l'ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l'écrase et le fouet qui l'assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'homme.
Et le roulier n'est plus qu'un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne des licous,
Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il frappe avec le pié ;
Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,
Baisse son cou lugubre et sa tête égarée ;
On entend, sous les coups de la botte ferrée,
Sonner le ventre nu du pauvre être muet !
Il râle ; tout à l'heure encore il remuait ;
Mais il ne bouge plus, et sa force est finie ;
Et les coups furieux pleuvent ; son agonie
Tente un dernier effort ; son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ;
Et, dans l'ombre, pendant que son bourreau redouble,
Il regarde quelqu'un de sa prunelle trouble ;
Et l'on voit lentement s'éteindre, humble et terni,
Son œil plein des stupeurs sombres de l'infini,
Où luit vaguement l'âme effrayante des choses.
Hélas !

Cet avocat plaide toutes les causes ;
Il rit des généreux qui désirent savoir
Si blanc n'a pas raison, avant de dire noir ;
Calme, en sa conscience il met ce qu'il rencontre,
Ou le sac d'argent Pour, ou le sac d'argent Contre ;
Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.
Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,
Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.
La foule hait cet homme et proscrit cette femme ;
Ils sont maudits. Quel est leur crime ? Ils ont aimé.
L'opinion rampante accable l'opprimé,
Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.
De l'inventeur mourant le parasite engraisse.
Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,
Triche, et rit d'escroquer la dupe Dévouement.
Le puissant resplendit et du destin se joue ;
Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.
Ô hideux coins de rue où le chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
Vos tas d'ordures sont moins noirs que les vivants !
Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr ? Les vents.
Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire ;
Il a l'œil clair, le front gracieux, l'âme noire ;
Il se courbe ; il sera votre maître demain.

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin ;
Ton feutre humble et troué s'ouvre à l'air qui le mouille ;
Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille ;
Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau ;
Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau ;
Ta cahute, au niveau du fossé de la route,
Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute ;
Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir
Pour manger le matin et pour jeûner le soir ;
Et, fantôme suspect devant qui l'on recule,
Regardé de travers quand vient le crépuscule,
Pauvre au point d'alarmer les allants et venants,
Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans ainsi qu'eux leur feuillage ;
Autrefois, homme alors dans la force de l'âge,
Quand tu vis que l'Europe implacable venait,
Et menaçait Paris et notre aube qui naît,
Et, mer d'hommes, roulait vers la France effarée,
Et le Russe et le *** sur la terre sacrée
Se ruer, et le nord revomir Attila,
Tu te levas, tu pris ta fourche ; en ces temps-là,
Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la grande Champagne.
C'est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,
Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu'à ton front tu secoues,
Mêle l'éclair du fouet au tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas ! Ce passant
Fit sa fortune à l'heure où tu versais ton sang ;
Il jouait à la baisse, et montait à mesure
Que notre chute était plus profonde et plus sûre ;
Il fallait un vautour à nos morts ; il le fut ;
Il fit, travailleur âpre et toujours à l'affût,
Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes ;
Moscou remplit ses prés de meules odorantes ;
Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
Et la Bérésina charriait un palais ;
Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins où l'on voit le cygne errer sur l'eau,
Un million joyeux sortit de Waterloo ;
Si bien que du désastre il a fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,
A coupé sur la France une livre de chair.
Or, de vous deux, c'est toi qu'on hait, lui qu'on vénère ;
Vieillard, tu n'es qu'un gueux, et ce millionnaire,
C'est l'honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas !

Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules ! sillons creusés par ces mornes charrues :
Nuit, douleur, deuil ! champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé !
Vie et mort ! onde où l'hydre à l'infini s'enlace !
Peuple océan jetant l'écume populace !
Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs ;
Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,
Qu'on distingue à travers de vagues transparences,
Ses rudes appétits, redoutables aimants,
Ses prostitutions, ses avilissements,
Et la fatalité des mœurs imperdables,
La misère épaissit ses couches formidables.
Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.
L'indigence, flux noir, l'ignorance, reflux,
Montent, marée affreuse, et parmi les décombres,
Roulent l'obscur filet des pénalités sombres.
Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,
Et l'homme cherche l'homme à tâtons ; il fait nuit ;
Les petits enfants nus tendent leurs mains funèbres ;
Le crime, antre béant, s'ouvre dans ces ténèbres ;
Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,
Les âmes en lambeaux dans les corps en haillons :
Pas de cœur où ne croisse une aveugle chimère.
Qui grince des dents ? L'homme. Et qui pleure ? La mère.
Qui sanglote ? La vierge aux yeux hagards et doux.
Qui dit : « J'ai froid ? » L'aïeule. Et qui dit : « J'ai faim ? » Tous !
Et le fond est horreur, et la surface est joie.
Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
Et sur le pâle amas des cris et des douleurs,
Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs !
Ceux-là sont les heureux. Ils n'ont qu'une pensée :
A quel néant jeter la journée insensée ?
Chiens, voitures, chevaux ! cendre au reflet vermeil !
Poussière dont les grains semblent d'or au soleil !
Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans trêve,
Et se passe à tâcher d'oublier dans un rêve
L'enfer au-dessous d'eux et le ciel au-dessus.
Quand on voile Lazare, on efface Jésus.
Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.
Ils n'admettent que l'air tout parfumé de roses,
La volupté, l'orgueil, l'ivresse et le laquais
Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.
Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.
Le bal, tout frissonnant de souffles et d'extases,
Rayonne, étourdissant ce qui s'évanouit ;
Éden étrange fait de lumière et de nuit.
Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,
Et semblent la racine ardente et pleine d'âmes
De quelque arbre céleste épanoui plus haut.
Noir paradis dansant sur l'immense cachot !
Ils savourent, ravis, l'éblouissement sombre
Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,
Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.
Les valses, visions, passent dans les miroirs.
Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,
Les galops effrénés courent ; par intervalles,
Le bal reprend haleine ; on s'interrompt, on fuit,
On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit ;
Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,
La musique, jetant les notes à poignées,
Revient, et les regards s'allument, et l'archet,
Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.
Ô délire ! et d'encens et de bruit enivrées,
L'heure emporte en riant les rapides soirées,
Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.
D'autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,
Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent,
Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,
Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert,
Jusqu'à ce qu'au volet le jour bâille entr'ouvert,
Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre ;
Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre,
Pendant que le
Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J'aime son feuillage éploré ;
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai.

Un soir, nous étions seuls, j'étais assis près d'elle ;
Elle penchait la tête, et sur son clavecin
Laissait, tout en rêvant, flotter sa blanche main.
Ce n'était qu'un murmure : on eût dit les coups d'aile
D'un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux,
Et craignant en passant d'éveiller les oiseaux.
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
Sortaient autour de nous du calice des fleurs.
Les marronniers du parc et les chênes antiques
Se berçaient doucement sous leurs rameaux en pleurs.
Nous écoutions la nuit ; la croisée entr'ouverte
Laissait venir à nous les parfums du printemps ;
Les vents étaient muets, la plaine était déserte ;
Nous étions seuls, pensifs, et nous avions quinze ans.
Je regardais Lucie. Elle était pâle et blonde.
Jamais deux yeux plus doux n'ont du ciel le plus pur
Sondé la profondeur et réfléchi l'azur.
Sa beauté m'enivrait ; je n'aimais qu'elle au monde.
Mais je croyais l'aimer comme on aime une soeur,
Tant ce qui venait d'elle était plein de pudeur !
Nous nous tûmes longtemps ; ma main touchait la sienne.
Je regardais rêver son front triste et charmant,
Et je sentais dans l'âme, à chaque mouvement,
Combien peuvent sur nous, pour guérir toute peine,
Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur,
Jeunesse de visage et jeunesse de coeur.
La lune, se levant dans un ciel sans nuage,
D'un long réseau d'argent tout à coup l'inonda.
Elle vit dans mes yeux resplendir son image ;
Son sourire semblait d'un ange : elle chanta.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Fille de la douleur, harmonie ! harmonie !
Langue que pour l'amour inventa le génie !
Qui nous vins d'Italie, et qui lui vins des cieux !
Douce langue du coeur, la seule où la pensée,
Cette vierge craintive et d'une ombre offensée,
Passe en gardant son voile et sans craindre les yeux !
Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire
Dans tes soupirs divins, nés de l'air qu'il respire,
Tristes comme son coeur et doux comme sa voix ?
On surprend un regard, une larme qui coule ;
Le reste est un mystère ignoré de la foule,
Comme celui des flots, de la nuit et des bois !

- Nous étions seuls, pensifs ; je regardais Lucie.
L'écho de sa romance en nous semblait frémir.
Elle appuya sur moi sa tête appesantie.
Sentais-tu dans ton coeur Desdemona gémir,
Pauvre enfant ? Tu pleurais ; sur ta bouche adorée
Tu laissas tristement mes lèvres se poser,
Et ce fut ta douleur qui reçut mon baiser.
Telle je t'embrassai, froide et décolorée,
Telle, deux mois après, tu fus mise au tombeau ;
Telle, ô ma chaste fleur ! tu t'es évanouie.
Ta mort fut un sourire aussi doux que ta vie,
Et tu fus rapportée à Dieu dans ton berceau.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Doux mystère du toit que l'innocence habite,
Chansons, rêves d'amour, rires, propos d'enfant,
Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend,
Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite,
Candeur des premiers jours, qu'êtes-vous devenus ?

Paix profonde à ton âme, enfant ! à ta mémoire !
Adieu ! ta blanche main sur le clavier d'ivoire,
Durant les nuits d'été, ne voltigera plus...

Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J'aime son feuillage éploré ;
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai.
I.

L'ÉGLISE est vaste et haute. À ses clochers superbes
L'ogive en fleur suspend ses trèfles et ses gerbes ;
Son portail resplendit, de sa rose pourvu ;
Le soir fait fourmiller sous la voussure énorme
Anges, vierges, le ciel, l'enfer sombre et difforme,
Tout un monde effrayant comme un rêve entrevu.

Mais ce n'est pas l'église, et ses voûtes, sublimes,
Ses porches, ses vitraux, ses lueurs, ses abîmes,
Sa façade et ses tours, qui fascinent mes yeux ;
Non ; c'est, tout près, dans l'ombre où l'âme aime à descendre
Cette chambre d'où sort un chant sonore et tendre,
Posée au bord d'un toit comme un oiseau joyeux.

Oui, l'édifice est beau, mais cette chambre est douce.
J'aime le chêne altier moins que le nid de mousse ;
J'aime le vent des prés plus que l'âpre ouragan ;
Mon cœur, quand il se perd vers les vagues béantes,
Préfère l'algue obscure aux falaises géantes.
Et l'heureuse hirondelle au splendide océan.

II.

Frais réduit ! à travers une claire feuillée
Sa fenêtre petite et comme émerveillée
S'épanouit auprès du gothique portail.
Sa verte jalousie à trois clous accrochée,
Par un bout s'échappant, par l'autre rattachée,
S'ouvre coquettement comme un grand éventail.

Au-dehors un beau lys, qu'un prestige environne,
Emplit de sa racine et de sa fleur couronne
- Tout près de la gouttière où dort un chat sournois -
Un vase à forme étrange en porcelaine bleue
Où brille, avec des paons ouvrant leur large queue,
Ce beau pays d'azur que rêvent les Chinois.

Et dans l'intérieur par moments luit et passe
Une ombre, une figure, une fée, une grâce,
Jeune fille du peuple au chant plein de bonheur,
Orpheline, dit-on, et seule en cet asile,
Mais qui parfois a l'air, tant son front est tranquille,
De voir distinctement la face du Seigneur.

On sent, rien qu'à la voir, sa dignité profonde.
De ce cœur sans limon nul vent n'a troublé l'onde.
Ce tendre oiseau qui jase ignore l'oiseleur.
L'aile du papillon a toute sa poussière.
L'âme de l'humble vierge a toute sa lumière.
La perle de l'aurore est encor dans la fleur.

À l'obscure mansarde il semble que l'œil voie
Aboutir doucement tout un monde de joie,
La place, les passants, les enfants, leurs ébats,
Les femmes sous l'église à pas lents disparues,
Des fronts épanouis par la chanson des rues,
Mille rayons d'en haut, mille reflets d'en bas.

Fille heureuse ! autour d'elle ainsi qu'autour d'un temple,
Tout est modeste et doux, tout donne un bon exemple.
L'abeille fait son miel, la fleur rit au ciel bleu,
La tour répand de l'ombre, et, devant la fenêtre,
Sans faute, chaque soir, pour obéir au maître,
L'astre allume humblement sa couronne de feu.

Sur son beau col, empreint de virginité pure,
Point d'altière dentelle ou de riche guipure ;
Mais un simple mouchoir noué pudiquement.
Pas de perle à son front, mais aussi pas de ride,
Mais un œil chaste et vif, mais un regard limpide.
Où brille le regard que sert le diamant ?

III.

L'angle de la cellule abrite un lit paisible.
Sur la table est ce livre où Dieu se fait visible,
La légende des saints, seul et vrai panthéon.
Et dans un coin obscur, près de la cheminée,
Entre la bonne Vierge et le buis de l'année,
Quatre épingles au mur fixent Napoléon.

Cet aigle en cette cage ! - et pourquoi non ? dans l'ombre
De cette chambre étroite et calme, où rien n'est sombre,
Où dort la belle enfant, douce comme son lys,
Où tant de paix, de grâce et de joie est versée,
Je ne hais pas d'entendre au fond de ma pensée
Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz.

Et près de l'empereur devant qui tout s'incline,
- Ô légitime orgueil de la pauvre orpheline ! -
Brille une croix d'honneur, signe humble et triomphant,
Croix d'un soldat, tombé comme tout héros tombe,
Et qui, père endormi, fait du fond de sa tombe
Veiller un peu de gloire auprès de son enfant.

IV.

Croix de Napoléon ! joyau guerrier ! pensée !
Couronne de laurier de rayons traversée !
Quand il menait ses preux aux combats acharnés,
Il la laissait, afin de conquérir la terre,
Pendre sur tous les fronts durant toute la guerre ;
Puis, la grande œuvre faite, il leur disait : Venez !

Puis il donnait sa croix à ces hommes stoïques,
Et des larmes coulaient de leurs yeux héroïques ;
Muets, ils admiraient leur demi-dieu vainqueur ;
On eût dit qu'allumant leur âme avec son âme,
En touchant leur poitrine avec son doigt de flamme,
Il leur faisait jaillir cette étoile du cœur !

V.

Le matin elle chante et puis elle travaille,
Sérieuse, les pieds sur sa chaise de paille,
Cousant, taillant, brodant quelques dessins choisis ;
Et, tandis que, songeant à Dieu, simple et sans crainte,
Cette vierge accomplit sa tâche auguste et sainte,
Le silence rêveur à sa porte est assis.

Ainsi, Seigneur, vos mains couvrent cette demeure.
Dans cet asile obscur, qu'aucun souci n'effleure,
Rien qui ne soit sacré, rien qui ne soit charmant !
Cette âme, en vous priant pour ceux dont la nef sombre,
Peut monter chaque soir vers vous sans faire d'ombre
Dans la sérénité de votre firmament !

Nul danger ! nul écueil ! - Si ! l'aspic est dans l'herbe !
Hélas ! hélas ! le ver est dans le fruit superbe !
Pour troubler une vie il suffit d'un regard.
Le mal peut se montrer même aux clartés d'un cierge.
La curiosité qu'a l'esprit de la vierge
Fait une plaie au cœur de la femme plus ****.

Plein de ces chants honteux, dégoût de la mémoire,
Un vieux livre est là-haut sur une vieille armoire,
Par quelque vil passant dans cette ombre oublié ;
Roman du dernier siècle ! œuvre d'ignominie !
Voltaire alors régnait, ce singe de génie
Chez l'homme en mission par le diable envoyé.

VI.

Epoque qui gardas, de vin, de sang rougie,
Même en agonisant, l'allure de l'orgie !
Ô dix-huitième siècle, impie et châtié !
Société sans dieu, par qui Dieu fus frappée !
Qui, brisant sous la hache et le sceptre et l'épée,
Jeune offensas l'amour, et vieille la pitié !

Table d'un long festin qu'un échafaud termine !
Monde, aveugle pour Christ, que Satan illumine !
Honte à tes écrivains devant les nations !
L'ombre de tes forfaits est dans leur renommée
Comme d'une chaudière il sort une fumée,
Leur sombre gloire sort des révolutions !

VII.

Frêle barque assoupie à quelques pas d'un gouffre !
Prends garde, enfant ! cœur tendre où rien encor ne souffre !
Ô pauvre fille d'Ève ! ô pauvre jeune esprit !
Voltaire, le serpent, le doute, l'ironie,
Voltaire est dans un coin de ta chambre bénie !
Avec son œil de flamme il t'espionne, et rit.

Oh ! tremble ! ce sophiste a sondé bien des fanges !
Oh ! tremble ! ce faux sage a perdu bien des anges !
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux,
Et les brise, et souvent, sous ses griffes cruelles,
Plume à plume j'ai vu tomber ces blanches ailles
Qui font qu'une âme vole et s'enfuit dans les cieux !

Il compte de ton sein les battements sans nombre.
Le moindre mouvement de ton esprit dans l'ombre,
S'il penche un peu vers lui, fait resplendir son œil.
Et, comme un loup rôdant, comme un tigre qui guette,
Par moments, de Satan, visible au seul poète,
La tête monstrueuse apparaît à ton seuil !

VIII.

Hélas ! si ta main chaste ouvrait ce livre infâme,
Tu sentirais soudain Dieu mourir dans ton âme.
Ce soir tu pencherais ton front triste et boudeur
Pour voir passer au **** dans quelque verte allée
Les chars étincelants à la roue étoilée,
Et demain tu rirais de la sainte pudeur !

Ton lit, troublé la nuit de visions étranges,
Ferait fuir le sommeil, le plus craintif des anges !
Tu ne dormirais plus, tu ne chanterais plus,
Et ton esprit, tombé dans l'océan des rêves,
Irait, déraciné comme l'herbe des grèves,
Du plaisir à l'opprobre et du flux au reflux !

IX.

Oh ! la croix de ton père est là qui te regarde !
La croix du vieux soldat mort dans la vieille garde !
Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté !
Laisse-toi conseiller, guider, sauver peut-être
Par ce lys fraternel penché sur ta fenêtre,
Qui mêle son parfum à ta virginité !

Par toute ombre qui passe en baissant la paupière !
Par les vieux saints rangés sous le portail de pierre !
Par la blanche colombe aux rapides adieux !
Par l'orgue ardent dont l'hymne en longs sanglots se brise !
Laisse-toi conseiller par la pensive église !
Laisse-toi conseiller par le ciel radieux !

Laisse-toi conseiller par l'aiguille ouvrière,
Présente à ton labeur, présente à ta prière,
Qui dit tout bas : Travaille ! - Oh ! crois-la ! - Dieu, vois-tu,
Fit naître du travail, que l'insensé repousse,
Deux filles, la vertu, qui fait la gaîté douce,
Et la gaîté, qui rend charmante la vertu !

Entends ces mille voix, d'amour accentuées,
Qui passent dans le vent, qui tombent des nuées,
Qui montent vaguement des seuils silencieux,
Que la rosée apporte avec ses chastes gouttes,
Que le chant des oiseaux te répète, et qui toutes
Te disent à la fois : Sois pure sous les cieux !

Sois pure sous les cieux ! comme l'onde et l'aurore,
Comme le joyeux nid, comme la tour sonore,
Comme la gerbe blonde, amour du moissonneur,
Comme l'astre incliné, comme la fleur penchante,
Comme tout ce qui rit, comme tout ce qui chante,
Comme tout ce qui dort dans la paix du Seigneur !

Sois calme. Le repos va du cœur au visage ;
La tranquillité fait la majesté du sage.
Sois joyeuse. La foi vit sans l'austérité ;
Un des reflets du ciel, c'est le rire des femmes ;
La joie est la chaleur que jette dans les âmes
Cette clarté d'en haut qu'on nomme Vérité.

La joie est pour l'esprit une riche ceinture.
La joie adoucit tout dans l'immense nature.
Dieu sur les vieilles tours pose le nid charmant
Et la broussaille en fleur qui luit dans l'herbe épaisse ;
Car la ruine même autour de sa tristesse
A besoin de jeunesse et de rayonnement !

Sois bonne. La bonté contient les autres choses.
Le Seigneur indulgent sur qui tu te reposes
Compose de bonté le penseur fraternel.
La bonté, c'est le fond des natures augustes.
D'une seule vertu Dieu fait le cœur des justes,
Comme d'un seul saphir la coupole du ciel.

Ainsi, tu resteras, comme un lys, comme un cygne,
Blanche entre les fronts purs marqués d'un divin signe
Et tu seras de ceux qui, sans peur, sans ennuis,
Des saintes actions amassant la richesse,
Rangent leur barque au port, leur vie à la sagesse
Et, priant tous les soirs, dorment toutes les nuits !

Le poète à lui-même.

Tandis que sur les bois, les prés et les charmilles,
S'épanchent la lumière et la splendeur des cieux,
Toi, poète serein, répands sur les familles,
Répands sur les enfants et sur les jeunes filles,
Répands sur les vieillards ton chant religieux !

Montre du doigt la rive à tous ceux qu'une voile
Traîne sur le flot noir par les vents agité ;
Aux vierges, l'innocence, heureuse et noble étoile ;
À la foule, l'autel que l'impiété voile ;
Aux jeunes, l'avenir ; aux vieux, l'éternité !

Fais filtrer ta raison dans l'homme et dans la femme.
Montre à chacun le vrai du côté saisissant.
Que tout penseur en toi trouve ce qu'il réclame.
Plonge Dieu dans les cœurs, et jette dans chaque âme
Un mot révélateur, propre à ce qu'elle sent.

Ainsi, sans bruit, dans l'ombre, ô songeur solitaire,
Ton esprit, d'où jaillit ton vers que Dieu bénit,
Du peuple sous tes pieds perce le crâne austère ; -
Comme un coin lent et sûr, dans les flancs de la terre
La racine du chêne entr'ouvre le granit.

Du 24 au 29 juin 1839.
Le prêtre portera l'étole blanche et noire
Lorsque les saints flambeaux pour vous s'allumeront.
Et de leurs longs cheveux voilant leurs fronts d'ivoire
Les jeunes filles pleureront.
A. Guiraud.

I.

Pourquoi m'apportez-vous ma lyre,
Spectres légers ? - que voulez-vous ?
Fantastiques beautés, ce lugubre sourire
M'annonce-t-il votre courroux ?
Sur vos écharpes éclatantes
Pourquoi flotte à longs plis ce crêpe menaçant ?
Pourquoi sur des festons ces chaînes insultantes,
Et ces roses, teintes de sang ?

Retirez-vous : rentrez dans les sombres abîmes...
Ah ! que me montrez-vous ?... quels sont ces trois tombeaux ?
Quel est ce char affreux, surchargé de victimes ?
Quels sont ces meurtriers, couverts d'impurs lambeaux ?
J'entends des chants de mort, j'entends des cris de fête.
Cachez-moi le char qui s'arrête !...
Un fer lentement tombe à mes regards troublés ; -
J'ai vu couler du sang... Est-il bien vrai, parlez,
Qu'il ait rejailli sur ma tête ?

Venez-vous dans mon âme éveiller le remord ?
Ce sang... je n'en suis point coupable !
Fuyez, vierges ; fuyez, famille déplorable :
Lorsque vous n'étiez plus, je n'étais pas encor.
Qu'exigez-vous de moi ? J'ai pleuré vos misères ;
Dois-je donc expier les crimes de mes pères ?
Pourquoi troublez-vous mon repos ?
Pourquoi m'apportez-vous ma lyre frémissante ?
Et des remords à vos bourreaux ?

II.

Sous les murs entourés de cohortes sanglantes,
Siège le sombre tribunal.
L'accusateur se lève, et ses lèvres tremblante
S'agitent d'un rire infernal.
C'est Tainville : on le voit, au nom de la patrie,
Convier aux forfaits cette horde flétrie
D'assassins, juges à leur tour ;
Le besoin du sang le tourmente ;
Et sa voix homicide à la hache fumante
Désigne les têtes du jour.

Il parle : ses licteurs vers l'enceinte fatale
Traînent les malheureux que sa fureur signale ;
Les portes devant eux s'ouvrent avec fracas ;
Et trois vierges, de grâce et de pudeur parées,
De leurs compagnes entourées,
Paraissent parmi les soldats.
Le peuple, qui se tait, frémit de son silence ;
Il plaint son esclavage en plaignant leurs malheurs,
Et repose sur l'innocence
Ses regards las du crime et troublés par ses pleurs.

Eh quoi ! quand ces beautés, lâchement accusées,
Vers ces juges de mort s'avançaient dans les fers,
Ces murs n'ont pas, croulant sous leurs voûtes brisées,
Rendu les monstres aux enfers !
Que faisaient nos guerriers ?... Leur vaillance trompée
Prêtait au vil couteau le secours de l'épée ;
Ils sauvaient ces bourreaux qui souillaient leurs combats.
Hélas ! un même jour, jour d'opprobre et de gloire,
Voyait Moreau monter au char de la victoire.
Et son père au char du trépas !

Quand nos chefs, entourés des armes étrangères,
Couvrant nos cyprès de lauriers,
Vers Paris lentement reportaient leurs bannières,
Frédéric sur Verdun dirigeait ses guerriers.
Verdun, premier rempart de la France opprimée,
D'un roi libérateur crut saluer l'armée.
En vain tonnaient d'horribles lois ;
Verdun se revêtit de sa robe de fête,
Et, libre de ses fers, vint offrir sa conquête
Au monarque vengeur des rois.

Alors, vierges, vos mains (ce fut là votre crime !)
Des festons de la joie ornèrent les vainqueurs.
Ah ! pareilles à la victime,
La hache à vos regards se cachait sous des fleurs.
Ce n'est pas tout ; hélas ! sans chercher la vengeance,
Quand nos bannis, bravant la mort et l'indigence,
Combattaient nos tyrans encor mal affermis,
Vos nobles cœurs ont plaint de si nobles misères ;
Votre or a secouru ceux qui furent nos frères
Et n'étaient pas nos ennemis.

Quoi ! ce trait glorieux, qui trahit leur belle âme,
Sera donc l'arrêt de leur mort !
Mais non, l'accusateur, que leur aspect enflamme,
Tressaille d'un honteux transport.
Il veut, vierges, au prix d'un affreux sacrifice,
En taisant vos bienfaits, vous ravir au supplice ;
Il croit vos chastes cœurs par la crainte abattus.
Du mépris qui le couvre acceptez le partage,
Souillez-vous d'un forfait, l'infâme aréopage
Vous absoudra de vos vertus.

Répondez-moi, vierges timides ;
Qui, d'un si noble orgueil arma ces yeux si doux ?
Dites, qui fit rouler dans vos regards humides
Les pleurs généreux du courroux ?
Je le vois à votre courage :
Quand l'oppresseur qui vous outrage
N'eût pas offert la honte en offrant son bienfait,
Coupables de pitié pour des français fidèles,
Vous n'auriez pas voulu, devant des lois cruelles,
Nier un si noble forfait !

C'en est donc fait ; déjà sous la lugubre enceinte
A retenti l'arrêt dicté par la fureur.
Dans un muet murmure, étouffé par la crainte,
Le peuple, qui l'écoute, exhale son horreur.
Regagnez des cachots les sinistres demeures,
O vierges ! encor quelques heures...
Ah ! priez sans effroi, votre âme est sans remord.
Coupez ces longues chevelures,
Où la main d'une mère enlaçait des fleurs pures,
Sans voir qu'elle y mêlait les pavots de la mort !

Bientôt ces fleurs encor pareront votre tête ;
Les anges vous rendront ces symboles touchants ;
Votre hymne de trépas sera l'hymne de fête
Que les vierges du ciel rediront dans leurs chants.
Vous verrez près de vous, dans ces chœurs d'innocence,
Charlotte, autre Judith, qui vous vengea d'avance ;
Cazotte ; Elisabeth, si malheureuse en vain ;
Et Sombreuil, qui trahit par ses pâleurs soudaines
Le sang glacé des morts circulant dans ses veines ;
Martyres, dont l'encens plaît au Martyr divin !

III.

Ici, devant mes yeux erraient des lueurs sombres ;
Des visions troublaient mes sens épouvantés ;
Les spectres sur mon front balançaient dans les ombres
De longs linceuls ensanglantés.
Les trois tombeaux, le char, les échafauds funèbres,
M'apparurent dans les ténèbres ;
Tout rentra dans la nuit des siècles révolus ;
Les vierges avaient fui vers la naissante aurore ;
Je me retrouvai seul, et je pleurais encor
Quand ma lyre ne chantait plus !

Octobre 1818.
I.

Retournons à l'école, ô mon vieux Juvénal.
Homme d'ivoire et d'or, descends du tribunal
Où depuis deux mille ans tes vers superbes tonnent.
Il paraît, vois-tu bien, ces choses nous étonnent,
Mais c'est la vérité selon monsieur Riancey,
Que lorsqu'un peu de temps sur le sang a passé,
Après un an ou deux, c'est une découverte,
Quoi qu'en disent les morts avec leur bouche verte,
Le meurtre n'est plus meurtre et le vol n'est plus vol.
Monsieur Veuillot, qui tient d'Ignace et d'Auriol,
Nous l'affirme, quand l'heure a tourné sur l'horloge,
De notre entendement ceci fait peu l'éloge,
Pourvu qu'à Notre-Dame on brûle de l'encens
Et que l'abonné vienne aux journaux bien pensants,
Il paraît que, sortant de son hideux suaire,
Joyeux, en panthéon changeant son ossuaire,
Dans l'opération par monsieur Fould aidé,
Par les juges lavé, par les filles fardé,
Ô miracle ! entouré de croyants et d'apôtres,
En dépit des rêveurs, en dépit de nous autres
Noirs poètes bourrus qui n'y comprenons rien,
Le mal prend tout à coup la figure du bien.

II.

Il est l'appui de l'ordre ; il est bon catholique
Il signe hardiment - prospérité publique.
La trahison s'habille en général français
L'archevêque ébloui bénit le dieu Succès
C'était crime jeudi, mais c'est haut fait dimanche.
Du pourpoint Probité l'on retourne la manche.
Tout est dit. La vertu tombe dans l'arriéré.
L'honneur est un vieux fou dans sa cave muré.
Ô grand penseur de bronze, en nos dures cervelles
Faisons entrer un peu ces morales nouvelles,
Lorsque sur la Grand'Combe ou sur le blanc de zinc
On a revendu vingt ce qu'on a payé cinq,
Sache qu'un guet-apens par où nous triomphâmes
Est juste, honnête et bon. Tout au rebours des femmes,
Sache qu'en vieillissant le crime devient beau.
Il plane cygne après s'être envolé corbeau.
Oui, tout cadavre utile exhale une odeur d'ambre.
Que vient-on nous parler d'un crime de décembre
Quand nous sommes en juin ! l'herbe a poussé dessus.
Toute la question, la voici : fils, tissus,
Cotons et sucres bruts prospèrent ; le temps passe.
Le parjure difforme et la trahison basse
En avançant en âge ont la propriété
De perdre leur bassesse et leur difformité
Et l'assassinat louche et tout souillé de lange
Change son front de spectre en un visage d'ange.

III.

Et comme en même temps, dans ce travail normal,
La vertu devient faute et le bien devient mal,
Apprends que, quand Saturne a soufflé sur leur rôle,
Néron est un sauveur et Spartacus un drôle.
La raison obstinée a beau faire du bruit ;
La justice, ombre pâle, a beau, dans notre nuit,
Murmurer comme un souffle à toutes les oreilles ;
On laisse dans leur coin bougonner ces deux vieilles.
Narcisse gazetier lapide Scévola.
Accoutumons nos yeux à ces lumières-là
Qui font qu'on aperçoit tout sous un nouvel angle,
Et qu'on voit Malesherbe en regardant Delangle.
Sachons dire : Lebœuf est grand, Persil est beau
Et laissons la pudeur au fond du lavabo.

IV.

Le bon, le sûr, le vrai, c'est l'or dans notre caisse.
L'homme est extravagant qui, lorsque tout s'affaisse,
Proteste seul debout dans une nation,
Et porte à bras tendu son indignation.
Que diable ! il faut pourtant vivre de l'air des rues,
Et ne pas s'entêter aux choses disparues.
Quoi ! tout meurt ici-bas, l'aigle comme le ver,
Le charançon périt sous la neige l'hiver,
Quoi ! le Pont-Neuf fléchit lorsque les eaux sont grosses,
Quoi ! mon coude est troué, quoi ! je perce mes chausses,
Quoi ! mon feutre était neuf et s'est usé depuis,
Et la vérité, maître, aurait, dans son vieux puits,
Cette prétention rare d'être éternelle !
De ne pas se mouiller quand il pleut, d'être belle
À jamais, d'être reine en n'ayant pas le sou,
Et de ne pas mourir quand on lui tord le cou !
Allons donc ! Citoyens, c'est au fait qu'il faut croire.

V.

Sur ce, les charlatans prêchent leur auditoire
D'idiots, de mouchards, de grecs, de philistins,
Et de gens pleins d'esprit détroussant les crétins
La Bourse rit ; la hausse offre aux badauds ses prismes ;
La douce hypocrisie éclate en aphorismes ;
C'est bien, nous gagnons gros et nous sommes contents
Et ce sont, Juvénal, les maximes du temps.
Quelque sous-diacre, éclos dans je ne sais quel bouge,
Trouva ces vérités en balayant Montrouge,
Si bien qu'aujourd'hui fiers et rois des temps nouveaux,
Messieurs les aigrefins et messieurs les dévots
Déclarent, s'éclairant aux lueurs de leur cierge,
Jeanne d'Arc courtisane et Messaline vierge.

Voilà ce que curés, évêques, talapoins,
Au nom du Dieu vivant, démontrent en trois points,
Et ce que le filou qui fouille dans ma poche
Prouve par A plus B, par Argout plus Baroche.

VI.

Maître ! voilà-t-il pas de quoi nous indigner ?
À quoi bon s'exclamer ? à quoi bon trépigner ?
Nous avons l'habitude, en songeurs que nous sommes,
De contempler les nains bien moins que les grands hommes
Même toi satirique, et moi tribun amer,
Nous regardons en haut, le bourgeois dit : en l'air ;
C'est notre infirmité. Nous fuyons la rencontre
Des sots et des méchants. Quand le Dombidau montre
Son crâne et que le Fould avance son menton,
J'aime mieux Jacques Coeur, tu préfères Caton
La gloire des héros, des sages que Dieu crée,
Est notre vision éternelle et sacrée ;
Eblouis, l'œil noyé des clartés de l'azur,
Nous passons notre vie à voir dans l'éther pur
Resplendir les géants, penseurs ou capitaines
Nous regardons, au bruit des fanfares lointaines,
Au-dessus de ce monde où l'ombre règne encor,
Mêlant dans les rayons leurs vagues poitrails d'or,
Une foule de chars voler dans les nuées.
Aussi l'essaim des gueux et des prostituées,
Quand il se heurte à nous, blesse nos yeux pensifs.
Soit. Mais réfléchissons. Soyons moins exclusifs.
Je hais les cœurs abjects, et toi, tu t'en défies ;
Mais laissons-les en paix dans leurs philosophies.

VII.

Et puis, même en dehors de tout ceci, vraiment,
Peut-on blâmer l'instinct et le tempérament ?
Ne doit-on pas se faire aux natures des êtres ?
La fange a ses amants et l'ordure a ses prêtres ;
De la cité bourbier le vice est citoyen ;
Où l'un se trouve mal, l'autre se trouve bien ;
J'en atteste Minos et j'en fais juge Eaque,
Le paradis du porc, n'est-ce pas le cloaque ?
Voyons, en quoi, réponds, génie âpre et subtil,
Cela nous touche-t-il et nous regarde-t-il,
Quand l'homme du serment dans le meurtre patauge,
Quand monsieur Beauharnais fait du pouvoir une auge,
Si quelque évêque arrive et chante alleluia,
Si Saint-Arnaud bénit la main qui le paya,
Si tel ou tel bourgeois le célèbre et le loue,
S'il est des estomacs qui digèrent la boue ?
Quoi ! quand la France tremble au vent des trahisons,
Stupéfaits et naïfs, nous nous ébahissons
Si Parieu vient manger des glands sous ce grand chêne !
Nous trouvons surprenant que l'eau coule à la Seine,
Nous trouvons merveilleux que Troplong soit Scapin,
Nous trouvons inouï que Dupin soit Dupin !

VIII.

Un vieux penchant humain mène à la turpitude.
L'opprobre est un logis, un centre, une habitude,
Un toit, un oreiller, un lit tiède et charmant,
Un bon manteau bien ample où l'on est chaudement.
L'opprobre est le milieu respirable aux immondes.
Quoi ! nous nous étonnons d'ouïr dans les deux mondes
Les dupes faisant chœur avec les chenapans,
Les gredins, les niais vanter ce guet-apens !
Mais ce sont là les lois de la mère nature.
C'est de l'antique instinct l'éternelle aventure.
Par le point qui séduit ses appétits flattés
Chaque bête se plaît aux monstruosités.
Quoi ! ce crime est hideux ! quoi ! ce crime est stupide !
N'est-il plus d'animaux pour l'admirer ? Le vide
S'est-il fait ? N'est-il plus d'êtres vils et rampants ?
N'est-il plus de chacals ? n'est-il plus de serpents ?
Quoi ! les baudets ont-ils pris tout à coup des ailes,
Et se sont-ils enfuis aux voûtes éternelles ?
De la création l'âne a-t-il disparu ?
Quand Cyrus, Annibal, César, montaient à cru
Cet effrayant cheval qu'on appelle la gloire,
Quand, ailés, effarés de joie et de victoire,
Ils passaient flamboyants au fond des cieux vermeils,
Les aigles leur craient : vous êtes nos pareils !
Les aigles leur criaient : vous portez le tonnerre !
Aujourd'hui les hiboux acclament Lacenaire.
Eh bien ! je trouve bon que cela soit ainsi.
J'applaudis les hiboux et je leur dis : merci.
La sottise se mêle à ce concert sinistre,
Tant mieux. Dans sa gazette, ô Juvénal, tel cuistre
Déclare, avec messieurs d'Arras et de Beauvais,
Mandrin très bon, et dit l'honnête homme mauvais,
Foule aux pieds les héros et vante les infâmes,
C'est tout simple ; et, vraiment, nous serions bonnes âmes
De nous émerveiller lorsque nous entendons
Les Veuillots aux lauriers préférer les chardons !

IX.

Donc laissons aboyer la conscience humaine
Comme un chien qui s'agite et qui tire sa chaîne.
Guerre aux justes proscrits ! gloire aux coquins fêtés !
Et faisons bonne mine à ces réalités.
Acceptons cet empire unique et véritable.
Saluons sans broncher Trestaillon connétable,
Mingrat grand aumônier, Bosco grand électeur ;
Et ne nous fâchons pas s'il advient qu'un rhéteur,
Un homme du sénat, un homme du conclave,
Un eunuque, un cagot, un sophiste, un esclave,
Esprit sauteur prenant la phrase pour tremplin,
Après avoir chanté César de grandeur plein,
Et ses perfections et ses mansuétudes,
Insulte les bannis jetés aux solitudes,
Ces brigands qu'a vaincus Tibère Amphitryon.
Vois-tu, c'est un talent de plus dans l'histrion ;
C'est de l'art de flatter le plus exquis peut-être ;
On chatouille moins bien Henri huit, le bon maître,
En louant Henri huit qu'en déchirant Morus.
Les dictateurs d'esprit, bourrés d'éloges crus,
Sont friands, dans leur gloire et dans leurs arrogances,
De ces raffinements et de ces élégances.
Poète, c'est ainsi que les despotes sont.
Le pouvoir, les honneurs sont plus doux quand ils ont
Sur l'échafaud du juste une fenêtre ouverte.
Les exilés, pleurant près de la mer déserte,
Les sages torturés, les martyrs expirants
Sont l'assaisonnement du bonheur des tyrans.
Juvénal, Juvénal, mon vieux lion classique,
Notre vin de Champagne et ton vin de Massique,
Les festins, les palais, et le luxe effréné,
L'adhésion du prêtre et l'amour de Phryné,
Les triomphes, l'orgueil, les respects, les caresses,
Toutes les voluptés et toutes les ivresses
Dont s'abreuvait Séjan, dont se gorgeait Rufin,
Sont meilleures à boire, ont un goût bien plus fin,
Si l'on n'est pas un sot à cervelle exiguë,
Dans la coupe où Socrate hier but la ciguë !

Jersey, le 5 février 1853.
Puisque c'est ton métier, misérable poète,
Même en ces temps d'orage, où la bouche est muette,
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l'action ;
Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée, et que, joie ou douleur,
Tout demande sans cesse à sortir de ton coeur ;
Que du moins l'histrion, couvert d'un masque infâme,
N'aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d'ignobles tréteaux la mettre au pilori ;
Que nul plan, nul détour, nul voile ne l'ombrage.
Abandonne aux vieillards sans force et sans courage
Ce travail d'araignée, et tous ces fils honteux
Dont s'entoure en tremblant l'orgueil qui craint les yeux.
Point d'autel, de trépied, point d'arrière aux profanes !
Que ta muse, brisant le luth des courtisanes,
Fasse vibrer sans peur l'air de la liberté ;
Qu'elle marche pieds nus, comme la vérité.

O Machiavel ! tes pas retentissent encore
Dans les sentiers déserts de San Casciano.
Là, sous des cieux ardents dont l'air sèche et dévore,
Tu cultivais en vain un sol maigre et sans eau.
Ta main, lasse le soir d'avoir creusé la terre,
Frappait ton pâle front dans le calme des nuits.
Là, tu fus sans espoir, sans proches, sans amis ;
La vile oisiveté, fille de la misère,
A ton ombre en tous lieux se traînait lentement,
Et buvait dans ton coeur les flots purs de ton sang :
"Qui suis-je ? écrivais-tu; qu'on me donne une pierre,
"Une roche à rouler ; c'est la paix des tombeaux
"Que je fuis, et je tends des bras las du repos."

C'est ainsi, Machiavel, qu'avec toi je m'écrie :
O médiocre, celui qui pour tout bien
T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie,
Est bien poltron au jeu, s'il ne dit : Tout ou rien.
Je suis jeune; j'arrive. A moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné.
La science de l'homme est le mépris sans doute ;
C'est un droit de vieillard qui ne m'est pas donné.
Mais qu'en dois-je penser ? Il n'existe qu'un être
Que je puisse en entier et constamment connaître
Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi,
Un seul !... Je le méprise. - Et cet être, c'est moi.

Qu'ai-je fait ? qu'ai-je appris ? Le temps est si rapide !
L'enfant marche joyeux, sans songer au chemin ;
Il le croit infini, n'en voyant pas la fin.
Tout à coup il rencontre une source limpide,
Il s'arrête, il se penche, il y voit un vieillard.
Que me dirai-je alors ? Quand j'aurai fait mes peines,
Quand on m'entendra dire : Hélas ! il est trop **** ;
Quand ce sang, qui bouillonne aujourd'hui dans mes veines
Et s'irrite en criant contre un lâche repos,
S'arrêtera, glacé jusqu'au fond de mes os...
O vieillesse ! à quoi donc sert ton expérience ?
Que te sert, spectre vain, de te courber d'avance
Vers le commun tombeau des hommes, si la mort
Se tait en y rentrant, lorsque la vie en sort ?
N'existait-il donc pas à cette loterie
Un joueur par le sort assez bien abattu
Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,
Il me dît en sortant : N'entrez pas, j'ai perdu !

Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie,
De mes voeux insensés éternelle patrie,
J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques ;
Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques.
La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir ;
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes ;
Mais qu'en fouillant le sein de tes blondes campagnes
Nos regards tout à coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue...
La langue que parlait le coeur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue ;
Les marbres l'ont apprise, et ne l'oublieront pas.
Et toi, vieille Italie, où sont ces jours tranquilles
Où sous le toit des cours Rome avait abrité
Les arts, ces dieux amis, fils de l'oisiveté ?
Quand tes peintres alors s'en allaient par les villes,
Elevant des palais, des tombeaux, des autels,
Triomphants, honorés, dieux parmi les mortels ;
Quand tout, à leur parole, enfantait des merveilles,
Quand Rome combattait Venise et les Lombards,
Alors c'étaient des temps bienheureux pour les arts !
Là, c'était Michel-Ange, affaibli par les veilles,
Pâle au milieu des morts, un scalpel à la main,
Cherchant la vie au fond de ce néant humain,
Levant de temps en temps sa tête appesantie,
Pour jeter un regard de colère et d'envie
Sur les palais de Rome, où, du pied de l'autel,
A ses rivaux de **** souriait Raphaël.
Là, c'était le Corrège, homme pauvre et modeste,
Travaillant pour son coeur, laissant à Dieu le reste ;
Le Giorgione, superbe, au jeune Titien
Montrant du sein des mers son beau ciel vénitien ;
Bartholomé, pensif, le front dans la poussière,
Brisant son jeune coeur sur un autel de pierre,
Interrogé tout bas sur l'art par Raphaël,
Et bornant sa réponse à lui montrer le ciel...
Temps heureux, temps aimés ! Mes mains alors peut-être,
Mes lâches mains, pour vous auraient pu s'occuper ;
Mais aujourd'hui pour qui ? dans quel but ? sous quel maître ?
L'artiste est un marchand, et l'art est un métier.
Un pâle simulacre, une vile copie,
Naissent sous le soleil ardent de l'Italie...
Nos oeuvres ont un an, nos gloires ont un jour ;
Tout est mort en Europe, - oui, tout, - jusqu'à l'amour.

Ah ! qui que vous soyez, vous qu'un fatal génie
Pousse à ce malheureux métier de poésie
Rejetez **** de vous, chassez-moi hardiment
Toute sincérité; gardez que l'on ne voie
Tomber de votre coeur quelques gouttes de sang ;
Sinon, vous apprendrez que la plus courte joie
Coûte cher, que le sage est ami du repos,
Que les indifférents sont d'excellents bourreaux.

Heureux, trois fois heureux, l'homme dont la pensée
Peut s'écrire au tranchant du sabre ou de l'épée !
Ah ! qu'il doit mépriser ces rêveurs insensés
Qui, lorsqu'ils ont pétri d'une fange sans vie
Un vil fantôme, un songe, une froide effigie,
S'arrêtent pleins d'orgueil, et disent : C'est assez !
Qu'est la pensée, hélas ! quand l'action commence ?
L'une recule où l'autre intrépide s'avance.
Au redoutable aspect de la réalité,
Celle-ci prend le fer, et s'apprête à combattre ;
Celle-là, frêle idole, et qu'un rien peut abattre,
Se détourne, en voilant son front inanimé.

Meurs, Weber ! meurs courbé sur ta harpe muette ;
Mozart t'attend. - Et toi, misérable poète,
Qui que tu sois, enfant, homme, si ton coeur bat,
Agis ! jette ta lyre; au combat, au combat !
Ombre des temps passés, tu n'es pas de cet âge.
Entend-on le nocher chanter pendant l'orage ?
A l'action ! au mal ! Le bien reste ignoré.
Allons ! cherche un égal à des maux sans remède.
Malheur à qui nous fit ce sens dénaturé !
Le mal cherche le mal, et qui souffre nous aide.
L'homme peut haïr l'homme, et fuir; mais malgré lui,
Sa douleur tend la main à la douleur d'autrui.
C'est tout. Pour la pitié, ce mot dont on nous leurre,
Et pour tous ces discours prostitués sans fin,
Que l'homme au coeur joyeux jette à celui qui pleure,
Comme le riche jette au mendiant son pain,
Qui pourrait en vouloir ? et comment le vulgaire,
Quand c'est vous qui souffrez, pourrait-il le sentir,
Lui que Dieu n'a pas fait capable de souffrir ?

Allez sur une place, étalez sur la terre
Un corps plus mutilé que celui d'un martyr,
Informe, dégoûtant, traîné sur une claie,
Et soulevant déjà l'âme prête à partir ;
La foule vous suivra. Quand la douleur est vraie,
Elle l'aime. Vos maux, dont on vous saura gré,
Feront horreur à tous, à quelques-uns pitié.
Mais changez de façon : découvrez-leur une âme
Par le chagrin brisée, une douleur sans fard,
Et dans un jeune coeur des regrets de vieillard ;
Dites-leur que sans mère, et sans soeur, et sans femme,
Sans savoir où verser, avant que de mourir,
Les pleurs que votre sein peut encor contenir,
Jusqu'au soleil couchant vous n'irez point peut-être...
Qui trouvera le temps d'écouter vos malheurs ?
On croit au sang qui coule, et l'on doute des pleurs.
Votre ami passera, mais sans vous reconnaître.

Tu te gonfles, mon coeur?... Des pleurs, le croirais-tu,
Tandis que j'écrivais ont baigné mon visage.
Le fer me manque-t-il, ou ma main sans courage
A-t-elle lâchement glissé sur mon sein nu ?
Non, rien de tout cela. Mais si **** que la haine
De cette destinée aveugle et sans pudeur
Ira, j'y veux aller. - J'aurai du moins le coeur
De la mener si bas que la honte l'en prenne.
À Mme de P*.

Il est pour la pensée une heure... une heure sainte,
Alors que, s'enfuyant de la céleste enceinte,
De l'absence du jour pour consoler les cieux,
Le crépuscule aux monts prolonge ses adieux.
On voit à l'horizon sa lueur incertaine,
Comme les bords flottants d'une robe qui traîne,
Balayer lentement le firmament obscur,
Où les astres ternis revivent dans l'azur.
Alors ces globes d'or, ces îles de lumière,
Que cherche par instinct la rêveuse paupière,
Jaillissent par milliers de l'ombre qui s'enfuit
Comme une poudre d'or sur les pas de la nuit ;
Et le souffle du soir qui vole sur sa trace,
Les sème en tourbillons dans le brillant espace.
L'oeil ébloui les cherche et les perd à la fois ;
Les uns semblent planer sur les cimes des bois,
Tel qu'un céleste oiseau dont les rapides ailes
Font jaillir en s'ouvrant des gerbes d'étincelles.
D'autres en flots brillants s'étendent dans les airs,
Comme un rocher blanchi de l'écume des mers ;
Ceux-là, comme un coursier volant dans la carrière,
Déroulent à longs plis leur flottante crinière ;
Ceux-ci, sur l'horizon se penchant à demi,
Semblent des yeux ouverts sur le monde endormi,
Tandis qu'aux bords du ciel de légères étoiles
Voguent dans cet azur comme de blanches voiles
Qui, revenant au port, d'un rivage lointain,
Brillent sur l'Océan aux rayons du matin.

De ces astres brillants, son plus sublime ouvrage,
Dieu seul connaît le nombre, et la distance, et l'âge ;
Les uns, déjà vieillis, pâlissent à nos yeux,
D'autres se sont perdus dans les routes des cieux,
D'autres, comme des fleurs que son souffle caresse,
Lèvent un front riant de grâce et de jeunesse,
Et, charmant l'Orient de leurs fraîches clartés,
Etonnent tout à coup l'oeil qui les a comptés.
Dans la danse céleste ils s'élancent... et l'homme,
Ainsi qu'un nouveau-né, les salue, et les nomme.
Quel mortel enivré de leur chaste regard,
Laissant ses yeux flottants les fixer au hasard,
Et cherchant le plus pur parmi ce choeur suprême,
Ne l'a pas consacré du nom de ce qu'il aime ?
Moi-même... il en est un, solitaire, isolé,
Qui, dans mes longues nuits, m'a souvent consolé,
Et dont l'éclat, voilé des ombres du mystère,
Me rappelle un regard qui brillait sur la terre.
Peut-être ?... ah ! puisse-t-il au céleste séjour
Porter au moins ce nom que lui donna l'Amour !

Cependant la nuit marche, et sur l'abîme immense
Tous ces mondes flottants gravitent en silence,
Et nous-même, avec eux emportés dans leur cours
Vers un port inconnu nous avançons toujours !
Souvent, pendant la nuit, au souffle du zéphire,
On sent la terre aussi flotter comme un navire.
D'une écume brillante on voit les monts couverts
Fendre d'un cours égal le flot grondant des airs ;
Sur ces vagues d'azur où le globe se joue,
On entend l'aquilon se briser sous la proue,
Et du vent dans les mâts les tristes sifflements,
Et de ses flancs battus les sourds gémissements ;
Et l'homme sur l'abîme où sa demeure flotte
Vogue avec volupté sur la foi du pilote !
Soleils ! mondes flottants qui voguez avec nous,
Dites, s'il vous l'a dit, où donc allons-nous tous ?
Quel est le port céleste où son souffle nous guide ?
Quel terme assigna-t-il à notre vol rapide ?
Allons-nous sur des bords de silence et de deuil,
Echouant dans la nuit sur quelque vaste écueil,
Semer l'immensité des débris du naufrage ?
Ou, conduits par sa main sur un brillant rivage,
Et sur l'ancre éternelle à jamais affermis,
Dans un golfe du ciel aborder endormis ?

Vous qui nagez plus près de la céleste voûte,
Mondes étincelants, vous le savez sans doute !
Cet Océan plus pur, ce ciel où vous flottez,
Laisse arriver à vous de plus vives clartés ;
Plus brillantes que nous, vous savez davantage ;
Car de la vérité la lumière est l'image !
Oui : si j'en crois l'éclat dont vos orbes errants
Argentent des forêts les dômes transparents,
Qui glissant tout à coup sur des mers irritées,
Calme en les éclairant les vagues agitées ;
Si j'en crois ces rayons dont le sensible jour
Inspire la vertu, la prière, l'amour,
Et quand l'oeil attendri s'entrouvre à leur lumière,
Attirent une larme au bord de la paupière ;
Si j'en crois ces instincts, ces doux pressentiments
Qui dirigent vers nous les soupirs des amants,
Les yeux de la beauté, les rêves qu'on regrette,
Et le vol enflammé de l'aigle et du poète !
Tentes du ciel, Edens ! temples! brillants palais !
Vous êtes un séjour d'innocence et de paix !
Dans le calme des nuits, à travers la distance,
Vous en versez sur nous la lointaine influence !
Tout ce que nous cherchons, l'amour, la vérité,
Ces fruits tombés du ciel dont la terre a goûté,
Dans vos brillants climats que le regard envie
Nourrissent à jamais les enfants de la vie,
Et l'homme, un jour peut-être à ses destins rendu,
Retrouvera chez vous tout ce qu'il a perdu ?
Hélas ! combien de fois seul, veillant sur ces cimes
Où notre âme plus libre a des voeux plus sublimes,
Beaux astres ! fleurs du ciel dont le lis est jaloux,
J'ai murmuré tout bas : Que ne suis-je un de vous ?
Que ne puis-je, échappant à ce globe de boue,
Dans la sphère éclatante où mon regard se joue,
Jonchant d'un feu de plus le parvis du saint lieu,
Eclore tout à coup sous les pas de mon Dieu,
Ou briller sur le front de la beauté suprême,
Comme un pâle fleuron de son saint diadème ?

Dans le limpide azur de ces flots de cristal,
Me souvenant encor de mon globe natal,
Je viendrais chaque nuit, tardif et solitaire,
Sur les monts que j'aimais briller près de la terre ;
J'aimerais à glisser sous la nuit des rameaux,
A dormir sur les prés, à flotter sur les eaux ;
A percer doucement le voile d'un nuage,
Comme un regard d'amour que la pudeur ombrage :
Je visiterais l'homme ; et s'il est ici-bas
Un front pensif, des yeux qui ne se ferment pas,
Une âme en deuil, un coeur qu'un poids sublime oppresse,
Répandant devant Dieu sa pieuse tristesse ;
Un malheureux au jour dérobant ses douleurs
Et dans le sein des nuits laissant couler ses pleurs,
Un génie inquiet, une active pensée
Par un instinct trop fort dans l'infini lancée ;
Mon rayon pénétré d'une sainte amitié
Pour des maux trop connus prodiguant sa pitié,
Comme un secret d'amour versé dans un coeur tendre,
Sur ces fronts inclinés se plairait à descendre !
Ma lueur fraternelle en découlant sur eux
Dormirait sur leur sein, sourirait à leurs yeux :
Je leur révélerais dans la langue divine
Un mot du grand secret que le malheur devine ;
Je sécherais leurs pleurs ; et quand l'oeil du matin
Ferait pâlir mon disque à l'horizon lointain,
Mon rayon en quittant leur paupière attendrie
Leur laisserait encor la vague rêverie,
Et la paix et l'espoir ; et, lassés de gémir,
Au moins avant l'aurore ils pourraient s'endormir !

Et vous, brillantes soeurs! étoiles, mes compagnes,
Qui du bleu firmament émaillez les campagnes,
Et cadençant vos pas à la lyre des cieux,
Nouez et dénouez vos choeurs harmonieux !
Introduit sur vos pas dans la céleste chaîne,
Je suivrais dans l'azur l'instinct qui vous entraîne,
Vous guideriez mon oeil dans ce brillant désert,
Labyrinthe de feux où le regard se perd !
Vos rayons m'apprendraient à louer, à connaître
Celui que nous cherchons, que vous voyez peut-être !
Et noyant dans son sein mes tremblantes clartés,
Je sentirais en lui.., tout ce que vous sentez !
Les marronniers de la terrasse
Vont bientôt fleurir, à Saint-Jean,
La villa d'où la vue embrasse
Tant de monts bleus coiffés d'argent.

La feuille, hier encor pliée
Dans son étroit corset d'hiver,
Met sur la branche déliée
Les premières touches de vert.

Mais en vain le soleil excite
La sève des rameaux trop lents ;
La fleur retardataire hésite
A faire voir ses thyrses blancs.

Pourtant le pêcher est tout rose,
Comme un désir de la pudeur,
Et le pommier, que l'aube arrose,
S'épanouit dans sa candeur.

La véronique s'aventure
Près des boutons d'or dans les prés,
Les caresses de la nature
Hâtent les germes rassurés.

Il me faut retourner encore
Au cercle d'enfer où je vis ;
Marronniers, pressez-vous d'éclore
Et d'éblouir mes yeux ravis.

Vous pouvez sortir pour la fête
Vos girandoles sans péril,
Un ciel bleu luit sur votre faîte
Et déjà mai talonne avril.

Par pitié, donnez cette joie
Au poète dans ses douleurs,
Qu'avant de s'en aller, il voie
Vos feux d'artifice de fleurs.

Grands marronniers de la terrasse,
Si fiers de vos splendeurs d'été,
Montrez-vous à moi dans la grâce
Qui précède votre beauté.

Je connais vos riches livrées,
Quand octobre, ouvrant son essor,
Vous met des tuniques pourprées,
Vous pose des couronnes d'or.

Je vous ai vus, blanches ramées,
Pareils aux dessins que le froid
Aux vitres d'argent étamées
Trace, la nuit, avec son doigt.

Je sais tous vos aspects superbes,
Arbres géants, vieux marronniers,
Mais j'ignore vos fraîches gerbes
Et vos arômes printaniers.

Adieu, je pars lassé d'attendre ;
Gardez vos bouquets éclatants !
Une autre fleur suave et tendre,
Seule à mes yeux fait le printemps.

Que mai remporte sa corbeille !
Il me suffit de cette fleur ;
Toujours pour l'âme et pour l'abeille
Elle a du miel pur dans le coeur.

Par le ciel d'azur ou de brume
Par la chaude ou froide saison,
Elle sourit, charme et parfume,
Violette de la maison !
Pour que je t'aime, ô mon poète,
Ne fais pas fuir par trop d'ardeur
Mon amour, colombe inquiète,
Au ciel rose de la pudeur.

L'oiseau qui marche dans l'allée
S'effraye et part au moindre bruit ;
Ma passion est chose ailée
Et s'envole quand on la suit.

Muet comme l'Hermès de marbre,
Sous la charmille pose-toi ;
Tu verras bientôt de son arbre
L'oiseau descendre sans effroi.

Tes tempes sentiront près d'elles,
Avec des souffles de fraîcheur,
Une palpitation d'ailes
Dans un tourbillon de blancheur,

Et la colombe apprivoisée
Sur ton épaule s'abattra,
Et son bec à pointe rosée
De ton baiser s'enivrera.
I


Las de ce calme plat où d'avance fanées,

Comme une eau qui s'endort, croupissent nos années ;

Las d'étouffer ma vie en un salon étroit,

Avec de jeunes fats et des femmes frivoles,

Echangeant sans profit de banales paroles ;

Las de toucher toujours mon horizon du doigt.


Pour me refaire au grand et me rélargir l'âme,

Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame ;

Je suis allé souvent, Victor,

A huit heures, l'été, quand le soleil se couche,

Et que son disque fauve, au bord des toits qu'il touche,

Flotte comme un gros ballon d'or.


Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poète

Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,

Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ;

Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,

Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ;

Ithuriel répand son écrin dans les cieux.


Cathédrales de brume aux arches fantastiques ;

Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,

Par la glace de l'eau doublés,

La brise qui s'en joue et déchire leurs franges,

Imprime, en les roulant, mille formes étranges

Aux nuages échevelés.


Comme, pour son bonsoir, d'une plus riche teinte,

Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,

Ébauchée à grands traits à l'horizon de feu ;

Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,

Semblent les deux grands bras que la ville en prière,

Avant de s'endormir, élève vers son Dieu.


Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique,

La vieille église attache une gloire mystique

Faite avec les splendeurs du soir ;

Les roses des vitraux, en rouges étincelles,

S'écaillent brusquement, et comme des prunelles,

S'ouvrent toutes rondes pour voir.


La nef épanouie, entre ses côtes minces,

Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces,

Une araignée énorme, ainsi que des réseaux,

Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles,

En fils aériens, en délicates mailles,

Ses tulles de granit, ses dentelles d'arceaux.


Aux losanges de plomb du vitrail diaphane,

Plus frais que les jardins d'Alcine ou de Morgane,

Sous un chaud baiser de soleil,

Bizarrement peuplés de monstres héraldiques,

Éclosent tout d'un coup cent parterres magiques

Aux fleurs d'azur et de vermeil.


Légendes d'autrefois, merveilleuses histoires

Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires,

Dévotement taillés par de naïfs ciseaux ;

Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues,

Par les hommes et non par le temps abattues,

Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux,


Dogues hurlant au bout des gouttières ; tarasques,

Guivres et basilics, dragons et nains fantasques,

Chevaliers vainqueurs de géants,

Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes,

Myriades de saints roulés en collerettes,

Autour des trois porches béants.


Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles

Où l'arabesque folle accroche ses dentelles

Et son orfèvrerie, ouvrée à grand travail ;

Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,

Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées,

La cathédrale luit comme un bijou d'émail !


II


Mais qu'est-ce que cela ? Lorsque l'on a dans l'ombre

Suivi l'escalier svelte aux spirales sans nombre

Et qu'on revoit enfin le bleu,

Le vide par-dessus et par-dessous l'abîme,

Une crainte vous prend, un vertige sublime

A se sentir si près de Dieu !


Ainsi que sous l'oiseau qui s'y perche, une branche

Sous vos pieds qu'elle fuit, la tour frissonne et penche,

Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous ;

L'abîme ouvre sa gueule, et l'esprit du vertige,

Vous fouettant de son aile en ricanant voltige

Et fait au front des tours trembler les garde-fous,


Les combles anguleux, avec leurs girouettes,

Découpent, en passant, d'étranges silhouettes

Au fond de votre œil ébloui,

Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie,

Bête apocalyptique, en se tordant aboie,

Paris éclatant, inouï !


Oh ! le cœur vous en bat, dominer de ce faîte,

Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite ;

Pouvoir, d'un seul regard, embrasser ce grand tout,

Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre,

Comme l'aigle planant, voir au sein du cratère,

****, bien ****, la fumée et la lave qui bout !


De la rampe, où le vent, par les trèfles arabes,

En se jouant, redit les dernières syllabes

De l'hosanna du séraphin ;

Voir s'agiter là-bas, parmi les brumes vagues,

Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues ;

L'entendre murmurer sans fin ;


Que c'est grand ! Que c'est beau ! Les frêles cheminées,

De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,

Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,

Et la lumière oblique, aux arêtes hardies,

Jetant de tous côtés de riches incendies

Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs.


Comme en un bal joyeux, un sein de jeune fille,

Aux lueurs des flambeaux s'illumine et scintille

Sous les bijoux et les atours ;

Aux lueurs du couchant, l'eau s'allume, et la Seine

Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine

N'en porte à son col les grands jours.


Des aiguilles, des tours, des coupoles, des dômes

Dont les fronts ardoisés luisent comme des heaumes,

Des murs écartelés d'ombre et de clair, des toits

De toutes les couleurs, des résilles de rues,

Des palais étouffés, où, comme des verrues,

S'accrochent des étaux et des bouges étroits !


Ici, là, devant vous, derrière, à droite, à gauche,

Des maisons ! Des maisons ! Le soir vous en ébauche

Cent mille avec un trait de feu !

Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome,

Prodigieux amas, chaos fait de main d'homme,

Qu'on pourrait croire fait par Dieu !


III


Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame,

Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme,

Il ne l'est seulement que du haut de tes tours.

Quand on est descendu tout se métamorphose,

Tout s'affaisse et s'éteint, plus rien de grandiose,

Plus rien, excepté toi, qu'on admire toujours.


Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes,

Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles,

Et le Seigneur habite en toi.

Monde de poésie, en ce monde de prose,

A ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ;

L'on est pieux et plein de foi !


Aux caresses du soir, dont l'or te damasquine,

Quand tu brilles au fond de ta place mesquine,

Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir ;

A regarder d'en bas ce sublime spectacle,

On croit qu'entre tes tours, par un soudain miracle,

Dans le triangle saint Dieu se va faire voir.


Comme nos monuments à tournure bourgeoise

Se font petits devant ta majesté gauloise,

Gigantesque sœur de Babel,

Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille,

Les faîtes les plus fiers ne vont qu'à ta cheville,

Et, ton vieux chef heurte le ciel.


Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque,

Aux plis graves et droits de ta robe Dantesque,

Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid,

Ces panthéons bâtards, décalqués dans l'école,

Antique friperie empruntée à Vignole,

Et, dont aucun dehors ne sait se tenir droit.


Ô vous ! Maçons du siècle, architectes athées,

Cervelles, dans un moule uniforme jetées,

Gens de la règle et du compas ;

Bâtissez des boudoirs pour des agents de change,

Et des huttes de plâtre à des hommes de fange ;

Mais des maisons pour Dieu, non pas !


Parmi les palais neufs, les portiques profanes,

Les parthénons coquets, églises courtisanes,

Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,

Les maisons sans pudeur de la ville païenne ;

On dirait, à te voir, Notre-Dame chrétienne,

Une matrone chaste au milieu de catins !
Il est un nom caché dans l'ombre de mon âme,
Que j'y lis nuit et jour et qu'aucun oeil n'y voit,
Comme un anneau perdu que la main d'une femme
Dans l'abîme des mers laissa glisser du doigt.

Dans l'arche de mon coeur, qui pour lui seul s'entrouvre,
Il dort enseveli sous une clef d'airain ;
De mystère et de peur mon amour le recouvre,
Comme après une fête on referme un écrin.

Si vous le demandez, ma lèvre est sans réponse,
Mais, tel qu'un talisman formé d'un mot secret,
Quand seul avec l'écho ma bouche le prononce,
Ma nuit s'ouvre, et dans l'âme un être m'apparaît.

En jour éblouissant l'ombre se transfigure ;
Des rayons, échappés par les fentes des cieux,
Colorent de pudeur une blanche figure
Sur qui l'ange ébloui n'ose lever les yeux.

C'est une vierge enfant, et qui grandit encore ;
Il pleut sur ce matin des beautés et des jours ;
De pensée en pensée on voit son âme éclore,
Comme son corps charmant de contours en contours.

Un éblouissement de jeunesse et de grâce
Fascine le regard où son charme est resté.
Quand elle fait un pas, on dirait que l'espace
S'éclaire et s'agrandit pour tant de majesté.

Dans ses cheveux bronzés jamais le vent ne joue.
Dérobant un regard qu'une boucle interrompt,
Ils serpentent collés au marbre de sa joue,
Jetant l'ombre pensive aux secrets de son front.

Son teint calme, et veiné des taches de l'opale,
Comme s'il frissonnait avant la passion,
Nuance sa fraîcheur des moires d'un lis pâle,
Où la bouche a laissé sa moite impression.

Sérieuse en naissant jusque dans son sourire,
Elle aborde la vie avec recueillement ;
Son coeur, profond et lourd chaque fois qu'il respire,
Soulève avec son sein un poids de sentiment.

Soutenant sur sa main sa tête renversée,
Et fronçant les sourcils qui couvrent son oeil noir,
Elle semble lancer l'éclair de sa pensée
Jusqu'à des horizons qu'aucun oeil ne peut voir.

Comme au sein de ces nuits sans brumes et sans voiles,
Où dans leur profondeur l'oeil surprend les cieux nus,
Dans ses beaux yeux d'enfant, firmament plein d'étoiles,
Je vois poindre et nager des astres inconnus.

Des splendeurs de cette âme un reflet me traverse ;
Il transforme en Éden ce morne et froid séjour.
Le flot mort de mon sang s'accélère, et je berce
Des mondes de bonheur sur ces vagues d'amour.

- Oh ! dites-nous ce nom, ce nom qui fait qu'on aime ;
Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel !
- Non, je ne le dis pas sur la terre à moi-même ;
Je l'emporte au tombeau pour m'embellir le ciel.
cindy Oct 2017
J’ai vu le démon dans ses yeux
J’ai vu le démon dans son regard
Malmenée, elle soupire de désespoir
Sa pudeur n’a pas fait long feu
Il a attrapé toutes les parcelles de son âme
Les a jetés par-dessus sa conscience
Il a l’habitude avec les femmes
Face à lui, elles perdent patience
Lui aussi, il porte   son    nom
Et porte les mêmes ambitions
« Mais ils ont l’air si différents »
Elle trouvait désormais son souvenir effrayant.
On y revient ; il faut y revenir moi-même.
Ce qu'on attaque en moi, c'est mon temps, et je l'aime.
Certes, on me laisserait en paix, passant obscur,
Si je ne contenais, atome de l'azur,
Un peu du grand rayon dont notre époque est faite.

Hier le citoyen, aujourd'hui le poète ;  
Le « romantique » après le « libéral ». -  Allons,
Soit ; dans mes deux sentiers mordez mes deux talons.
Je suis le ténébreux par qui tout dégénère.
Sur mon autre côté lancez l'autre tonnerre.

Vous aussi, vous m'avez vu tout jeune, et voici
Que vous me dénoncez, bonhomme, vous aussi ;
Me déchirant le plus allégrement du monde,
Par attendrissement pour mon enfance blonde.
Vous me criez : « Comment, Monsieur ! qu'est-ce que c'est ?
- La stance va nu-pieds ! le drame est sans corset !
- La muse jette au vent sa robe d'innocence !
- Et l'art crève la règle et dit : C'est la croissance ! »
Géronte littéraire aux aboiements plaintifs,
Vous vous ébahissez, en vers rétrospectifs,
Que ma voix trouble l'ordre, et que ce romantique
Vive, et que ce petit, à qui l'Art Poétique
Avec tant de bonté donna le pain et l'eau,
Devienne si pesant aux genoux de Boileau !
Vous regardez mes vers, pourvus d'ongles et d'ailes,
Refusant de marcher derrière les modèles,
Comme après les doyens marchent les petits clercs ;
Vous en voyez sortir de sinistres éclairs ;
Horreur ! et vous voilà poussant des cris d'hyène
A travers les barreaux de la Quotidienne.

Vous épuisez sur moi tout votre calepin,
Et le père Bouhours et le père Rapin ;
Et m'écrasant avec tous les noms qu'on vénère,
Vous lâchez le grand mot : Révolutionnaire.

Et, sur ce, les pédants en choeur disent : Amen !
On m'empoigne ; on me fait passer mon examen ;
La Sorbonne bredouille et l'école griffonne ;
De vingt plumes jaillit la colère bouffonne :
« Que veulent ces affreux novateurs ? ça des vers ?
- Devant leurs livres noirs, la nuit, dans l'ombre ouverts,
- Les lectrices ont peur au fond de leurs alcôves.
- Le Pinde entend rugir leurs rimes bêtes fauves,
- Et frémit. Par leur faute aujourd'hui tout est mort ;
- L'alexandrin saisit la césure, et la mord ;
- Comme le sanglier dans l'herbe et dans la sauge,
- Au beau milieu du vers l'enjambement patauge ;
- Que va-t-on devenir ? Richelet s'obscurcit.
- Il faut à toute chose un magister dixit.
- Revenons à la règle, et sortons de l'opprobre ;
- L'hippocrène est de l'eau ; donc le beau, c'est le sobre.
- Les vrais sages ayant la raison pour lien,
- Ont toujours consulté, sur l'art, Quintilien ;
- Sur l'algèbre, Leibnitz; sur la guerre, Végèce. »

Quand l'impuissance écrit, elle signe : Sagesse.

Je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais point
Ce qu'à d'autres j'ai dit sans leur montrer le poing.
Eh bien, démasquons-nous ! c'est vrai, notre âme est noire ;
Sortons du domino nommé forme oratoire.
On nous a vus, poussant vers un autre horizon
La langue, avec la rime entraînant la raison,

Lancer au pas de charge, en batailles rangées,
Sur Laharpe éperdu, toutes ces insurgées.
Nous avons au vieux style attaché ce brûlot :
Liberté ! Nous avons, dans le même complot,
Mis l'esprit, pauvre diable, et le mot, pauvre hère ;
Nous avons déchiré le capuchon, la haire,
Le froc, dont on couvrait l'Idée aux yeux divins.
Tous on fait rage en foule. Orateurs, écrivains,
Poètes, nous avons, du doigt avançant l'heure,
Dit à la rhétorique : - Allons, fille majeure,
Lève les yeux ! - et j'ai, chantant, luttant, bravant,
Tordu plus d'une grille au parloir du couvent ;
J'ai, torche en main, ouvert les deux battants du drame ;
Pirates, nous avons, à la voile, à la rame,
De la triple unité pris l'aride archipel ;
Sur l'Hélicon tremblant j'ai battu le rappel.
Tout est perdu ! le vers vague sans muselière !
A Racine effaré nous préférons Molière ;
O pédants ! à Ducis nous préférons Rotrou.
Lucrèce Borgia sort brusquement d'un trou,
Et mêle des poisons hideux à vos guimauves ;
Le drame échevelé fait peur à vos fronts chauves ;
C'est horrible ! oui, brigand, jacobin, malandrin,
J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin ;
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisaient la bouche en coeur et ne parlant qu'entre eux,
J'ai dit aux mots d'en bas : Manchots, boiteux, goîtreux,
Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles !
J'ai déjà confessé ce tas de crimes-là ;
Oui, je suis Papavoine, Érostrate, Attila :
Après ?

Emportez-vous, et criez à la garde,
Brave homme ! tempêtez ! tonnez ! je vous regarde.

Nos progrès prétendus vous semblent outrageants ;
Vous détestez ce siècle où, quand il parle aux gens,
Le vers des trois saluts d'usage se dispense ;
Temps sombre où, sans pudeur, on écrit comme on pense,
Où l'on est philosophe et poète crûment,
Où de ton vin sincère, adorable, écumant,
O sévère idéal, tous les songeurs sont ivres.
Vous couvrez d'abat-jour, quand vous ouvrez nos livres,
Vos yeux, par la clarté du mot propre brûlés ;
Vous exécrez nos vers francs et vrais, vous hurlez
De fureur en voyant nos strophes toutes nues.
Mais où donc est le temps des nymphes ingénues,
Qui couraient dans les bois, et dont la nudité
Dansait dans la lueur des vagues soirs d'été ?
Sur l'aube nue et blanche, entr'ouvrant sa fenêtre,
Faut-il plisser la brume honnête et *****, et mettre
Une feuille de vigne à l'astre dans l'azur ?
Le flot, conque d'amour, est-il d'un goût peu sûr ?
Ô Virgile, Pindare, Orphée ! est-ce qu'on gaze,
Comme une obscénité, les ailes de Pégase,
Qui semble, les ouvrant au haut du mont béni,
L'immense papillon du baiser infini ?
Est-ce que le soleil splendide est un cynique ?
La fleur a-t-elle tort d'écarter sa tunique ?
Calliope, planant derrière un pan des cieux,
Fait donc mal de montrer à Dante soucieux
Ses seins éblouissants à travers les étoiles ?
Vous êtes un ancien d'hier. Libre et sans voiles,
Le grand Olympe nu vous ferait dire : Fi !
Vous mettez une jupe au Cupidon bouffi ;
Au clinquant, aux neuf soeurs en atours, au Parnasse
De Titon du Tillet, votre goût est tenace ;
Apollon vous ferait l'effet d'un Mohican ;
Vous prendriez Vénus pour une sauvagesse.

L'âge - c'est là souvent toute notre sagesse -

A beau vous bougonner tout bas : « Vous avez tort,
- Vous vous ferez tousser si vous criez si fort ;
- Pour quelques nouveautés sauvages et fortuites,
- Monsieur, ne troublez pas la paix de vos pituites.
- Ces gens-ci vont leur train ; qu'est-ce que ça vous fait ?
- Ils ne trouvent que cendre au feu qui vous chauffait.
- Pourquoi déclarez-vous la guerre à leur tapage ?
- Ce siècle est libéral comme vous fûtes page.
- Fermez bien vos volets, tirez bien vos rideaux,
- Soufflez votre chandelle, et tournez-lui le dos !
- Qu'est l'âme du vrai sage ? Une sourde-muette.
- Que vous importe, à vous, que tel ou tel poète,
- Comme l'oiseau des cieux, veuille avoir sa chanson ;
- Et que tel garnement du Pinde, nourrisson
- Des Muses, au milieu d'un bruit de corybante,
- Marmot sombre, ait mordu leur gorge un peu tombante ? »

Vous n'en tenez nul compte, et vous n'écoutez rien.
Voltaire, en vain, grand homme et peu voltairien,
Vous murmure à l'oreille : « Ami, tu nous assommes ! »
- Vous écumez ! - partant de ceci : que nous, hommes
De ce temps d'anarchie et d'enfer, nous donnons
L'assaut au grand Louis juché sur vingt grands noms ;
Vous dites qu'après tout nous perdons notre peine,
Que haute est l'escalade et courte notre haleine ;
Que c'est dit, que jamais nous ne réussirons ;
Que Batteux nous regarde avec ses gros yeux ronds,
Que Tancrède est de bronze et qu'Hamlet est de sable.
Vous déclarez Boileau perruque indéfrisable ;
Et, coiffé de lauriers, d'un coup d'oeil de travers,
Vous indiquez le tas d'ordures de nos vers,
Fumier où la laideur de ce siècle se guinde
Au pauvre vieux bon goût, ce balayeur du Pinde ;
Et même, allant plus ****, vaillant, vous nous criez :
« Je vais vous balayer moi-même ! »

Balayez.

Paris, novembre 1834.
Sonnet.

Non, quand bien même une amère souffrance
Dans ce cœur mort pourrait se ranimer ;
Non, quand bien même une fleur d'espérance
Sur mon chemin pourrait encor germer ;

Quand la pudeur, la grâce et l'innocence
Viendraient en toi me plaindre et me charmer,
Non, chère enfant, si belle d'ignorance,
Je ne saurais, je n'oserais t'aimer.

Un jour pourtant il faudra qu'il te vienne
L'instant suprême où l'univers n'est rien.
De mon respect alors qu'il te souvienne !

Tu trouveras, dans la joie ou la peine,
Ma triste main pour soutenir la tienne,
Mon triste cœur pour écouter le tien.
S'il avait su quelle âme il a blessée,
Larmes du coeur, s'il avait pu vous voir,
Ah ! si ce coeur, trop plein de sa pensée,
De l'exprimer eût gardé le pouvoir,
Changer ainsi n'eût pas été possible ;
Fier de nourrir l'espoir qu'il a déçu :
A tant d'amour il eût été sensible,
S'il avait su.

S'il avait su tout ce qu'on peut attendre
D'une âme simple, ardente et sans détour,
Il eût voulu la mienne pour l'entendre,
Comme il l'inspire, il eût connu l'amour.
Mes yeux baissés recelaient cette flamme ;
Dans leur pudeur n'a-t-il rien aperçu ?
Un tel secret valait toute son âme,
S'il l'avait su.

Si j'avais su, moi-même, à quel empire
On s'abandonne en regardant ses yeux,
Sans le chercher comme l'air qu'on respire,
J'aurais porté mes jours sous d'autres cieux.
Il est trop **** pour renouer ma vie,
Ma vie était un doux espoir déçu.
Diras-tu pas, toi qui me l'as ravie,
Si j'avais su !
Dans la paix triste et profonde
Où me plongeait ce séjour,
J'ignorais qu'au bruit du monde
On peut oublier l'amour :
Quelle est donc cette voix importune et cruelle
Qui déjà me détrompe avec un ris moqueur ?
Comme une flèche aiguë elle siffle autour d'elle,
Et le trait qu'elle porte a déchiré mon cœur.

Au bord de ma tombe ignorée,
Ciel ! par cette langue acérée,
Faut-il qu'un nom trop cher puisse m'atteindre encor,
Pour m'apprendre ( nouvelle affreuse ! )
Que j'étais seule malheureuse,
Et qu'on m'oublie avant ma mort !

Du plus sincère amour quel châtiment terrible !
Je n'étais pas aimée ! ... ô confidence horrible !
Il a parlé longtemps. Mes yeux, gonflés de pleurs,
Se détournaient en vain de ses lèvres légères,
Dont le souffle éteignait mes erreurs les plus chères,
Et dont le rire affreux outrageait mes malheurs.
Lui n'a vu mon effroi ni ma pâleur extrême ;
L'indiscret n'a point d'âme, il ne devine rien ;
Du bruit de sa parole il s'étourdit lui-même,
Il s'écoute, il s'admire, il se répond : c'est bien !
**** de moi... Mais sa voix ! elle me frappe encore ;
Son timbre me poursuit, et partout il m'attend :
Sait-il que je me meurs ? Sait-il que je l'abhorre ?
Il révèle un secret, il parle, il est content.

Ah ! j'aurais dû crier : c'est moi... je l'aime... arrête !
Par ton Dieu, par ta mère et tes premiers amours,
Dis qu'il n'est point parjure ; oh ! dis-le ! je suis prête
À t'entendre, à tout croire, à t'écouter toujours.
Mais non, il n'a pas vu ma main, faible et glacée,
Rassembler mes cheveux pour voiler mon affront ;
Il n'a pas vu la mort, par lui-même tracée,
Sous le bandeau de fleurs qui tremblaient sur mon front.
Aveugle ! il n'a pas vu se fermer et s'éteindre
Mon œil longtemps fermé !
Quand j'ai dit : Se peut-il ! ... ma voix n'a pu l'atteindre ;
Il n'a donc pas aimé ?

Peut-être qu'en naissant il a perdu sa mère,
Qu'il n'a jamais connu le baiser d'une sœur,
Et qu'à ses premiers cris, une dure étrangère
N'a jamais d'une sourire accordé la douceur.

Fuis, dépositaire infidèle
Des secrets imprudents confiés à ta foi !
Va ! qui trompe une amante au moins a pitié d'elle :
Tu trahis un méchant, mais il l'est moins que toi.
Sa pudeur, ses remords prenaient soin de ma vie ;
Lui-même il frémira du mal que tu me fais :
Il laissait l'espérance à mon âme asservie,
Il se taisait enfin ; et moi... que je le hais !

Pour tromper tant d'amour qu'il s'imposa de peine !
Quelle humiliante pitié !
Mais toi, toi qui pour lui m'inspires tant de haine,
Ah ! prends-en la moitié !
Qu'elle attache à mes pleurs une longue puissance ;
Qu'elle effraie à ton nom l'imprudente innocence ;
Que ton cœur s'intimide à mes cris douloureux ;
Qu'il devienne sensible, et qu'il soit malheureux !
Oui, puisses-tu brûler, et languir, et déplaire
Au jeune et froid objet qui sauva t'enflammer ;
Ou plutôt... tremble au vœu qu'inventé ma colère ,
Puisses-tu longtemps vivre, et ne jamais aimer !
Que tu me plais dans cette robe
Qui te déshabille si bien,
Faisant jaillir ta gorge en globe,
Montrant tout nu ton bras païen !

Frêle comme une aile d'abeille,
Frais comme un coeur de rose-thé,
Son tissu, caresse vermeille,
Voltige autour de ta beauté.

De l'épiderme sur la soie
Glissent des frissons argentés,
Et l'étoffe à la chair renvoie
Ses éclairs roses reflétés.

D'où te vient cette robe étrange
Qui semble faite de ta chair,
Trame vivante qui mélange
Avec ta peau son rose clair ?

Est-ce à la rougeur de l'aurore,
A la coquille de Vénus,
Au bouton de sein près d'éclore,
Que sont pris ces tons inconnus ?

Ou bien l'étoffe est-elle teinte
Dans les roses de ta pudeur ?
Non ; vingt fois modelée et peinte,
Ta forme connaît sa splendeur.

Jetant le voile qui te pèse,
Réalité que l'art rêva,
Comme la princesse Borghèse
Tu poserais pour Canova.

Et ces plis roses sont les lèvres
De mes désirs inapaisés,
Mettant au corps dont tu les sèvres
Une tunique de baisers.
La plus délicate des roses
Est, à coup sûr, la rose-thé.
Son bouton aux feuilles mi-closes
De carmin à peine est teinté.

On dirait une rose blanche
Qu'aurait fait rougir de pudeur,
En la lutinant sur la branche,
Un papillon trop plein d'ardeur.

Son tissu rose et diaphane
De la chair a le velouté ;
Auprès, tout incarnat se fane
Ou prend de la vulgarité.

Comme un teint aristocratique
Noircit les fronts bruns de soleil,
De ses soeurs elle rend rustique
Le coloris chaud et vermeil.

Mais, si votre main qui s'en joue,
A quelque bal, pour son parfum,
La rapproche de votre joue,
Son frais éclat devient commun.

Il n'est pas de rose assez tendre
Sur la palette du printemps,
Madame, pour oser prétendre
Lutter contre vos dix-sept ans.

La peau vaut mieux que le pétale,
Et le sang pur d'un noble coeur
Qui sur la jeunesse s'étale,
De tous les roses est vainqueur !
En mars, quand s'achève l'hiver,
Que la campagne renaissante
Ressemble à la convalescente
Dont le premier sourire est cher ;

Quand l'azur, tout frileux encore,
Est de neige éparse mêlé,
Et que midi, frais et voilé,
Revêt une blancheur d'aurore ;

Quand l'air doux dissout la torpeur
Des eaux qui se changeaient en marbres ;
Quand la feuille aux pointes des arbres
Suspend une verte vapeur ;

Et quand la femme est deux fois belle,
Belle de la candeur du jour,
Et du réveil de notre amour
Où sa pudeur se renouvelle,

Oh ! Ne devrais-je pas saisir
Dans leur vol ces rares journées
Qui sont les matins des années
Et la jeunesse du désir ?

Mais je les goûte avec tristesse ;
Tel un hibou, quand l'aube luit,
Roulant ses grands yeux pleins de nuit,
Craint la lumière qui les blesse,

Tel, sortant du deuil hivernal,
J'ouvre de grands yeux encore ivres
Du songe obscur et vain des livres,
Et la nature me fait mal.
Ô honte ! ce n'est pas seulement cette femme,
Sacrée alors pour tous, faible cœur, mais grande âme,
Mais c'est lui, c'est son nom dans l'avenir maudit,
Ce sont les cheveux blancs de son père interdit,
C'est la pudeur publique en face regardée
Tandis qu'il s'accouplait à son infâme idée,
C'est l'honneur, c'est la foi, la pitié, le serment,
Voilà ce que ce juif a vendu lâchement !

Juif : les impurs traitants à qui l'on vend son âme
Attendront bien longtemps avant qu'un plus infâme
Vienne réclamer d'eux, dans quelque jour d'effroi,
Le fond du sac plein d'or qu'on fit vomir sur toi !

Ce n'est pas même un juif ! C'est un payen immonde,
Un renégat, l'opprobre et le rebut du monde,
Un fétide apostat, un oblique étranger
Qui nous donne du moins le bonheur de songer
Qu'après tant de revers et de guerres civiles
Il n'est pas un bandit écumé dans nos villes,
Pas un forçat hideux blanchi dans les prisons,
Qui veuille mordre en France au pain des trahisons !

Rien ne te disait donc dans l'âme, ô misérable !
Que la proscription est toujours vénérable,
Qu'on ne bat pas le sein qui nous donna son lait,
Qu'une fille des rois dont on fut le valet
Ne se met point en vente au fond d'un antre infâme,
Et que, n'étant plus reine, elle était encor femme !

Rentre dans l'ombre où sont tous les monstres flétris
Qui depuis quarante ans bavent sur nos débris !
Rentre dans ce cloaque ! et que jamais ta tête,
Dans un jour de malheur ou dans un jour de fête,
Ne songe à reparaître au soleil des vivants !
Qu'ainsi qu'une fumée abandonnée aux vents,
Infecte, et don chacun se détourne au passage,
Ta vie erre au hasard de rivage en rivage !

Et tais-toi ! que veux-tu balbutier encor !
Dis, n'as-tu pas vendu l'honneur, le vrai trésor ?
Garde tous les soufflets entassés sur ta joue.
Que fait l'excuse au crime et le fard sur la boue !

Sans qu'un ami t'abrite à l'ombre de son toit,
Marche, autre juif errant ! marche avec l'or qu'on voit
Luire à travers les doigts de tes mains mal fermées !
Tous les biens de ce monde en grappes parfumées
Pendent sur ton chemin, car le riche ici-bas
A tout, hormis l'honneur qui ne s'achète pas !
Hâte-toi de jouir, maudit ! et sans relâche
Marche ! et qu'en te voyant on dise : C'est ce lâche !
Marche ! et que le remords soit ton seul compagnon !
Marche ! sans rien pouvoir arracher de ton nom !
Car le mépris public, ombre de la bassesse,
Croît d'année en année et repousse sans cesse,
Et va s'épaississant sur les traîtres pervers
Comme la feuille au front des sapins toujours verts !

Et quand la tombe un jour, cette embûche profonde
Qui s'ouvre tout à coup sous les choses du monde,
Te fera, d'épouvante et d'horreur agité,
Passer de cette vie à la réalité,
La réalité sombre, éternelle, immobile !
Quand, d'instant en instant plus seul et plus débile,
Tu te cramponneras en vain à ton trésor ;
Quand la mort, t'accostant couché sur des tas d'or,
Videra brusquement ta main crispée et pleine
Comme une main d'enfant qu'un homme ouvre sans peine,
Alors, dans cet abîme où tout traître descend,
L'un roulé dans la fange et l'autre teint de sang,
Tu tomberas damné, désespéré, banni !
Afin que ton forfait ne soit pas impuni,
Et que ton âme, errante au milieu de ces âmes,
Y soit la plus abjecte entre les plus infâmes !
Et lorsqu'ils te verront paraître au milieu d'eux,
Ces fourbes dont l'histoire inscrit les noms hideux,
Que l'or tenta jadis, mais à qui d'âge en âge
Chaque peuple en passant vient cracher au visage,
Tous ceux, les plus obscurs comme les plus fameux,
Qui portent sur leur lèvre un baiser venimeux,
Judas qui vend son Dieu, Leclerc qui vend sa ville,
Groupe au louche regard, engeance ingrate et vile,
Tous en foule accourront joyeux sur ton chemin,
Et Louvel indigné repoussera ta main !

Novembre 1832.
Moi je suis content ; je rentre
Dans l'ombre du Dieu jaloux ;
Je n'ai plus la cour, j'ai l'antre :
J'avais des rois, j'ai des loups.

Je redeviens le vrai chêne.
Je croîs sous les chauds midis ;
Quatre-vingt-neuf se déchaîne
Dans mes rameaux enhardis.

Trianon vieux sent le rance.
Je renais au grand concert ;
Et j'appelle délivrance
Ce que vous nommez désert.

La reine eut l'épaule haute,
Le grand dauphin fut pied-bot ;
J'aime mieux Gros-Jean qui saute
Librement dans son sabot.

Je préfère aux Léonores
Qu'introduisaient les Dangeaux,
Les bons gros baisers sonores
De mes paysans rougeauds.

Je préfère les grands souffles,
Les bois, les champs, fauve abri,
L'horreur sacrée, aux pantoufles
De madame Dubarry.

Je suis hors des esclavages ;
Je dis à la honte : Assez !
J'aime mieux les fleurs sauvages
Que les gens apprivoisés.

Les hommes sont des ruines ;
Je préfère, ô beau printemps,
Tes fiertés pleines d'épines
À ces déshonneurs contents.

J'ai perdu le Roquelaure
Jasant avec la Boufflers ;
Mais je vois plus d'aube éclore
Dans les grands abîmes clairs.

J'ai perdu monsieur le *****,
Et le monde officiel,
Et d'Antin ; mais je m'enfonce
Toujours plus avant au ciel.

Décloîtré, je fraternise
Avec les rustres souvent.
Je vois donner par Denise
Ce que Célimène vend.

Plus de fossé ; rien n'empêche,
À mes pieds, sur mon gazon,
Que Suzon morde à sa pêche,
Et Mathurin à Suzon.

Solitaire, j'ai mes joies.
J'assiste, témoin vivant,
Dans les sombres claires-voies,
Aux aventures du vent.

Parfois dans les primevères
Court quelque enfant de quinze ans ;
Mes vieilles ombres sévères
Aiment ces yeux innocents.

Rien ne pare un paysage,
Sous l'éternel firmament,
Comme une fille humble et sage
Qui soupire obscurément.

La fille aux fleurs de la berge
Parle dans sa belle humeur,
Et j'entends ce que la vierge
Dit dans l'ombre à la primeur.

J'assiste au germe, à la sève,
Aux nids où s'ouvrent des yeux,
À tout cet immense rêve
De l'***** mystérieux.

J'assiste aux couples sans nombre,
Au viol, dans le ravin,
De la grande pudeur sombre
Par le grand amour divin.

J'assiste aux fuites rapides
De tous ces baisers charmants.
L'onde a des coeurs dans ses rides ;
Les souffles sont des amants.

Cette allégresse est sacrée,
Et la nature la veut.
On croit finir, et l'on crée.
On est libre, et c'est le noeud.

J'ai pour jardinier la pluie,
L'ouragan pour émondeur ;
Je suis grand sous Dieu ; j'essuie
Ma cime à la profondeur.

L'hiver froid est sans rosée ;
Mais, quand vient avril vermeil,
Je sens la molle pesée
Du printemps sur mon sommeil.

Je la sens mieux, étant libre.
J'ai ma part d'immensité.
La rentrée en équilibre,
Ami, c'est la liberté.

Je suis, sous le ciel qui brille,
Pour la reprise des droits
De la forêt sur la grille,
Et des peuples sur les rois.

Dieu, pour que l'Éden repousse,
Frais, tendre, un peu sauvageon,
Presse doucement du pouce
Ce globe, énorme bourgeon.

Plus de roi. Dieu me pénètre.
Car il faut, retiens cela,
Pour qu'on sente le vrai maître,
Que le faux ne soit plus là.

Il met, lui, l'unique père,
L'Éternel toujours nouveau,
Avec ce seul mot : Espère,
Toute l'ombre de niveau.

Plus de caste. Un ver me touche,
L'hysope aime mon orteil.
Je suis l'égal de la mouche,
Étant l'égal du soleil.

Adieu le feu d'artifice
Et l'illumination.
J'en ai fait le sacrifice.
Je cherche ailleurs le rayon.

D'augustes apothéoses,
Me cachant les cieux jadis,
Remplaçaient, dans des feux roses,
Jéhovah par Amadis.

On emplissait la clairière
De ces lueurs qui, soudain,
Font sur les pieds de derrière
Dresser dans l'ombre le daim.

La vaste voûte sereine
N'avait plus rien qu'on pût voir,
Car la girandole gêne
L'étoile dans l'arbre noir.

Il sort des feux de Bengale
Une clarté dans les bois,
Fière, et qui n'est point l'égale
De l'âtre des villageois.

Nous étions, chêne, orme et tremble,
Traités en pays conquis
Où se débraillent ensemble
Les pétards et les marquis.

La forêt, comme agrandie
Par les feux et les zéphirs,
Avait l'air d'un incendie
De rubis et de saphirs.

On offrait au prince, au maître,
Beau, fier, entouré d'archers,
Ces lumières, soeurs peut-être
De la torche des bûchers.

Cent mille verroteries
Jetaient, flambant à l'air vif,
Dans le ciel des pierreries
Et sur la terre du suif.

Une gloire verte et bleue,
Qu'assaisonnait quelque effroi,
Faisait là-haut une queue
De paon en l'honneur du roi.

Aujourd'hui, - c'est un autre âge,
Et les flambeaux sont changeants, -
Je n'ai plus d'autre éclairage
Que le ciel des pauvres gens.

Je reçois dans ma feuillée,
Sombre, aux mille trous vermeils,
La grande nuit étoilée,
Populace de soleils.

Des planètes inconnues
Poussent sur mon dôme obscur,
Et je tiens pour bien venues
Ces coureuses de l'azur.

Je n'ai plus les pots de soufre
D'où sortaient les visions ;
Je me contente du gouffre
Et des constellations.

Je déroge, et la nature,
Foule de rayons et d'yeux
M'attire dans sa roture
Pêle-mêle avec les cieux.

Cependant tout ce qui reste,
Dans l'herbe où court le vanneau
Et que broute l'âne agreste,
Du royal siècle a giorno ;

Tout ce qui reste des gerbes,
De Jupin, de Sémélé,
Des dieux, des gloires superbes,
Un peu de carton brûlé ;

Dans les ronces paysannes,
Au milieu des vers luisants,
Les chandelles courtisanes,
Et les lustres courtisans ;

Les vieilles splendeurs brisées,
Les ifs, nobles espions,
Leurs altesses les fusées,
Messeigneurs les lampions ;

Tout ce beau monde me raille,
Éteint, orgueilleux et noir ;
J'en ris, et je m'encanaille
Avec les astres le soir.
Non, Liberté ! non, Peuple, il ne faut pas qu'il meure !
Oh ! certes, ce serait trop simple, en vérité,
Qu'après avoir brisé les lois, et sonné l'heure
Où la sainte pudeur au ciel a remonté ;

Qu'après avoir gagné sa sanglante gageure,
Et vaincu par l'embûche et le glaive et le feu ;
Qu'après son guet-apens, ses meurtres, son parjure,
Son faux serment, soufflet sur la face de Dieu ;

Qu'après avoir traîné la France, au cœur frappée,
Et par les pieds liée, à son immonde char,
Cet infâme en fût quitte avec un coup d'épée
Au cou comme Pompée, au flanc comme César !

Non ! il est l'assassin qui rôde dans les plaines ;
Il a tué, sabré, mitraillé sans remords,
Il fit la maison vide, il fit les tombes pleines,
Il marche, il va, suivi par l'œil fixe des morts ;

À cause de cet homme, empereur éphémère,
Le fils n'a plus de père et l'enfant plus d'espoir,
La veuve à genoux pleure et sanglote, et la mère
N'est plus qu'un spectre assis sous un long voile noir ;

Pour filer ses habits royaux, sur les navettes
On met du fil trempé dans le sang qui coula ;
Le boulevard Montmartre a fourni ses cuvettes,
Et l'on teint son manteau dans cette pourpre-là ;

Il vous jette à Cayenne, à l'Afrique, aux sentines,
Martyrs, héros d'hier et forçats d'aujourd'hui !
Le couteau ruisselant des rouges guillotines
Laisse tomber le sang goutte à goutte sur lui ;

Lorsque la trahison, sa complice livide,
Vient et frappe à sa porte, il fait signe d'ouvrir ;
Il est le fratricide ! Il est le parricide ! -
Peuples, c'est pour cela qu'il ne doit pas mourir !

Gardons l'homme vivant. Oh ! châtiment superbe !
Oh ! S'il pouvait un jour passer par le chemin,
Nu, courbé, frissonnant, comme au vent tremble l'herbe.
Sous l'exécration de tout le genre humain !

Étreint par son passé tout rempli de ses crimes,
Comme par un carcan tout hérissé de clous,
Cherchant les lieux profonds, les forêts, les abîmes,
Pâle, horrible, effaré, reconnu par les loups ;

Dans quelque bagne vil n'entendant que sa chaîne,
Seul, toujours seul, parlant en vain aux rochers sourds,
Voyant autour de lui le silence et la haine,
Des hommes nulle part et des spectres toujours ;

Vieillissant, rejeté par la mort comme indigne,
Tremblant sous la nuit noire, affreux sous le ciel bleu... -
Peuples, écartez-vous ! cet homme porte un signe :
Laissez passer Caïn ! Il appartient à Dieu.

Jersey, le 14 novembre.
Hélas ! je n'étais pas fait pour cette haine
Et pour ce mépris plus forts que moi que j'ai.
Mais pourquoi m'avoir fait cet agneau sans laine
Et pourquoi m'avoir fait ce coeur outragé ?

J'étais né pour plaire à toute âme un peu fière,
Sorte d'homme en rêve et capable du mieux,
Parfois tout sourire et parfois tout prière,
Et toujours des cieux attendris dans les yeux ;

Toujours la bonté des caresses sincères,
En dépit de tout et quoi qu'il y parût,
Toujours la pudeur des hontes nécessaires
Dans l'argent brutal et les stupeurs du rut ;

Toujours le pardon, toujours le sacrifice !
J'eus plus d'un des torts, mais j'avais tous les soins.
Votre mère était tendrement ma complice,
Qui voyait mes torts et mes soins, elle, au moins.

Elle n'aimait pas que par vous je souffrisse.
Elle est morte et j'ai prié sur son tombeau ;
Mais je doute fort qu'elle approuve et bénisse
La chose actuelle et trouve cela beau.

Et j'ai peur aussi, nous en terre, de croire
Que le pauvre enfant, votre fils et le mien,
Ne vénérera pas trop votre mémoire,
Ô vous sans égard pour le mien et le tien.

Je n'étais pas fait pour dire de ces choses,
Moi dont la parole exhalait autrefois
Un épithalame en des apothéoses,
Ce chant du matin où mentait votre voix.

J'étais, je suis né pour plaire aux nobles âmes,
Pour les consoler un peu d'un monde impur,
Cimier d'or chanteur et tunique de flammes,
Moi le Chevalier qui saigne sur azur,

Moi qui dois mourir d'une mort douce et chaste
Dont le cygne et l'aigle encor seront jaloux,
Dans l'honneur vainqueur malgré ce vous néfaste,
Dans la gloire aussi des Illustres Époux !
Mères, l'enfant qui joue à votre seuil joyeux,
Plus frêle que les fleurs, plus serein que les cieux,
Vous conseille l'amour, la pudeur, la sagesse.
L'enfant, c'est un feu pur dont la chaleur caresse ;
C'est de la gaîté sainte et du bonheur sacré,
C'est le nom paternel dans un rayon doré ;
Et vous n'avez besoin que de cette humble flamme
Pour voir distinctement dans l'ombre de votre âme.
Mères, l'enfant que l'on pleure et qui s'en est allé,
Si vous levez vos fronts vers le ciel constellé,
Verse à votre douleur une lumière auguste ;
Car l'innocent éclaire aussi bien que le juste !
Il montre, clarté douce, à vos yeux abattus,
Derrière notre orgueil, derrière nos vertus,
Derrière nos malheurs, Dieu profond et tranquille.
Que l'enfant vive ou dorme, il rayonne toujours !
Sur cette terre où rien ne va **** sans secours,
Où nos jours incertains sur tant d'abîmes pendent,
Comme un guide au milieu des brumes que répandent
Nos vices ténébreux et nos doutes moqueurs,
Vivant, l'enfant fait voir le devoir à vos coeurs ;
Mort, c'est la vérité qu'à votre âme il dévoile.
Ici, c'est un flambeau ; là-haut, c'est une étoile.

Mars 1840.
Malgré moi je reviens, et mes vers s'y résignent,
À cet homme qui fut si misérable, hélas !
Et dont Mathieu Molé, chez les morts qui s'indignent,
Parle à Boissy d'Anglas.

Ô loi sainte ! Justice ! où tout pouvoir s'étaie,
Gardienne de tout droit et de tout ordre humain !
Cet homme qui, vingt ans, pour recevoir sa paie,
T'avait tendu la main,

Quand il te vit sanglante et livrée à l'infâme,
Levant tes bras, meurtrie aux talons des soldats,
Tourna la tête et dit : Qu'est-ce que cette femme
Je ne la connais pas !

Les vieux partis avaient mis au fauteuil ce juste !
Ayant besoin d'un homme, on prit un mannequin.
Il eût fallu Caton sur cette chaise auguste
On y jucha Pasquin.

Opprobre ! il dégradait à plaisir l'assemblée
Souple, insolent, semblable aux valets familiers,
Ses gros lazzis marchaient sur l'éloquence allée
Avec leurs gros souliers.

Quand on ne croit à rien on est prêt à tout faire.
Il eût reçu Cromwell ou Monk dans Temple-Bar.
Suprême abjection ! riant avec Voltaire,
Votant pour Escobar !

Ne sachant que lécher à droite et mordre à gauche,
Aidant, à son insu, le crime ; vil pantin,
Il entrouvrait la porte aux sbires en débauche
Qui vinrent un matin.

Si l'on avait voulu, pour sauver du déluge,
Certes, son traitement, sa place, son trésor,
Et sa loque d'hermine et son bonnet de juge
Au triple galon d'or,

Il eût été complice, il eût rempli sa tâche
Mais les chefs sur son nom passèrent le charbon
Ils n'ont pas daigné faire un traître avec ce lâche
Ils ont dit : à quoi bon ?

Sous ce règne où l'on vend de la fange au pied cube,
Du moins cet homme a-t-il à jamais disparu,
Rustre exploiteur des rois, courtisan du Danube,
Hideux flatteur bourru !

Il s'offrit aux brigands après la loi tuée ;
Et pour qu'il lâchât prise, aux yeux de tout Paris,
Il fallut qu'on lui dît : Vieille prostituée,
Vois donc tes cheveux gris !

Aujourd'hui méprisé, même de cette clique,
On voit pendre la honte à son nom infamant,
Et le dernier lambeau de la pudeur publique
À son dernier serment.

Si par hasard, la nuit, dans les carrefours mornes,
Fouillant du croc l'ordure où dort plus d'un secret,
Un chiffonnier trouvait cette âme au coin des bornes,
Il la dédaignerait !

Jersey, le 25 décembre 1852.
Ô douce Poésie !
Couvre de quelques fleurs
La triste fantaisie
Qui fait couler mes pleurs ;
Trompe mon âme tendre
Que l'on blessa toujours :
Je ne veux plus attendre
Mes plaisirs des amours.

Donne aux vers de ma lyre
Une aimable couleur,
Ta grâce à mon délire,
Ton charme à ma douleur.
Que le nuage sombre
Qui voile mes destins,
S'échappe, comme une ombre,
À tes accents divins.

Sois toujours attentive
À mes chants douloureux ;
D'une pudeur craintive
Enveloppe mes vœux ;
Cache l'erreur brûlante
Qui trouble mon bonheur :
Mais, ô Dieu ! qu'elle est lente
À sortir de mon cœur !
Quand le fil de ma vie (hélas ! il tient à peine )
Tombera du fuseau qui le retient encor ;
Quand ton nom, mêlé dans mon sort,
Ne se nourrira plus de ma mourante haleine ;
Quand une main fidèle aura senti ma main
Se refroidir sans lui répondre ;
Quand mon dernier espoir, qu'un souffle va confondre,
Ne trouvera plus ton chemin,
Prends mon deuil : un pavot, une feuille d'absinthe,
Quelques lilas d'avril, dont j'aimai tant la fleur ;
Durant tout un printemps qu'ils sèchent sur ton cœur,
Je t'en prie : un printemps ! cette espérance est sainte !
J'ai souffert, et jamais d'importunes clameurs
N'ont rappelé vers moi ton amitié distraite ;
Va ! j'en veux à la mort qui sera moins discrète,
Moi, je ne serai plus quand tu liras : « Je meurs. »

Porte en mon souvenir un parfum de tendresse ;
Si tout ne meurt en moi, j'irai le respirer.
Sur l'arbre, où la colombe a caché son ivresse,
Une feuille, au printemps, suffit pour l'attirer.

S'ils viennent demander pourquoi ta fantaisie
De cette couleur sombre attriste un temps d'amour,
Dis que c'est par amour que ton cœur l'a choisie ;
Dis-leur que l'amour est triste, ou le devient un jour.
Que c'est un vœu d'enfance, une amitié première ;
Oh ! dis-le sans froideur, car je t'écouterai !
Invente un doux symbole où je me cacherai :
Cette ruse entre nous encor . . . c'est la dernière.

Dis qu'un jour, dont l'aurore avait eu bien des pleurs,
Tu trouvas sans défense une abeille endormie ;
Qu'elle se laissa prendre et devint ton amie ;
Qu'elle oublia sa route à te chercher des fleurs.
Dis qu'elle oublia tout sur tes pas égarée,
Contente de brûler dans l'air choisi par toi.
Sous cette ressemblance avec pudeur livrée,
Dis-leur, si tu le peux, ton empire sur moi.

Dis que l'ayant blessée, innocemment peut-être,
Pour te suivre elle fit des efforts superflus ;
Et qu'un soir accourant, sûr de la voir paraître,
Au milieu des parfums, tu ne la trouvas plus.
Que ta voix, tendre alors, ne fut pas entendue ;
Que tu sentis sa trame arrachée à tes jours ;
Que tu pleuras sans honte une abeille perdue ;
Car ce qui nous aima, nous le pleurons toujours.

Qu'avant de renouer ta vie à d'autres chaînes,
Tu détachas du sol où j'avais dû mourir
Ces fleurs, et qu'à travers les plus brillantes scènes,
De ton abeille encor le deuil vient t'attendrir.

Ils riront : que t'importe ? Ah ! sans mélancolie,
Reverras-tu des fleurs retourner la saison ?
Leur miel, pour toi si doux, me devint un poison :
Quand tu ne l'aimas plus, il fit mal à ma vie.

Enfin, l'été s'incline, et tout va pâlissant :
Je n'ai plus devant moi qu'un rayon solitaire,
Beau comme un soleil pur sur un front innocent
Là-bas . . . c'est ton regard : il retient à la terre !
Dans certains pays de l'Asie
On révère les éléphants,
Surtout les blancs.
Un palais est leur écurie,
On les sert dans des vases d'or,
Tout homme à leur aspect s'incline vers la terre,
Et les peuples se font la guerre
Pour s'enlever ce beau trésor.
Un de ces éléphants, grand penseur, bonne tête,
Voulut savoir un jour d'un de ses conducteurs
Ce qui lui valait tant d'honneurs,
Puisqu'au fond, comme un autre, il n'était qu'une bête.
Ah ! Répond le cornac, c'est trop d'humilité ;
L'on connaît votre dignité,
Et toute l'Inde sait qu'au sortir de la vie
Les âmes des héros qu'a chéris la patrie
S'en vont habiter quelque temps
Dans les corps des éléphants blancs.
Nos talapoins l'ont dit, ainsi la chose est sûre.
- Quoi ! Vous nous croyez des héros ?
- Sans doute. - Et sans cela nous serions en repos,
Jouissant dans les bois des biens de la nature ?
- Oui, seigneur. - Mon ami, laisse-moi donc partir,
Car on t'a trompé, je t'assure ;
Et, si tu veux y réfléchir,
Tu verras bientôt l'imposture :
Nous sommes fiers et caressants ;
Modérés, quoique tout puissants ;
On ne nous voit point faire injure
À plus faible que nous ; l'amour dans notre coeur
Reçoit des lois de la pudeur ;
Malgré la faveur où nous sommes,
Les honneurs n'ont jamais altéré nos vertus :
Quelles preuves faut-il de plus ?
Ainsi l'hôtel de ville illumine son faîte.
Le prince et les flambeaux, tout y brille, et la fête
Ce soir va resplendir sur ce comble éclairé,
Comme l'idée au front du poète sacré.
Mais cette fête, amis, n'est pas une pensée.
Ce n'est pas d'un banquet que la France est pressée,
Et ce n'est pas un bal qu'il faut, en vérité,
A ce tas de douleurs qu'on nomme la cité !

Puissants ! nous ferions mieux de panser quelque plaie
Dont le sage rêveur à cette heure s'effraie,
D'étayer l'escalier qui d'en bas monte en haut,
D'agrandir l'atelier, d'amoindrir l'échafaud,
De songer aux enfants qui sont sans pain dans l'ombre,
De rendre un paradis au pauvre impie et sombre,
Que d'allumer un lustre et de tenir la nuit
Quelques fous éveillés autour d'un peu de bruit !

Ô reines de nos toits, femmes chastes et saintes,
Fleurs qui de nos maisons parfumez les enceintes,
Vous à qui le bonheur conseille la vertu,
Vous qui contre le mal n'avez pas combattu,
A qui jamais la faim, empoisonneuse infâme,
N'a dit : Vends-moi ton corps, - c'est-à-dire votre âme !
Vous dont le cœur de joie et d'innocence est plein,
Dont la pudeur a plus d'enveloppes de lin
Que n'en avait Isis, la déesse voilée,
Cette fête est pour vous comme une aube étoilée !
Vous riez d'y courir tandis qu'on souffre ailleurs !
C'est que votre belle âme ignore les douleurs ;
Le hasard vous posa dans la sphère suprême ;
Vous vivez, vous brillez, vous ne voyez pas même,
Tant vos yeux éblouis de rayons sont noyés,
Ce qu'au-dessous de vous dans l'ombre on foule aux pieds !

Oui, c'est ainsi. - Le prince, et le riche, et le monde
Cherche à vous réjouir, vous pour qui tout abonde.
Vous avez la beauté, vous avez l'ornement ;
La fête vous enivre à son bourdonnement,
Et, comme à la lumière un papillon de soie,
Vous volez à la porte ouverte qui flamboie !
Vous allez à ce bal, et vous ne songez pas
Que parmi ces passants amassés sur vos pas,
En foule émerveillés des chars et des livrées,
D'autres femmes sont là, non moins que vous parées,
Qu'on farde et qu'on expose à vendre au carrefour ;
Spectres où saigne encor la place de l'amour ;
Comme vous pour le bal, belles et demi-nues ;
Pour vous voir au passage, hélas ! exprès venues,
Voilant leur feuil affreux d'un sourire moqueur,
Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au cœur !

Mai 1833.
Ces femmes, qu'on envoie aux lointaines bastilles,
Peuple, ce sont tes soeurs, tes mères et tes filles !
Ô peuple, leur forfait, c'est de t'avoir aimé !
Paris sanglant, courbé, sinistre, inanimé,
Voit ces horreurs et garde un silence farouche.

Celle-ci, qu'on amène un bâillon dans la bouche,
Cria - c'est là son crime - : à bas la trahison !
Ces femmes sont la foi, la vertu, la raison,
L'équité, la pudeur, la fierté, la justice.
Saint-Lazare - il faudra broyer cette bâtisse !
Il n'en restera pas pierre sur pierre un jour ! -
Les reçoit, les dévore, et, quand revient leur tour,
S'ouvre, et les revomit par son horrible porte,
Et les jette au fourgon hideux qui les emporte.
Où vont-elles ? L'oubli le sait, et le tombeau
Le raconte au cyprès et le dit au corbeau.

Une d'elles était une mère sacrée.
Le jour qu'on l'entraîna vers l'Afrique abhorrée,
Ses enfants étaient là qui voulaient l'embrasser ;
On les chassa. La mère en deuil les vit chasser
Et dit : partons ! Le peuple en larmes criait grâce.
La porte du fourgon étant étroite et basse,
Un argousin joyeux, raillant son embonpoint,
La fit entrer de force en la poussant du poing.

Elles s'en vont ainsi, malades, verrouillées,
Dans le noir chariot aux cellules souillées
Où le captif, sans air, sans jour, sans pleurs dans l'œil,
N'est plus qu'un mort vivant assis dans son cercueil.
Dans la route on entend leurs voix désespérées.
Le peuple hébété voit passer ces torturées.
À Toulon, le fourgon les quitte, le ponton
Les prend ; sans vêtements, sans pain, sous le bâton,
Elles passent la mer, veuves, seules au monde,
Mangeant avec les doigts dans la gamelle immonde.

Bruxelles, le 8 juillet 1852.
Ave, Maria, gratia plena.


Oh ! votre oeil est timide et votre front est doux.
Mais quoique, par pudeur ou par pitié pour nous,
Vous teniez secrète votre âme,
Quand du souffle d'en haut votre coeur est touché,
Votre coeur, comme un feu sous la cendre caché,
Soudain étincelle et s'enflamme.

Élevez-là souvent cette voix qui se tait.
Quand vous vîntes au jour un rossignol chantait ;
Un astre charmant vous vit naître.
Enfant, pour vous marquer du poétique sceau,
Vous eûtes au chevet de votre heureux berceau
Un dieu, votre père peut-être !

Deux vierges, Poésie et Musique, deux soeurs,
Vous font une pensée infinie en douceurs ;
Votre génie a deux aurores,
Et votre esprit tantôt s'épanche en vers touchants,
Tantôt sur le clavier, qui frémit sous vos chants,
S'éparpille en notes sonores !

Oh ! vous faites rêver le poète, le soir !
Souvent il songe à vous, lorsque le ciel est noir,
Quand minuit déroule ses voiles ;
Car l'âme du poète, âme d'ombre et d'amour,
Est une fleur des nuits qui s'ouvre après le jour
Et s'épanouit aux étoiles !

Décembre 1830.
Pourquoi sous tes cheveux me cacher ton visage ?
Laisse mes doigts jaloux écarter ce nuage :
Rougis-tu d'être belle, ô charme de mes yeux ?
L'aurore, ainsi que toi, de ses roses s'ombrage.
Pudeur ! honte céleste ! instinct mystérieux,
Ce qui brille le plus se voile davantage ;
Comme si la beauté, cette divine image,
N'était faite que pour les cieux !

Tes yeux sont deux sources vives
Où vient se peindre un ciel pur,
Quand les rameaux de leurs rives
Leur découvrent son azur.
Dans ce miroir retracées,
Chacune de tes pensées
Jette en passant son éclair,
Comme on voit sur l'eau limpide
Flotter l'image rapide
Des cygnes qui fendent l'air !

Ton front, que ton voile ombrage
Et découvre tour à tour,
Est une nuit sans nuage
Prête à recevoir le jour ;
Ta bouche, qui va sourire,
Est l'onde qui se retire
Au souffle errant du zéphyr,
Et, sur ces bords qu'elle quitte,
Laisse au regard qu'elle invite,
Compter les perles d'Ophyr !

Ton cou, penché sur l'épaule,
Tombe sous son doux fardeau,
Comme les branches du saule
Sous le poids d'un passereau ;
Ton sein, que l'oeil voit à peine
Soulevant à chaque haleine
Le poids léger de ton coeur,
Est comme deux tourterelles
Qui font palpiter leurs ailes
Dans la main de l'oiseleur.

Tes deux mains sont deux corbeilles
Qui laissent passer le jour ;
Tes doigts de roses vermeilles
En couronnent le contour.
Sur le gazon qui l'embrasse
Ton pied se pose, et la grâce,
Comme un divin instrument,
Aux sons égaux d'une lyre
Semble accorder et conduire
Ton plus léger mouvement.
Je m'échoue
Au tréfonds de tes entrailles
Je plonge
Je remonte à la surface
Je respire
Je plonge
Je remonte à la surface
Je respire
Je plonge
Je remonte à la surface
Je respire
Inlassablement
Je suis Moby ****
The Whale, dit Migaloo dit Galon de Leche
La baleine à bosse albinos, ton ombre dans les ténèbres
Et chaque fois que tu vois léviter
Dans l'air ma queue de cétacé
Tu jettes au large ta pudeur
Tu largues tes amarres :
Tu te confesses, nue et sincère,
Tu m'avoues tes faiblesses,
Tes rêves et tes envies
Et tu pars en une jouissance infinie
Pendant que je te bénis de ma semence
Et que je t'offre l'entière rémission des péchés,
La gloire et la vie éternelle.
Je suis Moby ****,
Je suis Migaloo,
Je suis Galon de Leche,

Je suis ta Sainte Trinité
Ton triple humpback whale,
Ton ombre trois fois portée .
Écoute mon chant, c'est le fruit de tes entrailles :
Il se nomme Désir
C'est un chant qui absout, qui assouvit
Qui transforme les vagues de ma bosse
En élixir d'immortalité.
Il vogue sans radar et sans boussole
Vers les isthmes immergés et les détroits éternels
De ton Atlantide intime
Dernière frontière où gît ton Triangle des Bermudes

Ecoute le chant divin de ta baleine à bosse,
Ton cétacé, ton albinos
Et joins ta voix à sa voix et fonds-toi
En valses et galipettes
Dans la toison obscure et attirante
De l'ombre de son ombre.
Sois de bronze et de marbre et surtout sois de chair

Certes, prise l'orgueil nécessaire plus cher,

Pour ton combat avec les contingences vaines ;

Que les poils de ta barbe ou le sang de tes veines ;

Mais vis, vis pour souffrir, souffre pour expier,

Expie et va-t'en vivre et puis reviens prier,

Prier pour le courage et la persévérance

De vivre dans ce siècle, hélas ! et cette France,

Siècle et France ignorants et tristement railleurs.

(Mais le règne est plus haut et la patrie ailleurs

Et la solution est autre du problème.)

Sois de chair et même aime cette chair, la même

Que celle de Jésus sur terre et dans les cieux,

Et dans le Très Saint-Sacrement si précieux

Qu'il n'est de comparable à sa valeur que celle

De ta chair vénérable en sa moindre parcelle

Et dans le moindre grain de l'Hostie à l'autel ;

Car ce mystère, l'Incarnation, est tel,

Par l'exégèse autour comme par sa nature ;

Qu'il fait égale au Créateur la créature,

Cependant que, par un miracle encor plus grand,

L'Eucharistie, elle, les confond et les rend

Identiques. Or cette chair expiatoire.

Fais-t'en une arme douloureuse de victoire

Sur l'orgueil que Satan peut d'elle t'inspirer

Pour l'orgueil qu'à jamais tu peux considérer

Comme le prix suprême et le but enviable.

Tout le reste n'est rien que malice du diable !

Alors, oui, sois de bronze impassible, revêts

L'armure inaccessible à braver le Mauvais,

Pudeur, Calme, Respect, Silence et Vigilance.

Puis sois de marbre, et pur, sous le heaume qui lance

Par ses trous le regard de tes yeux assurés,

Marche à pas révérents sur les parvis sacrés.
Le meilleur moment des amours
N'est pas quand on a dit : « Je t'aime. »
Il est dans le silence même
À demi rompu tous les jours ;

Il est dans les intelligences
Promptes et furtives des cœurs ;
Il est dans les feintes rigueurs
Et les secrètes indulgences ;

Il est dans le frisson du bras
Où se pose la main qui tremble,
Dans la page qu'on tourne ensemble
Et que pourtant on ne lit pas.

Heure unique où la bouche close
Par sa pudeur seule en dit tant ;
Où le cœur s'ouvre en éclatant
Tout bas, comme un bouton de rose ;

Où le parfum seul des cheveux
Parait une faveur conquise !
Heure de la tendresse exquise
Où les respects sont des aveux.
Sonnet.


La pudeur n'a pas de clémence,
Nul aveu ne reste impuni,
Et c'est par le premier nenni
Que l'ère des douleurs commence.

De ta bouche où ton cœur s'élance
Que l'aveu reste donc banni !
Le cœur peut offrir l'infini
Dans la profondeur du silence.

Baise sa main sans la presser
Comme un lis facile à blesser,
Qui tremble à la moindre secousse ;

Et l'aimant sans nommer l'amour,
Tais-lui que sa présence est douce,
La tienne sera douce un jour.
On admire les fleurs de serre
Qui **** de leur soleil natal,
Comme des joyaux mis sous verre,
Brillent sous un ciel de cristal.

Sans que les brises les effleurent
De leurs baisers mystérieux,
Elles naissent, vivent et meurent
Devant le regard curieux.

A l'abri de murs diaphanes,
De leur sein ouvrant le trésor,
Comme de belles courtisanes,
Elles se vendent à prix d'or.

La porcelaine de la Chine
Les reçoit par groupes coquets,
Ou quelque main gantée et fine
Au bal les balance en bouquets.

Mais souvent parmi l'herbe verte,
Fuyant les yeux, fuyant les doigts,
De silence et d'ombre couverte,
Une fleur vit au fond des bois.

Un papillon blanc qui voltige,
Un coup d'oeil au hasard jeté,
Vous fait surprendre sur sa tige
La fleur dans sa simplicité.

Belle de sa parure agreste
S'épanouissant au ciel bleu,
Et versant son parfum modeste
Pour la solitude et pour Dieu.

Sans toucher à son pur calice
Qu'agite un frisson de pudeur,
Vous respirez avec délice
Son âme dans sa fraîche odeur.

Et tulipes au port superbe,
Camélias si chers payés,
Pour la petite fleur sous l'herbe
En un instant, sont oubliés !
La salle est magnifique et la table est immense.
Toujours par quelque bout le banquet recommence,
Un magique banquet, sans cesse amoncelé
Dans l'or et le cristal et l'argent ciselé.
A cette table auguste, où siègent peu de sages,
Tous les sexes ont place ainsi que tous les âges.
Guerrier de quarante ans au profil sérieux,
Jeune homme au blond duvet, jeune fille aux doux yeux,
Enfant qui balbutie et vieillard qui bégaye,
Tous mangent, tous ont faim, et leur faim les égaye,
Et les plus acharnés sont, autour des plats d'or,
Ceux qui n'ont plus de dents ou n'en ont pas encor !
Casques, cimiers, fleurons, bannières triomphales
Les lions couronnés, les vautours bicéphales,
Les étoiles d'argent sur le sinople obscur,
L'abeille dans la pourpre et le lys dans l'azur,
Les chaînes, les chevrons, les lambels, les losanges,
Tout ce que le blason a de formes étranges,
De léopards ailés, d'aigles et de griffons,
Tourbillonne autour d'eux, se cramponne aux plafonds,
Se tord dans l'arabesque entre leurs pieds jetée,
Plonge un bec familier dans leur coupe sculptée,
Et suspend aux lambris main drapeau rayonnant,
Qui, des poutres du toit jusqu'à leurs fronts traînant,
Les effleure du bout de sa frange superbe,
Comme un oiseau dont l'aile en passant touche l'herbe.

Et comme à ce banquet tout résonne ou reluit,
On y croit voir jouter la lumière et le bruit.

La salle envoie au ciel une rumeur de fête.
Les convives ont tous une couronne en tête,
Tous un trône sous eux où leur orgueil s'assied,
Tous un sceptre à la main, tous une chaîne au pied ;
Car il en est plus d'un qui voudrait fuir peut-être,
Et l'esclave le mieux attaché c'est le maître.

Le pouvoir enivrant qui change l'homme en dieu ;
L'amour, miel et poison, l'amour, philtre de feu
Fait du souffle mêlé de l'homme et de la femme,
Des frissons de la chair et des rêves de l'âme ;
Le plaisir, fils des nuits, dont l'œil brûlant d'espoir
Languit vers le matin et sa rallume au soir ;
Les meutes, les piqueurs, les chasses effrénées
Tout le jour par les champs au son du cor menées ;
La soie et l'or ; les lits de cèdre et de vermeil,
Faits pour la volupté plus que pour le sommeil,
Où, quand votre maîtresse en vos bras est venue,
Sur une peau de tigre on peut la coucher nue ;
Les palais effrontés, les palais imprudents
Qui, du pauvre enviées, lui font grincer des dents ;
Les parcs majestueux, pleins d'horizons bleuâtres,
Où l'œil sous le feuillage entrevoit des albâtres,
Où le grand peuplier tremble auprès du bouleau,
Où l'on entend la nuit des musiques sur l'eau ;
La pudeur des beautés facilement vaincue ;
La justice du juge à prix d'or convaincue ;
La terreur des petits, le respect des passants,
Cet assaisonnement du bonheur des puissants ;
La guerre ; le canon tout gorgé de mitrailles
Qui passe son long cou par-dessus les murailles ;
Le régiment marcheur, polype aux mille pieds ;
La grande capitale aux bruits multipliés ;
Tout ce qui jette au ciel, soit ville, soit armée,
Des vagues de poussière et des flots de fumée ;
Le budget, monstre énorme, admirable poisson
A qui de toutes parts on jette l'hameçon,
Et qui, laissant à flots l'or couler de ses plaies,
Traîne un ventre splendide, écaillé de monnaies ;
Tels sont les mets divins que sur des plats dorés
Leur servent à la fois cent valets affairés,
Et que dans son fourneau, laboratoire sombre,
Souterrain qui flamboie au-dessous d'eux dans l'ombre,
Prépare nuit et jour pour le royal festin
Ce morose alchimiste, appelé le Destin !

Le sombre amphitryon ne veut pas de plats vides,
Et la profusion lasse les plus avides ;
Et, pour choisir parmi tant de mets savoureux,
Pour les bien conseiller, sans cesse, derrière eux,
Ils ont leur conscience ou ce qu'ainsi l'on nomme,
Compagnon clairvoyant, guide sûr de tout homme,
A qui, par imprudence et dès les premiers jeux,
Les nourrices des rois crèvent toujours les yeux.

Oh ! ce sont là les grands et les heureux du monde !
Ô vie intarissable où le bonheur abonde !
Ô magnifique orgie ! ô superbe appareil !
Comme on s'enivre bien dans un festin pareil !
Comme il doit, à travers ces splendeurs éclatantes,
Vous passer dans l'esprit mille images flottantes !
Que les rires, les voix, les lampes et le vin
Vous doivent faire en l'âme un tourbillon divin !
Et que l'œil ébloui doit errer avec joie
De tout ce qui ruisselle à tout ce qui flamboie !

Mais tout à coup, tandis que l'échanson rieur
Leur verse à tous l'oubli du monde extérieur ;
A l'heure où table, et salle, et valets, et convives,
Et flambeaux couronnés d'auréoles plus vives,
Et l'orchestre caché qui chante jour et nuit,
Epanchent plus de joie, et de flamme, et de bruit,
Hélas ! à cet instant d'ivresse et de délire,
Où le banquet hautain semble éclater de rire,
Narguant le peuple assis à la porte en haillons,
Quelqu'un frappe soudain l'escalier des talons,
Quelqu'un survient, quelqu'un en bas se fait entendre,
Quelqu'un d'inattendu qu'on devrait bien attendre.

Ne fermez pas la porte. Il faut ouvrir d'abord.
Il faut qu'on laisse entrer. - Et tantôt c'est la mort,
Tantôt l'exil qui vient, la bouche haletante,
L'une avec un tombeau, l'autre avec une tente,
La mort au pied pesant, l'exil au pas léger,
Spectre toujours vêtu d'un habit étranger.

Le spectre est effrayant. Il entre dans la salle,
Jette sur tous les fronts son ombre colossale,
Courbe chaque convive ainsi qu'un arbre au vent,
Puis il en choisit un, le plus ivre souvent,
L'arrache du milieu de la table effrayée,
Et l'emporte, la bouche encor mal essuyée !

Le 20 août 1832.
Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément,
Où les vivants pensifs travaillent tristement,
Et qui donne à regret à cette race humaine
Un peu de pain pour tant de labeur et de peine ;
Des hommes durs, éclos sur ces sillons ingrats ;
Des cités d'où s'en vont, en se tordant les bras,
La charité, la paix, la foi, sœurs vénérables ;
L'orgueil chez les puissants et chez les misérables ;
La haine au cœur de tous; la mort, spectre sans yeux,
Frappant sur les meilleurs des coups mystérieux ;
Sur tous les hauts sommets, des brumes répandues ;
Deux vierges, la justice et la pudeur, vendues ;
Toutes les passions engendrant tous les maux ;
Des forêts abritant des loups sous leurs rameaux ;
Là le désert torride, ici les froids polaires ;
Des océans émus de subites colères,
Pleins de mâts frissonnants qui sombrent dans la nuit ;  
Des continents couverts de fumée et de bruit,  
Où deux torches aux mains rugit la guerre infâme.  
Où toujours quelque part fume une ville en flamme,  
Où se heurtent sanglants les peuples furieux ; -

Et que tout cela fasse un astre dans les cieux !

Octobre 1840.
Maintenant, dans la plaine ou bien dans la montagne,
Chêne ou sapin, un arbre est en train de pousser,
En France, en Amérique, en Turquie, en Espagne,
Un arbre sous lequel un jour je puis passer.

Maintenant, sur le seuil d'une pauvre chaumière,
Une femme, du pied agitant un berceau,
Sans se douter qu'elle est la parque filandière,
Allonge entre ses doigts l'étoupe d'un fuseau.

Maintenant, **** du ciel à la splendeur divine,
Comme une taupe aveugle en son étroit couloir,
Pour arracher le fer au ventre de la mine,
Sous le sol des vivants plonge un travailleur noir.

Maintenant, dans un coin du monde que j'ignore,
Il existe une place où le gazon fleurit,
Où le soleil joyeux boit les pleurs de l'aurore,
Où l'abeille bourdonne, où l'oiseau chante et rit.

Cet arbre qui soutient tant de nids sur ses branches,
Cet arbre épais et vert, frais et riant à l'oeil,
Dans son tronc renversé l'on taillera des planches,
Les planches dont un jour on fera mon cercueil !

Cette étoupe qu'on file et qui, tissée en toile,
Donne une aile au vaisseau dans le port engourdi,
À l'orgie une nappe, à la pudeur un voile,
Linceul, revêtira mon cadavre verdi !

Ce fer que le mineur cherche au fond de la terre
Aux brumeuses clartés de son pâle fanal,
Hélas ! le forgeron quelque jour en doit faire
Le clou qui fermera le couvercle fatal !

A cette même place où mille fois peut-être
J'allai m'asseoir, le coeur plein de rêves charmants,
S'entr'ouvrira le gouffre où je dois disparaître,
Pour descendre au séjour des épouvantements !
Las ! je suis à l'Index et dans les dédicaces

Me voici Paul V... pur et simple. Les audaces

De mes amis, tant les éditeurs sont des saints,

Doivent éliminer mon nom de leurs desseins,

Extraordinaire et saponaire tonnerre

D'une excommunication que je vénère

Au point d'en faire des fautes de quantité !

Vrai, si je n'étais pas (forcément) désisté

Des choses, j'aimerais, surtout m'étant contraire,

Cette pudeur du moins si rare de libraire.

— The End —