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Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au **** leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
« Amis et frères ! en présence de ce gouvernement infâme, négation de toute morale, obstacle à tout progrès social, en présence de ce gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la République et violateur des lois, de ce gouvernement né de la force et qui doit périr par la force, de ce gouvernement élevé par le crime et qui doit être terrassé par le droit, le français digne du nom de citoyen ne sait pas, ne veut pas savoir s'il y a quelque part des semblants de scrutin, des comédies de suffrage universel et des parodies d'appel à la nation ; il ne s'informe pas s'il y a des hommes qui votent et des hommes qui font voter, s'il y a un troupeau qu'on appelle le sénat et qui délibère et un autre troupeau qu'on appelle le peuple et qui obéit ; il ne s'informe pas si le pape va sacrer au maître-autel de Notre-Dame l'homme qui - n'en doutez pas, ceci est l'avenir inévitable - sera ferré au poteau par le bourreau ; - en présence de M. Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne fait qu'une chose et n'a qu'une chose à faire : charger son fusil, et attendre l'heure.

Jersey, le 31 octobre 1852.


Déclaration des proscrits républicains de Jersey, à propos de l'empire, publiée par le Moniteur, signée pour copie conforme :

VICTOR HUGO, FAURE, FOMBERTAUX.


« Nous flétrissons de l'énergie la plus vigoureuse de notre âme les ignobles et coupables manifestes du Parti du Crime. »

(RIANCEY, JOURNAL L'UNION, 22 NOVEMBRE.)

« Le Parti du Crime relève la tête. »

(TOUS LES JOURNAUX ÉLYSÉENS EN CHOEUR.)



Ainsi ce gouvernant dont l'ongle est une griffe,
Ce masque impérial, Bonaparte apocryphe,
À coup sûr Beauharnais, peut-être Verhueil,
Qui, pour la mettre en croix, livra, sbire cruel,
Rome républicaine à Rome catholique,
Cet homme, l'assassin de la chose publique,
Ce parvenu, choisi par le destin sans yeux,
Ainsi, lui, ce glouton singeant l'ambitieux,
Cette altesse quelconque habile aux catastrophes,
Ce loup sur qui je lâche une meute de strophes,
Ainsi ce boucanier, ainsi ce chourineur
À fait d'un jour d'orgueil un jour de déshonneur,
Mis sur la gloire un crime et souillé la victoire
Il a volé, l'infâme, Austerlitz à l'histoire ;
Brigand, dans ce trophée il a pris un poignard ;
Il a broyé bourgeois, ouvrier, campagnard ;
Il a fait de corps morts une horrible étagère
Derrière les barreaux de la cité Bergère ;
Il s'est, le sabre en main, rué sur son serment ;
Il a tué les lois et le gouvernement,
La justice, l'honneur, tout, jusqu'à l'espérance
Il a rougi de sang, de ton sang pur, ô France,
Tous nos fleuves, depuis la Seine jusqu'au Var ;
Il a conquis le Louvre en méritant Clamar ;
Et maintenant il règne, appuyant, ô patrie,
Son vil talon fangeux sur ta bouche meurtrie
Voilà ce qu'il a fait ; je n'exagère rien ;
Et quand, nous indignant de ce galérien,
Et de tous les escrocs de cette dictature,
Croyant rêver devant cette affreuse aventure,
Nous disons, de dégoût et d'horreur soulevés :
- Citoyens, marchons ! Peuple, aux armes, aux pavés !
À bas ce sabre abject qui n'est pas même un glaive !
Que le jour reparaisse et que le droit se lève ! -
C'est nous, proscrits frappés par ces coquins hardis,
Nous, les assassinés, qui sommes les bandits !
Nous qui voulons le meurtre et les guerres civiles !
Nous qui mettons la torche aux quatre coins des villes !

Donc, trôner par la mort, fouler aux pieds le droit
Etre fourbe, impudent, cynique, atroce, adroit ;
Dire : je suis César, et n'être qu'un maroufle
Etouffer la pensée et la vie et le souffle ;
Forcer quatre-vingt-neuf qui marche à reculer ;
Supprimer lois, tribune et presse ; museler
La grande nation comme une bête fauve ;
Régner par la caserne et du fond d'une alcôve ;
Restaurer les abus au profit des félons
Livrer ce pauvre peuple aux voraces Troplongs,
Sous prétexte qu'il fut, **** des temps où nous sommes,
Dévoré par les rois et par les gentilshommes
Faire manger aux chiens ce reste des lions ;
Prendre gaîment pour soi palais et millions ;
S'afficher tout crûment satrape, et, sans sourdines,
Mener joyeuse vie avec des gourgandines
Torturer des héros dans le bagne exécré ;
Bannir quiconque est ferme et fier ; vivre entouré
De grecs, comme à Byzance autrefois le despote
Etre le bras qui tue et la main qui tripote
Ceci, c'est la justice, ô peuple, et la vertu !
Et confesser le droit par le meurtre abattu
Dans l'exil, à travers l'encens et les fumées,
Dire en face aux tyrans, dire en face aux armées
- Violence, injustice et force sont vos noms
Vous êtes les soldats, vous êtes les canons ;
La terre est sous vos pieds comme votre royaume
Vous êtes le colosse et nous sommes l'atome ;
Eh bien ! guerre ! et luttons, c'est notre volonté,
Vous, pour l'oppression, nous, pour la liberté ! -
Montrer les noirs pontons, montrer les catacombes,
Et s'écrier, debout sur la pierre des tombes.
- Français ! craignez d'avoir un jour pour repentirs
Les pleurs des innocents et les os des martyrs !
Brise l'homme sépulcre, ô France ! ressuscite !
Arrache de ton flanc ce Néron parasite !
Sors de terre sanglante et belle, et dresse-toi,
Dans une main le glaive et dans l'autre la loi ! -
Jeter ce cri du fond de son âme proscrite,
Attaquer le forban, démasquer l'hypocrite
Parce que l'honneur parle et parce qu'il le faut,
C'est le crime, cela ! - Tu l'entends, toi, là-haut !
Oui, voilà ce qu'on dit, mon Dieu, devant ta face !
Témoin toujours présent qu'aucune ombre n'efface,
Voilà ce qu'on étale à tes yeux éternels !

Quoi ! le sang fume aux mains de tous ces criminels !
Quoi ! les morts, vierge, enfant, vieillards et femmes grosses
Ont à peine eu le temps de pourrir dans leurs fosses !
Quoi ! Paris saigne encor ! quoi ! devant tous les yeux,
Son faux serment est là qui plane dans les cieux !
Et voilà comme parle un tas d'êtres immondes
Ô noir bouillonnement des colères profondes !

Et maint vivant, gavé, triomphant et vermeil,
Reprend : « Ce bruit qu'on fait dérange mon sommeil.
Tout va bien. Les marchands triplent leurs clientèles,
Et nos femmes ne sont que fleurs et que dentelles !
- De quoi donc se plaint-on ? crie un autre quidam ;
En flânant sur l'asphalte et sur le macadam,
Je gagne tous les jours trois cents francs à la Bourse.
L'argent coule aujourd'hui comme l'eau d'une source ;
Les ouvriers maçons ont trois livres dix sous,
C'est superbe ; Paris est sens dessus dessous.
Il paraît qu'on a mis dehors les démagogues.
Tant mieux. Moi j'applaudis les bals et les églogues
Du prince qu'autrefois à tort je reniais.
Que m'importe qu'on ait chassé quelques niais ?
Quant aux morts, ils sont morts. Paix à ces imbéciles !
Vivent les gens d'esprit ! vivent ces temps faciles
Où l'on peut à son choix prendre pour nourricier
Le crédit mobilier ou le crédit foncier !
La république rouge aboie en ses cavernes,
C'est affreux ! Liberté, droit, progrès, balivernes
Hier encor j'empochais une prime d'un franc ;
Et moi, je sens fort peu, j'en conviens, je suis franc,
Les déclamations m'étant indifférentes,
La baisse de l'honneur dans la hausse des rentes. »

Ô langage hideux ! on le tient, on l'entend !
Eh bien, sachez-le donc ; repus au cœur content,
Que nous vous le disions bien une fois pour toutes,
Oui, nous, les vagabonds dispersés sur les routes,
Errant sans passe-port, sans nom et sans foyer,
Nous autres, les proscrits qu'on ne fait pas ployer,
Nous qui n'acceptons point qu'un peuple s'abrutisse,
Qui d'ailleurs ne voulons, tout en voulant justice,
D'aucune représaille et d'aucun échafaud,
Nous, dis-je, les vaincus sur qui Mandrin prévaut,
Pour que la liberté revive, et que la honte
Meure, et qu'à tous les fronts l'honneur serein remonte,
Pour affranchir romains, lombards, germains, hongrois,
Pour faire rayonner, soleil de tous les droits,
La république mère au centre de l'Europe,
Pour réconcilier le palais et l'échoppe,
Pour faire refleurir la fleur Fraternité,
Pour fonder du travail le droit incontesté,
Pour tirer les martyrs de ces bagnes infâmes,
Pour rendre aux fils le père et les maris aux femmes,
Pour qu'enfin ce grand siècle et cette nation
Sortent du Bonaparte et de l'abjection,
Pour atteindre à ce but où notre âme s'élance,
Nous nous ceignons les reins dans l'ombre et le silence
Nous nous déclarons prêts, prêts, entendez-vous bien ?
- Le sacrifice est tout, la souffrance n'est rien, -
Prêts, quand Dieu fera signe, à donner notre vie
Car, à voir ce qui vit, la mort nous fait envie,
Car nous sommes tous mal sous ce drôle effronté,
Vivant, nous sans patrie, et vous sans liberté !

Oui, sachez-le, vous tous que l'air libre importune
Et qui dans ce fumier plantez votre fortune,
Nous ne laisserons pas le peuple s'assoupir ;
Oui, nous appellerons, jusqu'au dernier soupir,
Au secours de la France aux fers et presque éteinte,
Comme nos grands -aïeux, l'insurrection sainte
Nous convierons Dieu même à foudroyer ceci
Et c'est notre pensée et nous sommes ainsi,
Aimant mieux, dût le sort nous broyer sous sa roue,
Voir couler notre sang que croupir votre boue.

Jersey, le 28 janvier 1853.
Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
Me prirent : "Tu veux voir rutiler les bolides ?
Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?

"Par des farces de nuit ton front est épié,
Ô juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
La bouche dans ton drap doucement expié ;
Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
Dis : Frère, va plus ****, je suis estropié !"

Et le juste restait debout, dans l'épouvante
Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
"Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
Ô Vieillard ? Pèlerin sacré ! barde d'Armor !
Pleureur des Oliviers ! main que la pitié gante !

"Barbe de la famille et poing de la cité,
Croyant très doux : ô coeur tombé dans les calices,
Majestés et vertus, amour et cécité,
Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !

"Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
Je suis maudit, tu sais ! je suis soûl, fou, livide,
Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
Juste ! je ne veux rien à ton cerveau torpide.

"C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
Reniflent dans la nuit comme des cétacés,
Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
Sur d'effroyables becs-de-cane fracassés !

"Et c'est toi l'oeil de Dieu ! le lâche ! Quand les plantes
Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes !"

J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
- Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui,

Cependant que silencieux sous les pilastres
D'azur, allongeant les comètes et les noeuds
D'univers, remuement énorme sans désastres,
L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
Et de sa drague en feu laisse filer les astres !

Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
Comme le sucre sur la denture gâtée.
- Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.

Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
- J'exècre tous ces yeux de Chinois à bedaines,
Puis qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
I.

On ne songe à la Mort que dans son voisinage :
Au sépulcre éloquent d'un être qui m'est cher,
J'ai, pour m'en pénétrer, fait un pèlerinage,
Et je pèse aujourd'hui ma tristesse d'hier.

Je veux, à mon retour de cette sombre place
Où semblait m'envahir la funèbre torpeur,
Je veux me recueillir et contempler en face
La mort, la grande mort, sans défi, mais sans peur.

Assiste ma pensée, austère poésie
Qui sacres de beauté ce qu'on a bien senti ;
Ta sévère caresse aux pleurs vrais s'associe,
Et tu sais que mon cœur ne t'a jamais menti.

Si ton charme n'est point un misérable leurre,
Ton art un jeu servile, un vain culte sans foi,
Ne m'abandonne pas précisément à l'heure
Où, pour ne pas sombrer, j'ai tant besoin de toi.

Devant l'atroce énigme où la raison succombe,
Si la mienne fléchit tu la relèveras ;
Fais-moi donc explorer l'infini d'outre-tombe
Sur ta grande poitrine entre tes puissants bras ;

Fais taire l'envieux qui t'appelle frivole,
Toi qui dans l'inconnu fais crier des échos
Et prêtes par l'accent, plus sûr que la parole,
Un sens révélateur au seul frisson des mots.

Ne crains pas qu'au tombeau la morte s'en offense,
Ô poésie, ô toi, mon naturel secours,
Ma seconde berceuse au sortir de l'enfance,
Qui seras la dernière au dernier de mes jours.

II.

Hélas ! J'ai trop songé sous les blêmes ténèbres
Où les astres ne sont que des bûchers lointains,
Pour croire qu'échappé de ses voiles funèbres
L'homme s'envole et monte à de plus beaux matins ;

J'ai trop vu sans raison pâtir les créatures
Pour croire qu'il existe au delà d'ici-bas
Quelque plaisir sans pleurs, quelque amour sans tortures,
Quelque être ayant pris forme et qui ne souffre pas.

Toute forme est sur terre un vase de souffrances,
Qui, s'usant à s'emplir, se brise au moindre heurt ;
Apparence mobile entre mille apparences
Toute vie est sur terre un flot qui roule et meurt.

N'es-tu plus qu'une chose au vague aspect de femme,
N'es-tu plus rien ? Je cherche à croire sans effroi
Que, ta vie et ta chair ayant rompu leur trame,
Aujourd'hui, morte aimée, il n'est plus rien de toi.

Je ne puis, je subis des preuves que j'ignore.
S'il ne restait plus rien pour m'entendre en ce lieu,
Même après mainte année y reviendrais-je encore,
Répéter au néant un inutile adieu ?

Serais-je épouvanté de te laisser sous terre ?
Et navré de partir, sans pouvoir t'assister
Dans la nuit formidable où tu gis solitaire,
Penserais-je à fleurir l'ombre où tu dois rester ?

III.

Pourtant je ne sais rien, rien, pas même ton âge :
Mes jours font suite au jour de ton dernier soupir,
Les tiens n'ont-ils pas fait quelque immense passage
Du temps qui court au temps qui n'a plus à courir ?

Ont-ils joint leur durée à l'ancienne durée ?
Pour toi s'enchaînent-ils aux ans chez nous vécus ?
Ou dois-tu quelque part, immuable et sacrée,
Dans l'absolu survivre à ta chair qui n'est plus ?

Certes, dans ma pensée, aux autres invisible,
Ton image demeure impossible à ternir,
Où t'évoque mon cœur tu luis incorruptible,
Mais serais-tu sans moi, hors de mon souvenir ?

Servant de sanctuaire à l'ombre de ta vie,
Je la préserve encor de périr en entier.
Mais que suis-je ? Et demain quand je t'aurai suivie,
Quel ami me promet de ne pas t'oublier ?

Depuis longtemps ta forme est en proie à la terre,
Et jusque dans les cœurs elle meurt par lambeaux,
J'en voudrais découvrir le vrai dépositaire,
Plus sûr que tous les cœurs et que tous les tombeaux.

IV.

Les mains, dans l'agonie, écartent quelque chose.
Est-ce aux mots d'ici-bas l'impatient adieu
Du mourant qui pressent sa lente apothéose ?
Ou l'horreur d'un calice imposé par un dieu ?

Est-ce l'élan qu'imprime au corps l'âme envolée ?
Ou contre le néant un héroïque effort ?
Ou le jeu machinal de l'aiguille affolée,
Quand le balancier tombe, oublié du ressort ?

Naguère ce problème où mon doute s'enfonce,
Ne semblait pas m'atteindre assez pour m'offenser ;
J'interrogeais de ****, sans craindre la réponse,
Maintenant je tiens plus à savoir qu'à penser.

Ah ! Doctrines sans nombre où l'été de mon âge
Au vent froid du discours s'est flétri sans mûrir,
De mes veilles sans fruit réparez le dommage,
Prouvez-moi que la morte ailleurs doit refleurir,

Ou bien qu'anéantie, à l'abri de l'épreuve,
Elle n'a plus jamais de calvaire à gravir,
Ou que, la même encor sous une forme neuve,
Vers la plus haute étoile elle se sent ravir !

Faites-moi croire enfin dans le néant ou l'être,
Pour elle et tous les morts que d'autres ont aimés,
Ayez pitié de moi, car j'ai faim de connaître,
Mais vous n'enseignez rien, verbes inanimés !

Ni vous, dogmes cruels, insensés que vous êtes,
Qui du juif magnanime avez couvert la voix ;
Ni toi, qui n'es qu'un bruit pour les cerveaux honnêtes,
Vaine philosophie où tout sombre à la fois ;

Toi non plus, qui sur Dieu résignée à te taire
Changes la vision pour le tâtonnement,
Science, qui partout te heurtant au mystère
Et n'osant l'affronter, l'ajournes seulement.

Des mots ! Des mots ! Pour l'un la vie est un prodige,
Pour l'autre un phénomène. Eh ! Que m'importe à moi !
Nécessaire ou créé je réclame, vous dis-je,
Et vous les ignorez, ma cause et mon pourquoi.

V.

Puisque je n'ai pas pu, disciple de tant d'autres,
Apprendre ton vrai sort, ô morte que j'aimais,
Arrière les savants, les docteurs, les apôtres.
Je n'interroge plus, je subis désormais.

Quand la nature en nous mit ce qu'on nomme l'âme,
Elle a contre elle-même armé son propre enfant ;
L'esprit qu'elle a fait juste au nom du droit la blâme,
Le cœur qu'elle a fait haut la méprise en rêvant.

Avec elle longtemps, de toute ma pensée
Et de tout mon cœur, j'ai lutté corps à corps,
Mais sur son œuvre inique, et pour l'homme insensée,
Mon front et ma poitrine ont brisé leurs efforts.

Sa loi qui par le meurtre a fait le choix des races,
Abominable excuse au carnage que font
Des peuples malheureux les nations voraces,
De tout aveugle espoir m'a vidé l'âme à fond ;

Je succombe épuisé, comme en pleine bataille
Un soldat, par la veille et la marche affaibli,
Sans vaincre, ni mourir d'une héroïque entaille,
Laisse en lui les clairons s'éteindre dans l'oubli ;

Pourtant sa cause est belle, et si doux est d'y croire
Qu'il cherche en sommeillant la vigueur qui l'a fui ;
Mais trop las pour frapper, il lègue la victoire
Aux fermes compagnons qu'il sent passer sur lui.

Ah ! Qui que vous soyez, vous qui m'avez fait naître,
Qu'on vous nomme hasard, force, matière ou dieux,
Accomplissez en moi, qui n'en suis pas le maître,
Les destins sans refuge, aussi vains qu'odieux.

Faites, faites de moi tout ce que bon vous semble,
Ouvriers inconnus de l'infini malheur,
Je viens de vous maudire, et voyez si je tremble,
Prenez ou me laissez mon souffle et ma chaleur !

Et si je dois fournir aux avides racines
De quoi changer mon être en mille êtres divers,
Dans l'éternel retour des fins aux origines,
Je m'abandonne en proie aux lois de l'univers.
Che diremo stanotte all'amico che dorme?
La parola più tenue ci sale alle labbra
dalla pena più atroce. Guarderemo l'amico,
le sue inutili labbra che non dicono nulla,
parleremo sommesso.
La notte avrà il volto
dell'antico dolore che riemerge ogni sera
impassibile e vivo. Il remoto silenzio
soffrirà come un'anima, muto, nel buio.
Parleremo alla notte che fiata sommessa.

Udiremo gli istanti stillare nel buio
al di là delle cose, nell'ansia dell'alba,
che verrà d'improvviso incidendo le cose
contro il morto silenzio. L'inutile luce
svelerà il volto assorto del giorno. Gli istanti
taceranno. E le cose parleranno sommesso.
I

Vraiment, c'est bête, ces églises des villages
Où quinze laids marmots encrassant les piliers
Écoutent, grasseyant les divins babillages,
Un noir grotesque dont fermentent les souliers :
Mais le soleil éveille, à travers des feuillages,
Les vieilles couleurs des vitraux irréguliers.

La pierre sent toujours la terre maternelle.
Vous verrez des monceaux de ces cailloux terreux
Dans la campagne en rut qui frémit solennelle
Portant près des blés lourds, dans les sentiers ocreux,
Ces arbrisseaux brûlés où bleuit la prunelle,
Des noeuds de mûriers noirs et de rosiers fuireux.

Tous les cent ans on rend ces granges respectables
Par un badigeon d'eau bleue et de lait caillé :
Si des mysticités grotesques sont notables
Près de la Notre-Dame ou du Saint empaillé,
Des mouches sentant bon l'auberge et les étables
Se gorgent de cire au plancher ensoleillé.

L'enfant se doit surtout à la maison, famille
Des soins naïfs, des bons travaux abrutissants ;
Ils sortent, oubliant que la peau leur fourmille
Où le Prêtre du Christ plaqua ses doigts puissants.
On paie au Prêtre un toit ombré d'une charmille
Pour qu'il laisse au soleil tous ces fronts brunissants.

Le premier habit noir, le plus beau jour de tartes,
Sous le Napoléon ou le Petit Tambour
Quelque enluminure où les Josephs et les Marthes
Tirent la langue avec un excessif amour
Et que joindront, au jour de science, deux cartes,
Ces seuls doux souvenirs lui restent du grand Jour.
Les filles vont toujours à l'église, contentes
De s'entendre appeler garces par les garçons
Qui font du genre après messe ou vêpres chantantes.
Eux qui sont destinés au chic des garnisons
Ils narguent au café les maisons importantes,
Blousés neuf, et gueulant d'effroyables chansons.

Cependant le Curé choisit pour les enfances
Des dessins ; dans son clos, les vêpres dites, quand
L'air s'emplit du lointain nasillement des danses,
Il se sent, en dépit des célestes défenses,
Les doigts de pied ravis et le mollet marquant ;
- La Nuit vient, noir pirate aux cieux d'or débarquant.

II

Le Prêtre a distingué parmi les catéchistes,
Congrégés des Faubourgs ou des Riches Quartiers,
Cette petite fille inconnue, aux yeux tristes,
Front jaune. Les parents semblent de doux portiers.
" Au grand Jour le marquant parmi les Catéchistes,
Dieu fera sur ce front neiger ses bénitiers. "

III

La veille du grand Jour l'enfant se fait malade.
Mieux qu'à l'Église haute aux funèbres rumeurs,
D'abord le frisson vient, - le lit n'étant pas fade -
Un frisson surhumain qui retourne : " Je meurs... "

Et, comme un vol d'amour fait à ses soeurs stupides,
Elle compte, abattue et les mains sur son coeur
Les Anges, les Jésus et ses Vierges nitides
Et, calmement, son âme a bu tout son vainqueur.

Adonaï !... - Dans les terminaisons latines,
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !

- Pour ses virginités présentes et futures
Elle mord aux fraîcheurs de ta Rémission,
Mais plus que les lys d'eau, plus que les confitures,
Tes pardons sont glacés, à Reine de Sion !
IV

Puis la Vierge n'est plus que la vierge du livre.
Les mystiques élans se cassent quelquefois...
Et vient la pauvreté des images, que cuivre
L'ennui, l'enluminure atroce et les vieux bois ;

Des curiosités vaguement impudiques
Épouvantent le rêve aux chastes bleuités
Qui s'est surpris autour des célestes tuniques,
Du linge dont Jésus voile ses nudités.

Elle veut, elle veut, pourtant, l'âme en détresse,
Le front dans l'oreiller creusé par les cris sourds,
Prolonger les éclairs suprêmes de tendresse,
Et bave... - L'ombre emplit les maisons et les cours.

Et l'enfant ne peut plus. Elle s'agite, cambre
Les reins et d'une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu...

V

À son réveil, - minuit, - la fenêtre était blanche.
Devant le sommeil bleu des rideaux illunés,
La vision la prit des candeurs du dimanche ;
Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez,

Et se sentant bien chaste et pleine de faiblesse
Pour savourer en Dieu son amour revenant,
Elle eut soif de la nuit où s'exalte et s'abaisse
Le coeur, sous l'oeil des cieux doux, en les devinant ;

De la nuit, Vierge-Mère impalpable, qui baigne
Tous les jeunes émois de ses silences gris ;
EIIe eut soif de la nuit forte où le coeur qui saigne
Ecoule sans témoin sa révolte sans cris.

Et faisant la victime et la petite épouse,
Son étoile la vit, une chandelle aux doigts,
Descendre dans la cour où séchait une blouse,
Spectre blanc, et lever les spectres noirs des toits.

VI

Elle passa sa nuit sainte dans les latrines.
Vers la chandelle, aux trous du toit coulait l'air blanc,
Et quelque vigne folle aux noirceurs purpurines,
En deçà d'une cour voisine s'écroulant.

La lucarne faisait un coeur de lueur vive
Dans la cour où les cieux bas plaquaient d'ors vermeils
Les vitres ; les pavés puant l'eau de lessive
Soufraient l'ombre des murs bondés de noirs sommeils.

VII

Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes,
Et ce qu'il lui viendra de haine, à sales fous
Dont le travail divin déforme encor les mondes,
Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux ?

VIII

Et quand, ayant rentré tous ses noeuds d'hystéries,
Elle verra, sous les tristesses du bonheur,
L'amant rêver au blanc million des Maries,
Au matin de la nuit d'amour avec douleur :

" Sais-tu que je t'ai fait mourir ? J'ai pris ta bouche,
Ton coeur, tout ce qu'on a, tout ce que vous avez ;
Et moi, je suis malade : Oh ! je veux qu'on me couche
Parmi les Morts des eaux nocturnes abreuvés !

" J'étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines.
Il me bonda jusqu'à la gorge de dégoûts !
Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines
Et je me laissais faire... ah ! va, c'est bon pour vous,

" Hommes ! qui songez peu que la plus amoureuse
Est, sous sa conscience aux ignobles terreurs,
La plus prostituée et la plus douloureuse,
Et que tous nos élans vers vous sont des erreurs !

" Car ma Communion première est bien passée.
Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :
Et mon coeur et ma chair par ta chair embrassée
Fourmillent du baiser putride de Jésus ! "

IX

Alors l'âme pourrie et l'âme désolée
Sentiront ruisseler tes malédictions.
- Ils auront couché sur ta Haine inviolée,
Échappés, pour la mort, des justes passions.

Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur
Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,
Ou renversés, les fronts des femmes de douleur.
I.

À présent que c'est fait, dans l'avilissement
Arrangeons-nous chacun notre compartiment
Marchons d'un air auguste et fier ; la honte est bue.
Que tout à composer cette cour contribue,
Tout, excepté l'honneur, tout, hormis les vertus.
Faites vivre, animez, envoyez vos foetus
Et vos nains monstrueux, bocaux d'anatomie
Donne ton crocodile et donne ta momie,
Vieille Égypte ; donnez, tapis-francs, vos filous ;
Shakespeare, ton Falstaff ; noires forêts, vos loups ;
Donne, ô bon Rabelais, ton Grandgousier qui mange ;
Donne ton diable, Hoffmann ; Veuillot, donne ton ange ;
Scapin, apporte-nous Géronte dans ton sac ;
Beaumarchais, prête-nous Bridoison ; que Balzac
Donne Vautrin ; Dumas, la Carconte ; Voltaire,
Son Frélon que l'argent fait parler et fait taire ;
Mabile, les beautés de ton jardin d'hiver ;
Le Sage, cède-nous Gil Blas ; que Gulliver
Donne tout Lilliput dont l'aigre est une mouche,
Et Scarron Bruscambille, et Callot Scaramouche.
Il nous faut un dévot dans ce tripot payen ;
Molière, donne-nous Montalembert. C'est bien,
L'ombre à l'horreur s'accouple, et le mauvais au pire.
Tacite, nous avons de quoi faire l'empire ;
Juvénal, nous avons de quoi faire un sénat.

II.

Ô Ducos le gascon, ô Rouher l'auvergnat,
Et vous, juifs, Fould Shylock, Sibour Iscariote,
Toi Parieu, toi Bertrand, horreur du patriote,
Bauchart, bourreau douceâtre et proscripteur plaintif,
Baroche, dont le nom n'est plus qu'un vomitif,
Ô valets solennels, ô majestueux fourbes,
Travaillant votre échine à produire des courbes,
Bas, hautains, ravissant les Daumiers enchantés
Par vos convexités et vos concavités,
Convenez avec moi, vous tous qu'ici je nomme,
Que Dieu dans sa sagesse a fait exprès cet homme
Pour régner sur la France, ou bien sur Haïti.
Et vous autres, créés pour grossir son parti,
Philosophes gênés de cuissons à l'épaule,
Et vous, viveurs râpés, frais sortis de la geôle,
Saluez l'être unique et providentiel,
Ce gouvernant tombé d'une trappe du ciel,
Ce césar moustachu, gardé par cent guérites,
Qui sait apprécier les gens et les mérites,
Et qui, prince admirable et grand homme en effet,
Fait Poissy sénateur et Clichy sous-préfet.

III.

Après quoi l'on ajuste au fait la théorie
« A bas les mots ! à bas loi, liberté, patrie !
Plus on s'aplatira, plus ou prospérera.
Jetons au feu tribune et presse, et cætera.

Depuis quatre-vingt-neuf les nations sont ivres.
Les faiseurs de discours et les faiseurs de livres
Perdent tout ; le poëte est un fou dangereux ;
Le progrès ment, le ciel est vide, l'art est creux,
Le monde est mort. Le peuple ? un âne qui se cabre !
La force, c'est le droit. Courbons-nous. Gloire au sabre !
À bas les Washington ! vivent les Attila ! »
On a des gens d'esprit pour soutenir cela.

Oui, qu'ils viennent tous ceux qui n'ont ni cœur ni flamme,
Qui boitent de l'honneur et qui louchent de l'âme ;
Oui, leur soleil se lève et leur messie est né.
C'est décrété, c'est fait, c'est dit, c'est canonné
La France est mitraillée, escroquée et sauvée.
Le hibou Trahison pond gaîment sa couvée.

IV.

Et partout le néant prévaut ; pour déchirer
Notre histoire, nos lois, nos droits, pour dévorer
L'avenir de nos fils et les os de nos pères,
Les bêtes de la nuit sortent de leurs repaires
Sophistes et soudards resserrent leur réseau
Les Radetzky flairant le gibet du museau,
Les Giulay, poil tigré, les Buol, face verte,
Les Haynau, les Bomba, rôdent, la gueule ouverte,
Autour du genre humain qui, pâle et garrotté,
Lutte pour la justice et pour la vérité ;
Et de Paris à Pesth, du Tibre aux monts Carpathes,
Sur nos débris sanglants rampent ces mille-pattes.

V.

Du lourd dictionnaire où Beauzée et Batteux
Ont versé les trésors de leur bon sens goutteux,
Il faut, grâce aux vainqueurs, refaire chaque lettre.
Ame de l'homme, ils ont trouvé moyen de mettre
Sur tes vieilles laideurs un tas de mots nouveaux,
Leurs noms. L'hypocrisie aux yeux bas et dévots
À nom Menjaud, et vend Jésus dans sa chapelle ;
On a débaptisé la honte, elle s'appelle
Sibour ; la trahison, Maupas ; l'assassinat
Sous le nom de Magnan est membre du Sénat ;
Quant à la lâcheté, c'est Hardouin qu'on la nomme ;
Riancey, c'est le mensonge, il arrive de Rome
Et tient la vérité renfermée en son puits ;
La platitude a nom Montlaville-Chapuis ;
La prostitution, ingénue, est princesse ;
La férocité, c'est Carrelet ; la bassesse
Signe Rouher, avec Delangle pour greffier.
Ô muse, inscris ces noms. Veux-tu qualifier
La justice vénale, atroce, abjecte et fausse ?
Commence à Partarieu pour finir par Lafosse.
J'appelle Saint-Arnaud, le meurtre dit : c'est moi.
Et, pour tout compléter par le deuil et l'effroi,
Le vieux calendrier remplace sur sa carte
La Saint-Barthélemy par la Saint-Bonaparte.

Quant au peuple, il admire et vote ; on est suspect
D'en douter, et Paris écoute avec respect
Sibour et ses sermons, Trolong et ses troplongues.
Les deux Napoléon s'unissent en diphthongues,
Et Berger entrelace en un chiffre hardi
Le boulevard Montmartre entre Arcole et Lodi.
Spartacus agonise en un bagne fétide ;
On chasse Thémistocle, on expulse Aristide,
On jette Daniel dans la fosse aux lions ;
Et maintenant ouvrons le ventre aux millions !

Jersey, novembre 1852.
Muse, un nommé Ségur, évêque, m'est hostile ;
Cet homme violet me damne en mauvais style ;
Sa prose réjouit les hiboux dans leurs trous.
Ô Muse, n'ayons point contre lui de courroux.
Laissons-lui ce joujou qu'il prend pour un tonnerre,
Sa haine.

Il est d'ailleurs à plaindre. Au séminaire,
Un jour que ce petit bonhomme plein d'ennui
Bêlait un oremus au hasard devant lui,
Comme glousse l'oison, comme la vache meugle,
Il s'écria : - Mon Dieu ! Je voudrais être aveugle ! -
Ne trouvant pas qu'il fît assez nuit comme ça.
Le bon Dieu, le faisant idiot, l'exauça.

L'insulte est aujourd'hui très perfectionnée.
On prend un peu de suie en une cheminée,
Un peu d'ordure au coin d'une borne, à l'égoût
De la fange, et cela tient lieu d'esprit, de goût,
De bon sens, de syntaxe et d'honneur ; c'est la mode.
Bons ulémas, tel est le procédé commode
Que votre zèle met au service du ciel,
Et c'est avec la bouche écumante de fiel,
Avec la diatribe en guise de sourire,
Que vous venez, damnant ceux qu'on n'ose proscrire,
Nous faire vos gros yeux, nous montrer vos gros poings,
Nous dire vos gros mots, ô nos chers talapoins !

On vous pardonne. Eh bien, quoi, Ségur m'exorcise.
Après ?

Il me maudit d'une façon concise ;
Il me peint de son mieux, et voici le pastel
À peu près :

- « Monstre horrible. On n'a rien vu de tel.
Informe, épouvantable et ténébreux. Un homme
Qui brûlerait Paris et démolirait Rome.
Voluptueux. Un peu le chef des assassins.
Bref, capable de tout. Foulant aux pieds les saints,
Les lois, l'église et Dieu. Ruinant son libraire. »
Faisons chorus. Hurler avec le loup, et braire
Avec l'évêque, eh bien, c'est un droit. Usons-en.
J'aime en ce noble abbé ce style paysan.
C'est poissard, c'est exquis. Bravo. Cela vous plonge
Dans une vague extase où l'on sent le mensonge.
Doux prêtre ! On entend rire aux éclats Diderot,
Molière, Rabelais, et l'on ne sait pas trop,
Dans cette vision où le démon chuchote,
Si l'on voit un évêque ayant au dos la hotte
Ou bien un chiffonnier ayant la mitre au front.
L'antienne, quand un peu de bave l'interrompt,
À du charme ; on est prêtre et l'on a de la bile.
D'ailleurs, Muse, chacun sur terre a son Zoïle,
Et Voltaire a Fréron comme Dante a Cecchi.
Et puis cela se vend. Combien ? Six sous. À qui ?
Aux sots. C'est un public. Les mâchoires fossiles
Veulent rire ; le clan moqueur des imbéciles
Veut qu'on l'amuse ; il est fort nombreux aujourd'hui ;
N'a-t-il donc pas le droit qu'on travaille pour lui ?
Depuis quand n'est-il plus permis d'emplir les cruches ?
Tout a son instinct. Comme un frelon vole aux ruches,
Comme à Lucrèce au lit court Alexandre six,
Comme Corydon suit le charmant Alexis,
Comme un loup suit les boucs, et le bouc les cytises,
Comme avril fait des fleurs, Ségur fait des sottises.
Il le faut.

Muse, il sied que le sage indulgent
Rêve, écoute, et devienne un bon homme en songeant,
Qu'il regarde passer les vivants, qu'il les pèse,
Et qu'au lieu de l'aigrir, ce spectacle l'apaise.
Ainsi soit-il.

Et puis, allons au fait. Voyons,
Suis-je correct ? L'hostie avec tous ses rayons
M'éblouit-elle autant que le soleil ? Ce prêtre
Me voit-il le dimanche à sa messe apparaître ?
Ai-je même jamais fait semblant de vouloir
Lui conter mes péchés tous bas dans son parloir ?
Quand suis-je allé chez lui, reniant ma doctrine,
Me donner de grands coups de poing dans la poitrine ?
Je suis un endurci. Ségur s'en aperçoit.
Je suis athée au point de douter que Dieu soit
Charmé de se chauffer les mains au feu du diable,
Qu'il ait mis l'incurable et l'irrémédiable
Dans l'homme, être ignorant, faible, chétif, charnel,
Afin d'en faire hommage au supplice éternel,
Qu'il ait exprès fourré Satan dans la nature,
Et qu'il ait, lui, l'auteur de toute créature,
Pouvant vider l'enfer et le fermer à clé,
Fait un brûleur, afin de créer un brûlé ;
Que les mille soleils dont là-haut le feu tremble
Se mettent un beau jour à tomber tous ensemble,
J'en doute ; et quand je vois, au fond du zénith bleu,
Les sept astres de l'Ourse allumés, je crois peu
Que jamais le plafond céleste se délabre
Jusqu'à ne pouvoir plus porter ce candélabre.
Je sais que dans la bible on trouve ce cliché,
La Fin du Monde ; mais la science a marché.
Moïse est vieux ; est-il sur terre un quadrumane
Qui lève au ciel les yeux pour voir pleuvoir la manne ?
Je trouve par moments plus d'esprit, je le dis,
Aux singes d'à présent qu'aux hommes de jadis.
Pape, Dieu, ce n'est pas le même personnage.
J'aime la cathédrale et non le moyen-âge.

Qu'est-ce qu'un dogme, un culte, un rite ? Un objet d'art.
Je puis l'admirer ; mais s'il égare un soudard,
S'il grise un fou, s'il tue un homme, je l'abhorre.
Plus d'idole ! Et j'oppose à l'encens l'ellébore.
Quand une abbesse, à qui quelque nonne déplaît,
Lui fait brouter de l'herbe à côté d'un mulet,
J'ose dire que c'est mal nourrir une femme ;
J'admire un arbre en fleurs plus qu'un bûcher en flamme ;
Je suis peu furieux ; j'aime Voltaire enfin
Mieux que saint Cupertin et que saint Cucufin,
Et je préfère à tout ce que dit saint Pancrace,
Saint Loup, saint Labre ou saint Pacôme, un vers d'Horace.
Tels sont mes goûts. Je suis incorrigible. Et quand
Floréal, comme un chef qui réveille le camp,
Met les nids en rumeur, et quand mon vers patauge,
Éperdu, dans le thym, la verveine et la sauge,
Quand la plaine est en joie, et quand l'aube est en feu,
Je crois tout bonnement, tout bêtement en Dieu.

En même temps j'ai l'âme âprement enivrée
Du sombre ennui de voir tant d'hommes en livrée,
Tant de deuils, tant de fronts courbés, tant de cœurs bas,
Là, tant de lits de pourpre, et là, tant de grabats.
Mon Dieu n'est ni payen, ni chrétien, ni biblique ;
Ce Dieu-là, je l'implore en la douleur publique ;
C'est vers lui que je suis tourné, vieux lutteur las,
Quand je crie au milieu des ténèbres : - Hélas !
Sur la grève que bat toute la mer humaine,
Grève où le flux apporte, où le reflux remmène
Les flots hideux jetant l'écume aux alcyons,
Qui donc apportera dans l'ombre aux nations
Ou l'éclair de Paris ou le rayon de France ?
Qui donc rallumera ce phare, l'espérance ? -

Donc j'ai ce grave tort de n'être point dévot ;
Je ne le suis pas même au parti qui prévaut ;
Je n'aime pas qu'après la victoire on sévisse ;
C'est affreux, je pardonne ; et je suis au service
Des vaincus ; et, songeant que ma mère aux abois
Fut jadis vendéenne, en fuite dans les bois,
J'ose de la pitié faire la propagande ;
Je suis le fils brigand d'une mère brigande.
Être clément, c'est être atroce ; ou pour le moins,
Stupide. Je le suis, toujours, devant témoins,
Partout. Les autres sont les vautours ; je suis l'oie.
Oui, quand la lâcheté publique se déploie,
Il me plaît d'être seul et d'être le dernier.
Quand le væ victis règne, et va jusqu'à nier
La quantité de droit qui reste à ceux qui tombent,
Quand, nul ne protestant, les principes succombent,
Cette fuite de tous m'attire. Me voilà.

Comment veut-on qu'un prêtre accepte tout cela !
I.

Ce serait une erreur de croire que ces choses
Finiront par des chants et des apothéoses ;
Certes, il viendra, le rude et fatal châtiment ;
Jamais l'arrêt d'en haut ne recule et ne ment,
Mais ces jours effrayants seront des jours sublimes.
Tu feras expier à ces hommes leurs crimes,
Ô peuple généreux, ô peuple frémissant,
Sans glaive, sans verser une goutte de sang,
Par la loi ; sans pardon, sans fureur, sans tempête.
Non, que pas un cheveu ne tombe d'une tête ;
Que l'on n'entende pas une bouche crier ;
Que pas un scélérat ne trouve un meurtrier.
Les temps sont accomplis ; la loi de mort est morte ;
Du vieux charnier humain nous avons clos la porte.
Tous ces hommes vivront. - Peuple, pas même lui !

Nous le disions hier, nous venons aujourd'hui
Le redire, et demain nous le dirons encore,
Nous qui des temps futurs portons au front l'aurore,
Parce que nos esprits, peut-être pour jamais,
De l'adversité sombre habitent les sommets ;
Nous les absents, allant où l'exil nous envoie ;
Nous : proscrits, qui sentons, pleins d'une douce joie,
Dans le bras qui nous frappe une main nous bénir ;
Nous, les germes du grand et splendide avenir
Que le Seigneur, penché sur la famille humaine,
Sema dans un sillon de misère et de peine.

II.

Ils tremblent, ces coquins, sous leur nom accablant ;
Ils ont peur pour leur tête infâme, ou font semblant ;
Mais, marauds, ce serait déshonorer la Grève !
Des révolutions remuer le vieux glaive
Pour eux ! y songent-ils ? diffamer l'échafaud !
Mais, drôles, des martyrs qui marchaient le front haut,
Des justes, des héros, souriant à l'abîme,
Sont morts sur cette planche et l'ont faite sublime !
Quoi ! Charlotte Corday, quoi ! madame Roland
Sous cette grande hache ont posé leur cou blanc,
Elles l'ont essuyée avec leur tresse blonde,
Et Magnan y viendrait faire sa tache immonde !
Où le lion gronda, grognerait le pourceau !
Pour Rouher, Fould et Suin, ces rebuts du ruisseau,
L'échafaud des Camille et des Vergniaud superbes !
Quoi, grand Dieu, pour Troplong la mort de Malesherbes !
Traiter le sieur Delangle ainsi qu'André Chénier !
Jeter ces têtes-là dans le même panier,
Et, dans ce dernier choc qui mêle et qui rapproche,
Faire frémir Danton du contact de Baroche !
Non, leur règne, où l'atroce au burlesque se joint,
Est une mascarade, et, ne l'oublions point,
Nous en avons pleuré, mais souvent nous en rimes.
Sous prétexte qu'il a commis beaucoup de crimes,
Et qu'il est assassin autant que charlatan,
Paillasse après Saint-Just, Robespierre et Titan,
Monterait cette échelle effrayante et sacrée !
Après avoir coupé le cou de Briarée,
Ce glaive couperait la tête d'Arlequin !
Non, non ! maître Rouher, vous êtes un faquin,
Fould, vous êtes un fat, Suin, vous êtes un cuistre.
L'échafaud est le lieu du triomphe sinistre,
Le piédestal, dressé sur le noir cabanon,
Qui fait tomber la tête et fait surgir le nom,
C'est le faîte vermeil d'où le martyr s'envole,
C'est la hache impuissante à trancher l'auréole,
C'est le créneau sanglant, étrange et redouté,
Par où l'âme se penche et voit l'éternité.
Ce qu'il faut, ô justice, à ceux de cette espèce,
C'est le lourd bonnet vert, c'est la casaque épaisse,
C'est le poteau ; c'est Brest, c'est Clairvaux, c'est Toulon
C'est le boulet roulant derrière leur talon,
Le fouet et le bâton, la chaîne, âpre compagne,
Et les sabots sonnant sur le pavé du bagne !
Qu'ils vivent accouplés et flétris ! L'échafaud,
Sévère, n'en veut pas. Qu'ils vivent, il le faut,
L'un avec sa simarre et l'autre avec son cierge !
La mort devant ces gueux baisse ses yeux de vierge.

Jersey, juillet 1853.
Du fond du grabat

As-tu vu l'étoile

Que l'hiver dévoile ?

Comme ton cœur bat,

Comme cette idée,

Regret ou désir,

Ravage à plaisir

Ta tête obsédée,

Pauvre tête en feu,

Pauvre cœur sans dieu


L'ortie et l'herbette

Au bas du rempart

D'où l'appel frais part

D'une aigre trompette,

Le vent du coteau,

La Meuse, la goutte

Qu'on boit sur la route

À chaque écriteau,

Les sèves qu'on hume,

Les pipes qu'on fume !


Un rêve de froid :

« Que c'est beau la neige

Et tout son cortège

Dans leur cadre étroit !

Oh ! tes blancs arcanes,

Nouvelle Archangel,

Mirage éternel

De mes caravanes !

Oh ! ton chaste ciel,

Nouvelle Archangel ? »


Cette ville sombre !

Tout est crainte ici...

Le ciel est transi

D'éclairer tant d'ombre.

Les pas que tu fais

Parmi ces bruyères

Lèvent des poussières

Au souffle mauvais...

Voyageur si triste,

Tu suis quelle piste ?


C'est l'ivresse à mort,

C'est la noire orgie,

C'est l'amer effort

De ton énergie

Vers l'oubli dolent

De la voix intime,

C'est le seuil du crime,

C'est l'essor sanglant.

- Oh ! fuis la chimère :

Ta mère, ta mère !


Quelle est cette voix

Qui ment et qui flatte !

« Ah ! la tête plate,

Vipère des bois ! »

Pardon et mystère.

Laisse ça dormir,

Qui peut, sans frémir.

Juger sur la terre ?

« Ah ! pourtant, pourtant,

Ce monstre impudent ! »


La mer ! Puisse-t-elle

Laver ta rancœur,

La mer au grand cœur.

Ton aïeule, celle

Qui chante en berçant

Ton angoisse atroce,

La mer, doux colosse

Au sein innocent,

Grondeuse infinie

De ton ironie !


Tu vis sans savoir !

Tu verses ton âme,

Ton lait et ta flamme

Dans quel désespoir ?

Ton sang qui s'amasse

En une fleur d'or

N'est pas prêt encor

À la dédicace.

Attends quelque peu,

Ceci n'est que jeu.


Cette frénésie

T'initie au but.

D'ailleurs, le salut

Viendra d'un Messie

Dont tu ne sens plus.

Depuis bien des lieues,

Les effluves bleues

Sous tes bras perclus.

Naufragé d'un rêve

Qui n'a pas de grève !


Vis en attendant

L'heure toute proche.

Ne sois pas prudent.

Trêve à tout reproche.

Fais ce que tu veux.

Une main te guide

À travers le vide

Affreux de tes vaux.

Un peu de courage,

C'est le bon orage.


Voici le Malheur

Dans sa plénitude.

Mais à sa main rude

Quelle belle fleur !

« La brûlante épine ! »

Un lis est moins blanc,

« Elle m'entre au flanc. »

Et l'odeur divine !

« Elle m'entre au cœur. »

Le parfum vainqueur !


« Pourtant je regrette,

Pourtant je me meurs,

Pourtant ces deux cœurs... »

Lève un peu la tête :

« Eh bien, c'est la Croix. »

Lève un peu ton âme

De ce monde infâme.

« Est-ce que je crois ? »

Qu'en sais-tu ? La Bête

Ignore sa tête,


La Chair et le Sang

Méconnaissent l'Acte.

« Mais j'ai fait un pacte

Qui va m'enlaçant

À la faute noire,

Je me dois à mon

Tenace démon :

Je ne veux point croire.

Je n'ai pas besoin

De rêver si **** !


« Aussi bien j'écoute

Des sons d'autrefois.

Vipère des bois,

Encor sur ma route ?

Cette fois tu mords. »

Laisse cette bête.

Que fait au poète ?

Que sont des cœurs morts ?

Ah ! plutôt oublie

Ta propre folie.


Ah ! plutôt, surtout,

Douceur, patience,

Mi-voix et nuance,

Et paix jusqu'au bout !

Aussi bon que sage,

Simple autant que bon,

Soumets ta raison

Au plus pauvre adage,

Naïf et discret,

Heureux en secret !


Ah ! surtout, terrasse

Ton orgueil cruel,

Implore la grâce

D'être un pur Abel,

Finis l'odyssée

Dans le repentir

D'un humble martyr,

D'une humble pensée.

Regarde au-dessus...

« Est-ce vous, Jésus ? »
J'avais peiné comme Sisyphe

Et comme Hercule travaillé

Contre la chair qui se rebiffe.


J'avais lutté, j'avais baillé

Des coups à trancher des montagnes,

Et comme Achille ferraillé.


Farouche ami qui m'accompagnes,

Tu le sais, courage païen,

Si nous en fîmes des campagnes,


Si nous avons négligé rien

Dans cette guerre exténuante,

Si nous avons travaillé bien !


Le tout en vain : l'âpre géante

À mon effort de tout côté

Opposait sa ruse ambiante,


Et toujours un lâche abrité

Dans mes conseils qu'il environne

Livrait les clés de la cité.


Que ma chance fût male ou bonne,

Toujours un parti de mon cœur

Ouvrait sa porte à la Gorgone.


Toujours l'ennemi suborneur

Savait envelopper d'un piège

Même la victoire et l'honneur !


J'étais le vaincu qu'on assiège,

Prêt à vendre son sang bien cher,

Quand, blanche en vêtements de neige,


Toute belle au front humble et fier,

Une dame vint sur la nue,

Qui d'un signe fit fuir la Chair.


Dans une tempête inconnue

De rage et de cris inhumains,

Et déchirant sa gorge nue,


Le Monstre reprit ses chemins

Par les bois pleins d'amours affreuses,

Et la dame, joignant les mains :


- « Mon pauvre combattant qui creuses,

Dit-elle, ce dilemme en vain,

Trêve aux victoires malheureuses !


Il t'arrive un secours divin

Dont je suis sûre messagère

Pour ton salut, possible enfin ! »


- « Ô ma Dame dont la voix chère

Encourage un blessé jaloux

De voir finir l'atroce guerre,


Vous qui parlez d'un ton si doux

En m'annonçant de bonnes choses,

Ma Dame, qui donc êtes-vous ? »


- J'étais née avant toutes causes

Et je verrai la fin de tous

Les effets, étoiles et roses.


En même temps, bonne, sur vous,

Hommes faibles et pauvres femmes,

Je pleure, et je vous trouve fous !


Je pleure sur vos tristes âmes,

J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur

D'elles, et de leurs vœux infâmes !


« Ô ceci n'est pas le bonheur,

Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime,

Veillez, crainte du Suborneur,


« Veillez, crainte du Jour suprême !

Qui je suis ? me demandais-tu.

Mon nom courbe les anges même ;


« Je suis le cœur de la vertu,

Je suis l'âme de la sagesse,

Mon nom brûle l'Enfer têtu ;


« Je suis la douceur qui redresse,

J'aime tous et n'accuse aucun,

Mon nom, seul, se nomme promesse,


« Je suis l'unique hôte opportun,

Je parle au Roi le vrai langage

Du matin rose et du soir brun,


« Je suis la Prière, et mon gage

C'est ton vice en déroute au **** ;

Ma condition : « Toi, sois sage. »


- « Oui, ma Dame, et soyez témoin ! »
Vanessa Johnston Dec 2020
Promène-moi au long du fleuve
Inonde-moi à la rive
La reliure du livre,
Mainte fois épanoui comme
L'envergure d'une danseuse,
Déchirée par la pluie

Interpelle mon nom
Sur tes lèvres noyés,
et que je ne manque le chaos qui
m'attendait d'ailleurs, hier soir

Hommage d'un papillon,
Choyé par la lueur clignotante,
Un mensonge, une trahison atroce
Que quiconque n'essaie de dévorer ma démise

Je ne suis que vent, tempête, ouragan
Une bête ensorcelée,
Éternelle à la douleur

Puisse que tenace de jeunesse,
Et crise de nulle part,
Nous entrelace les mains dans la terre
Faites que je me retrouve six pieds sous la mer

Perdre sa langue,
Que sois chose plus pire
Que perdre sa voix,
Et ne plus pouvoir dormir

Toute qu'une brume
Triomphant l'aube, et
La chair de mon sang
Aussi fatal que le sifflement,
Le sifflement du vent
L'amour de la Patrie est le premier amour
Et le dernier amour après l'amour de Dieu.
C'est un feu qui s'allume alors que luit le jour
Où notre regard luit comme un céleste feu ;

C'est le jour baptismal aux paupières divines
De l'enfant, la rumeur de l'aurore aux oreilles
Frais écloses, c'est l'air emplissant les poitrines
En fleur, l'air printanier rempli d'odeurs vermeilles.

L'enfant grandit, il sent la terre sous ses pas
Qui le porte, le berce, et, bonne, le nourrit,
Et douce, désaltère encore ses repas
D'une liqueur, délice et gloire de l'esprit.

Puis l'enfant se fait homme ou devient jeune fille
Et cependant que croît sa chair pleine de grâce,
Son âme se répand par-delà la famille
Et cherche une âme soeur, une chair qu'il enlace ;

Et quand il a trouvé cette âme et cette chair,
Il naît d'autres enfants encore, fleurs de fleurs
Qui germeront aussi le jardin jeune et cher
Des générations d'ici, non pas d'ailleurs.

L'homme et la femme ayant l'un et l'autre leur tâche
S'en vont un peu chacun de son coté. La femme,
Gardienne du foyer tout le jour sans relâche,
La nuit garde l'honneur comme une chaste femme ;

L'homme vaque aux durs soins du dehors ; les travaux,
La parole à porter - sûr ce qu'il vaut -
Sévère et probe et douce, et rude aux discours faux,
Et la nuit le ramène entre les bras qu'il faut.

Tout deux, si pacifique est leur course terrestre,
Mourront bénis de fils et vieux dans la patrie ;
Mais que le noir démon, la guerre, essore l'oestre,
Que l'air natal s'empourpre aux fleurs de tuerie,

Que l'étranger mette son pied sur le vieux sol
Nourricier, - imitant les peuples de tous bords.
Saragosse, Moscou, le Russe, l'Espagnol,
La France de quatre-vingt-treize, l'homme alors,

Magnifié soudain, à son oeuvre se hausse,
Et tragique, et classique, et très fort, et très calme,
Lutte pour sa maison ou combat pour sa fosse,
Meurt en pensant aux siens ou leur conquiert la palme

S'il survit il reprend le train de tous les jours,
Élève ses enfants dans la crainte de Dieu
Des ancêtres, et va refleurir ses amours
Aux flancs de l'épousée éprise du fier jeu.

L'âge mûr est celui des sévères pensées,
Des espoirs soucieux, des amitiés jalouses,
C'est l'heure aussi des justes haines amassées,
Et quand sur la place publique, habits et blouses,

Les citoyens discords dans d'honnêtes combats
(Et combien douloureux à leur fraternité !)
S'arrachent les devoirs et les droits, et non pas
Pour le lucre, mais pour une stricte équité,

Il prend parti, pleurant de tuer, mais terrible
Et tuant sans merci comme en d'autres batailles,
Le sang autour de lui giclant comme d'un crible,
Une atroce fureur, pourtant sainte, aux entrailles.

Tué, son nom, célèbre ou non, reste honoré.
Proscrit ou non, il meurt heureux, dans tous les cas
D'avoir voué sa vie et tout au lieu sacré
Qui le fit homme et tout, de joyeux petit gas.
Il est des cœurs épris du triste amour du laid.

Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse

Que Naples a salué du nom d'Espagnolet.


Rien ne put amollir ton âpreté féroce,

Et le splendide azur du ciel italien

N'a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.


Chez toi, l'on voit toujours le noir Valencien,

Paysan hasardeux, mendiant équivoque,

More que le baptême à peine a fait chrétien.


Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque :

Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux

Étalant un ulcère à côté d'une loque ;


Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux,

Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise,

Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.


Tu ne dédaignes rien de ce que l'on méprise ;

Nul haillon, Ribeira, par toi n'est rebuté :

Le vrai, toujours le vrai, c'est ta seule devise !


Et tu sais revêtir d'une étrange beauté

Ces trois monstres abjects, effroi de l'art antique,

La Douleur, la Misère et la Caducité.


Pour toi, pas d'Apollon, pas de Vénus pudique ;

Tu n'admets pas un seul de ces beaux rêves blancs

Taillés dans le paros ou dans le pentélique.


Il te faut des sujets sombres et violents

Où l'ange des douleurs vide ses noirs calices,

Où la hache s'émousse aux billots ruisselants.


Tu sembles enivré par le vin des supplices,

Comme un César romain dans sa pourpre insulté,

Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.


Avec quelle furie et quelle volupté

Tu retournes la peau du martyr qu'on écorche,

Pour nous en faire voir l'envers ensanglanté !


Aux pieds des patients comme tu mets la torche !

Dans le flanc de Caton comme tu fais crier

La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !


D'où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ?

Quelle dent t'a mordu, qui te donne la rage,

Pour tordre ainsi l'espèce humaine et la broyer ?


Que t'a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage,

Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ?

Pour tant de sang versé quel était donc l'outrage ?


Ce martyr, c'est le corps d'un rival abattu ;

Et ce n'est pas toujours au cœur de Prométhée

Que fouille l'aigle fauve avec son bec pointu.


De quelle ambition du ciel précipitée,

De quel espoir traîné par des coursiers sans frein,

Ton âme de démon était-elle agitée ?


Qu'avais-tu donc perdu pour être si chagrin ?

De quels amours tournés se composaient tes haines,

Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?


Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ;

Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ;

Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.


Un jour, las de l'horrible et des noires couleurs,

Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige,

Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,


Des nymphes dans les bois que le satyre assiège,

Des amours endormis sur un sein frémissant,

Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;


Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang,

Et quand du haut des cieux apportant l'auréole,

Sur le front de tes saints l'ange de Dieu descend,


En détournant les yeux, il la pose et s'envole !
I

Vraiment, c'est bête, ces églises des villages
Où quinze laids marmots encrassant les piliers
Écoutent, grasseyant les divins babillages,
Un noir grotesque dont fermentent les souliers :
Mais le soleil éveille, à travers des feuillages,
Les vieilles couleurs des vitraux irréguliers.

La pierre sent toujours la terre maternelle.
Vous verrez des monceaux de ces cailloux terreux
Dans la campagne en rut qui frémit solennelle
Portant près des blés lourds, dans les sentiers ocreux,
Ces arbrisseaux brûlés où bleuit la prunelle,
Des noeuds de mûriers noirs et de rosiers fuireux.

Tous les cent ans on rend ces granges respectables
Par un badigeon d'eau bleue et de lait caillé :
Si des mysticités grotesques sont notables
Près de la Notre-Dame ou du Saint empaillé,
Des mouches sentant bon l'auberge et les étables
Se gorgent de cire au plancher ensoleillé.

L'enfant se doit surtout à la maison, famille
Des soins naïfs, des bons travaux abrutissants ;
Ils sortent, oubliant que la peau leur fourmille
Où le Prêtre du Christ plaqua ses doigts puissants.
On paie au Prêtre un toit ombré d'une charmille
Pour qu'il laisse au soleil tous ces fronts brunissants.

Le premier habit noir, le plus beau jour de tartes,
Sous le Napoléon ou le Petit Tambour
Quelque enluminure où les Josephs et les Marthes
Tirent la langue avec un excessif amour
Et que joindront, au jour de science, deux cartes,
Ces seuls doux souvenirs lui restent du grand Jour.
Les filles vont toujours à l'église, contentes
De s'entendre appeler garces par les garçons
Qui font du genre après messe ou vêpres chantantes.
Eux qui sont destinés au chic des garnisons
Ils narguent au café les maisons importantes,
Blousés neuf, et gueulant d'effroyables chansons.

Cependant le Curé choisit pour les enfances
Des dessins ; dans son clos, les vêpres dites, quand
L'air s'emplit du lointain nasillement des danses,
Il se sent, en dépit des célestes défenses,
Les doigts de pied ravis et le mollet marquant ;
- La Nuit vient, noir pirate aux cieux d'or débarquant.

II

Le Prêtre a distingué parmi les catéchistes,
Congrégés des Faubourgs ou des Riches Quartiers,
Cette petite fille inconnue, aux yeux tristes,
Front jaune. Les parents semblent de doux portiers.
" Au grand Jour le marquant parmi les Catéchistes,
Dieu fera sur ce front neiger ses bénitiers. "

III

La veille du grand Jour l'enfant se fait malade.
Mieux qu'à l'Église haute aux funèbres rumeurs,
D'abord le frisson vient, - le lit n'étant pas fade -
Un frisson surhumain qui retourne : " Je meurs... "

Et, comme un vol d'amour fait à ses soeurs stupides,
Elle compte, abattue et les mains sur son coeur
Les Anges, les Jésus et ses Vierges nitides
Et, calmement, son âme a bu tout son vainqueur.

Adonaï !... - Dans les terminaisons latines,
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !

- Pour ses virginités présentes et futures
Elle mord aux fraîcheurs de ta Rémission,
Mais plus que les lys d'eau, plus que les confitures,
Tes pardons sont glacés, à Reine de Sion !
IV

Puis la Vierge n'est plus que la vierge du livre.
Les mystiques élans se cassent quelquefois...
Et vient la pauvreté des images, que cuivre
L'ennui, l'enluminure atroce et les vieux bois ;

Des curiosités vaguement impudiques
Épouvantent le rêve aux chastes bleuités
Qui s'est surpris autour des célestes tuniques,
Du linge dont Jésus voile ses nudités.

Elle veut, elle veut, pourtant, l'âme en détresse,
Le front dans l'oreiller creusé par les cris sourds,
Prolonger les éclairs suprêmes de tendresse,
Et bave... - L'ombre emplit les maisons et les cours.

Et l'enfant ne peut plus. Elle s'agite, cambre
Les reins et d'une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu...

V

À son réveil, - minuit, - la fenêtre était blanche.
Devant le sommeil bleu des rideaux illunés,
La vision la prit des candeurs du dimanche ;
Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez,

Et se sentant bien chaste et pleine de faiblesse
Pour savourer en Dieu son amour revenant,
Elle eut soif de la nuit où s'exalte et s'abaisse
Le coeur, sous l'oeil des cieux doux, en les devinant ;

De la nuit, Vierge-Mère impalpable, qui baigne
Tous les jeunes émois de ses silences gris ;
EIIe eut soif de la nuit forte où le coeur qui saigne
Ecoule sans témoin sa révolte sans cris.

Et faisant la victime et la petite épouse,
Son étoile la vit, une chandelle aux doigts,
Descendre dans la cour où séchait une blouse,
Spectre blanc, et lever les spectres noirs des toits.

VI

Elle passa sa nuit sainte dans les latrines.
Vers la chandelle, aux trous du toit coulait l'air blanc,
Et quelque vigne folle aux noirceurs purpurines,
En deçà d'une cour voisine s'écroulant.

La lucarne faisait un coeur de lueur vive
Dans la cour où les cieux bas plaquaient d'ors vermeils
Les vitres ; les pavés puant l'eau de lessive
Soufraient l'ombre des murs bondés de noirs sommeils.

VII

Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes,
Et ce qu'il lui viendra de haine, à sales fous
Dont le travail divin déforme encor les mondes,
Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux ?

VIII

Et quand, ayant rentré tous ses noeuds d'hystéries,
Elle verra, sous les tristesses du bonheur,
L'amant rêver au blanc million des Maries,
Au matin de la nuit d'amour avec douleur :

" Sais-tu que je t'ai fait mourir ? J'ai pris ta bouche,
Ton coeur, tout ce qu'on a, tout ce que vous avez ;
Et moi, je suis malade : Oh ! je veux qu'on me couche
Parmi les Morts des eaux nocturnes abreuvés !

" J'étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines.
Il me bonda jusqu'à la gorge de dégoûts !
Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines
Et je me laissais faire... ah ! va, c'est bon pour vous,

" Hommes ! qui songez peu que la plus amoureuse
Est, sous sa conscience aux ignobles terreurs,
La plus prostituée et la plus douloureuse,
Et que tous nos élans vers vous sont des erreurs !

" Car ma Communion première est bien passée.
Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :
Et mon coeur et ma chair par ta chair embrassée
Fourmillent du baiser putride de Jésus ! "

IX

Alors l'âme pourrie et l'âme désolée
Sentiront ruisseler tes malédictions.
- Ils auront couché sur ta Haine inviolée,
Échappés, pour la mort, des justes passions.

Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur
Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,
Ou renversés, les fronts des femmes de douleur.
Les criminels parfois ne sont pas les méchants,
Mais ceux qui n'ont jamais pu connaître en leur vie
Ni le libre bonheur des bêtes dans les champs,
Ni la sécurité de la règle suivie.

Que d'amour ténébreux sans lit et sans foyer !
Que de coussins foulés en hâte dans les bouges !
Que de fiacres errants honteux de déployer
Par des jours sans soleil leurs sales rideaux rouges !

Tous ces couples maudits, affolés de désir,
Après l'atroce attente (ô la pire des fièvres !),
Dévorent avec rage un lambeau de plaisir
Que le moindre hasard dispute au feu des lèvres ;

Car tous ont attendu de longs jours, de longs mois,
Pour ne faire, un instant, qu'une chair et qu'une âme,
Au milieu des terreurs, sous l'œil fixe des lois,
Dans un baiser qui pleure et cependant infâme...
Un jour, maigre et sentant un royal appétit,
Un singe d'une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d'être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits !
Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines
Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines,
Egorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n'es qu'un singe !

Jersey, le 6 novembre 1852.
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Le dimanche, au salon, pêle-mêle se rue
Des bourgeois ébahis la bizarre cohue
Qui s'en vient, chaque année, à la foire des arts,
Vainement amuser ses aveugles regards.

Ainsi devant le beau, dont il ne s'émeut guère,
L'obscur faiseur de gloire appelé le vulgaire
Va, la bouche béante et l'œil vide, pareil
À des flots de moutons bêlant vers le soleil.

Là, cependant, un homme au front lourd de pensée,
Maigre, sous un manteau dont la trame est usée,
Dans un coin du jardin, debout, songe à l'écart.
Les bras croisés, il fixe un douloureux regard

Sur les marbres dressés le long des plates-bandes.
Le malheureux ! Il sent ses blessures plus grandes,
Et plus épaisse l'ombre où ses maux l'on fait choir ;
Car lui-même autrefois, maniant l'ébauchoir,

Il eut les rêves blancs et bleus du statuaire.
Mais bientôt l'indigence a mis un froid suaire
Sur son ardent espoir et son haut idéal ;
Et d'autres ont grandi dont il était rival.

Les eût-il égalés ? Peut-être. Mais qu'importe !
Ô maîtres que la gloire incite et réconforte,
Nés avec un front riche et des doigts inspirés,
Ayez pitié de ceux qui vous ont admirés,

Hélas ! Et tant aimés qu'ils ne pouvaient plus vivre
Sans risquer l'aventure atroce de vous suivre !
Maîtres, c'est en comptant leurs blessés et leurs morts
Que le vulgaire apprend combien vous êtes forts.

Cependant qu'aux pays sereins de l'harmonie
Vous voguez largement sous le vent du génie,
Ils tombent, les yeux pleins du ciel où vous planez,
Sur le pavé brutal des artistes damnés.

Celui-là comme vous a connu le délice
D'arrondir savamment une poitrine lisse
Sous la caresse lente et chaste de ses mains,
De suivre avec respect des profils surhumains

Pressentis dans le masque indécis de l'ébauche ;
Et nul n'a plus que lui, modelant le sein gauche,
Frémi d'aise et d'orgueil en y sentant un cœur.
Mais à ce jeu des dieux il ne fut pas vainqueur ;

Il n'avait rien : le pauvre a dû tuer l'artiste.
Après l'heure d'ivresse il vient une heure triste,
Celle où la jeune épouse, au fond de l'atelier,
Soucieuse du pain que l'art fait oublier,

Regarde tour à tour ses enfants qui pâlissent
Et le bloc que les mains de leur père embellissent,
Et, maudissant la glaise en sa stérilité,
Songe au fumier fécond du champ qu'elle a quitté.

Ah ! D'un travail sans fruit la cuisante amertume,
Le sarcasme ignorant des critiques de plume,
L'envie ou le dédain des rivaux de métier,
Ces maux trempent le cœur et le laissent entier !

Mais lire dans les yeux de la femme qu'on aime
Un reproche muet où l'on sent un blasphème,
Apprendre qu'on est fou, traître, et s'apercevoir
Qu'en s'élevant on laisse à ses pieds son devoir !

Il a fui l'atelier. Le pauvre homme héroïque
Compte l'argent d'un autre au fond d'une boutique.
Son poing de créateur, fait pour le marbre altier,
Trace des chiffres vils sur un obscur papier.

Encore s'il pouvait, à force de descendre,
S'abrutir, consumer son cœur jusqu'à la cendre,
Et, bien mort, s'allonger dans sa tombe d'oubli !
Mais le feu qu'il étouffe est mal enseveli.

Une pierre le suit qui veut être statue :
S'il ne l'anime pas, c'est elle qui le tue.
Sollicitant ses doigts par de lointains appels,
Elle passe et prend forme en des songes cruels ;

Et la forme palpite et, vaguement parfaite,
Murmure : « Tu m'as vue et tu ne m'as pas faite ! »
À son heure elle vient comme un remords fatal,
Et tout, jusqu'au comptoir, lui sert de piédestal.

C'est elle ! Sa vénus dans le chagrin rêvée,
Qui tous les ans ici, belle, noble, achevée,
L'entraîne, et, prenant place entre toutes ses sœurs,
Dompte enfin l'œil jaloux et dur des connaisseurs !

Elle triomphe ! Et lui, l'univers le renomme,
Il monte, il sent déjà, presque un dieu, plus qu'un homme,
Le frisson glorieux des lauriers sur son front !
Mais l'extase est fragile et le réveil est prompt.

Quelle chute profonde alors ! Comme il mesure
Tout à coup, d'une vue impitoyable et sûre,
Les degrés infinis de la gloire au néant !
Comme il se voit petit pour s'être vu géant !

Il pleure. Mais l'épouse, attentive et sévère,
Le voyant défaillir et songeant qu'elle est mère,
Vient, lui parle, le prend par la main, par l'habit,
Le tire en le grondant : « Je te l'avais bien dit :

Te voilà pour un mois pâle et mélancolique ! »
Puis, par mainte raison banale et sans réplique,
Irritant l'aiguillon de son tourment divin,
L'arrache à l'idéal comme l'ivrogne au vin.
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au **** leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Che diremo stanotte all'amico che dorme?
La parola più tenue ci sale alle labbra
dalla pena più atroce. Guarderemo l'amico,
le sue inutili labbra che non dicono nulla,
parleremo sommesso.
La notte avrà il volto
dell'antico dolore che riemerge ogni sera
impassibile e vivo. Il remoto silenzio
soffrirà come un'anima, muto, nel buio.
Parleremo alla notte che fiata sommessa.

Udiremo gli istanti stillare nel buio
al di là delle cose, nell'ansia dell'alba,
che verrà d'improvviso incidendo le cose
contro il morto silenzio. L'inutile luce
svelerà il volto assorto del giorno. Gli istanti
taceranno. E le cose parleranno sommesso.
Che diremo stanotte all'amico che dorme?
La parola più tenue ci sale alle labbra
dalla pena più atroce. Guarderemo l'amico,
le sue inutili labbra che non dicono nulla,
parleremo sommesso.
La notte avrà il volto
dell'antico dolore che riemerge ogni sera
impassibile e vivo. Il remoto silenzio
soffrirà come un'anima, muto, nel buio.
Parleremo alla notte che fiata sommessa.

Udiremo gli istanti stillare nel buio
al di là delle cose, nell'ansia dell'alba,
che verrà d'improvviso incidendo le cose
contro il morto silenzio. L'inutile luce
svelerà il volto assorto del giorno. Gli istanti
taceranno. E le cose parleranno sommesso.
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.
Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
Me prirent : "Tu veux voir rutiler les bolides ?
Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?

"Par des farces de nuit ton front est épié,
Ô juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
La bouche dans ton drap doucement expié ;
Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
Dis : Frère, va plus ****, je suis estropié !"

Et le juste restait debout, dans l'épouvante
Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
"Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
Ô Vieillard ? Pèlerin sacré ! barde d'Armor !
Pleureur des Oliviers ! main que la pitié gante !

"Barbe de la famille et poing de la cité,
Croyant très doux : ô coeur tombé dans les calices,
Majestés et vertus, amour et cécité,
Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !

"Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
Je suis maudit, tu sais ! je suis soûl, fou, livide,
Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
Juste ! je ne veux rien à ton cerveau torpide.

"C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !
C'est vrai que ta tendresse et ta raison sereines
Reniflent dans la nuit comme des cétacés,
Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
Sur d'effroyables becs-de-cane fracassés !

"Et c'est toi l'oeil de Dieu ! le lâche ! Quand les plantes
Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !
Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes !"

J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
- Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui,

Cependant que silencieux sous les pilastres
D'azur, allongeant les comètes et les noeuds
D'univers, remuement énorme sans désastres,
L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
Et de sa drague en feu laisse filer les astres !

Ah ! qu'il s'en aille, lui, la gorge cravatée
De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
Comme le sucre sur la denture gâtée.
- Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.

Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
- J'exècre tous ces yeux de Chinois à bedaines,
Puis qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !
Ce siècle a la forme
D'un monstrueux char.
Sa croissance énorme
Sous un nain césar,

Son air de prodige,
Sa gloire qui ment,
Mêlent le vertige
À l'écrasement.

Louvois pour ministre,
Scarron pour griffon,
C'est un chant sinistre
Sur un air bouffon.

Sur sa double roue
Le grand char descend ;
L'une est dans la boue,
L'autre est dans le sang.

La Mort au carrosse
Attelle, - où va-t-il ? -
Lavrillière atroce,
Roquelaure vil.

Comme un geai dans l'arbre,
Le roi s'y tient fier ;
Son coeur est de marbre,
Son ventre est de chair.

On a, pour sa nuque
Et son front vermeil,
Fait une perruque
Avec le soleil.

Il règne et végète,
Effrayant zéro
Sur qui se projette
L'ombre du bourreau.

Ce trône est la tombe ;
Et sur le pavé
Quelque chose en tombe
Qu'on n'a point lavé.
Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu ne bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux.

Je crains toujours, - ce qu'est d'attendre !
Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal,
Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal
Que juste assez pour dire : " assez " aux fureurs mâles.

Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix ! Matinal
Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,
Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles !...

Hommes durs ! Vie atroce et laide d'ici-bas !
Ah ! que du moins, **** des baisers et des combats,
Quelque chose demeure un peu sur la montagne,

Quelque chose du coeur enfantin et subtil,
Bonté, respect ! Car, qu'est-ce qui nous accompagne
Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il ?

— The End —