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Il avait l'âme aride et vaine de sa mère,
L'œil froid du dieu voleur qui marche à reculons ;
Il promenait sa grâce, insouciante, altière,
Et les nymphes disaient : « Quel marbre nous aimons ! »

Un jour que cet enfant d'Hermès et d'Aphrodite
Méprisait Salmacis, nymphe du mont Ida,
La vierge, l'embrassant d'une étreinte subite,
Pénétra son beau corps si bien qu'elle y resta !

De surprise et d'horreur ses divines compagnes,
Qui dans cet être unique en reconnaissaient deux,
Comme un sphinx égaré dans leurs chastes montagnes,
Fuyaient ce double faune au visage douteux.

La volupté souffrait dans sa prunelle étrange,
Il faisait des serments d'une hésitante voix ;
L'amour et le dédain par un hideux mélange
Dans son vague sourire étaient peints à la fois.

Son inutile sein n'offrait ni lait ni flamme ;
En s'y posant, l'oreille, hélas ! eût découvert
Un cœur d'homme où chantait un pauvre cœur de femme,
Comme un oiseau perdu dans un temple désert.

Ô symbole effrayant de ces unions louches
Où l'un des deux amants, sans joie et sans désir,
Fuit le regard de l'autre ; où l'une des deux bouches
En goûtant les baisers sent l'autre les subir !
Sonnet.


Durant que je vivais, ainsi qu'en plein désert,
Dans le rêve, insultant la race qui travaille,
Comme un lâche ouvrier ne faisant rien qui vaille
S'enivre et ne sait plus à quoi l'outil lui sert,

Un soupir, né du mal autour de moi souffert,
M'est venu des cités et des champs de bataille,
Poussé par l'orphelin, le pauvre sur la paille,
Et le soldat tombé qui sent son cœur ouvert.

Ah ! parmi les douleurs, qui dresse en paix sa tente,
D'un bonheur sans rayons jouit et se contente,
Stoïque impitoyable en sa sérénité ?

Je ne puis : ce soupir m'obsède comme un blâme,
Quelque chose de l'homme a traversé mon âme,
Et j'ai tous les soucis de la fraternité.
Sonnet.


J'ai salué le jour dès avant mon réveil ;
Il colorait déjà ma pesante paupière,
Et je dormais encor, mais sa rougeur première
A visité mon âme à travers le sommeil.

Pendant que je gisais immobile, pareil
Aux morts sereins sculptés sur les tombeaux de pierre,
Sous mon front se levaient des pensers de lumière,
Et, sans ouvrir les yeux, j'étais plein de soleil.

Le frais et pur salut des oiseaux à l'aurore,
Confusément perçu, rendait mon cœur sonore,
Et j'étais embaumé d'invisibles lilas.

Hors du néant, mais **** des secousses du monde,
Un moment j'ai connu cette douceur profonde
De vivre sans dormir tout en ne veillant pas.
Ici-bas tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts ;
Je rêve aux étés qui demeurent
Toujours...

Ici-bas les lèvres effleurent
Sans rien laisser de leur velours ;
Je rêve aux baisers qui demeurent
Toujours...

Ici-bas tous les hommes pleurent
Leurs amitiés ou leurs amours ;
Je rêve aux couples qui demeurent
Toujours...
Sonnet.


Vous me donniez le bras, nous causions seuls tous deux,
Et les cœurs de vingt ans se font signe bien vite ;
J'en suis encore ému, fille blonde aux yeux bleus ;
Mais vous souviendrez-vous de ma courte visite ?

Hélas ! se souvient-on d'un souffle parasite
Qui n'a fait que passer pour baiser les cheveux,
Du flot où l'on se mire, et de la marguerite
Confidente éphémère où s'effeuillent les vœux ?

Une image en mon cœur peut périr effacée,
Mais non pas tout entière ; elle y devient pensée.
Je garde la douceur de vos traits disparus.

Que je me suis souvent éloigné, l'œil humide,
Avec l'adieu glacé d'une vierge timide
Que je chéris toujours et ne reverrai plus !
Sonnet.


Pour elle désormais je veux être si bon,
Si bon, qu'elle se sache aveuglément chérie ;
Je ne lui dirai plus : « Il faut, » mais : « Je t'en prie... »
Et je prendrai les torts, lui laissant le pardon.

Mais quel âpre murmure au fond de moi dit : « Non ! »
Contre un servile amour toute ma fierté crie.
Non ! je veux qu'étant mienne, à ma guise pétrie,
Ce soit elle, et non moi, qui craigne l'abandon.

Tantôt je lui découvre en entier ma faiblesse,
Tantôt, rebelle injuste et jaloux, je la blesse
Et je sens dans mon cœur sourdre la cruauté.

Elle ne comprend pas, et je lui semble infâme.
Oh ! que je serais doux si tu n'étais qu'une âme !
Ce qui me rend méchant, vois-tu, c'est ta beauté.
Deux voix s'élèvent tour à tour
Des profondeurs troubles de l'âme :
La raison blasphème, et l'amour
Rêve un dieu juste et le proclame.

Panthéiste, athée ou chrétien,
Tu connais leurs luttes obscures ;
C'est mon martyre, et c'est le tien,
De vivre avec ces deux murmures.

L'intelligence dit au cœur :
« Le monde n'a pas un bon père.
Vois, le mal est partout vainqueur. »
Le cœur dit : « Je crois et j'espère.

« Espère, ô ma sœur, crois un peu :
C'est à force d'aimer qu'on trouve ;
Je suis immortel, je sens Dieu. »
- L'intelligence lui dit : « Prouve ! »
Sonnet.


C'était une amitié simple et pourtant secrète :
J'avais sur sa parure un fraternel pouvoir,
Et quand au seuil d'un bal nous nous trouvions le soir,
J'aimais à l'arrêter devant moi tout prête.

Elle abattait sa jupe en renversant la tête,
Et consultait mes yeux comme un dernier miroir,
Puis elle me glissait un furtif : « Au revoir ! »
Et belle, en souveraine, elle entrait dans la fête.

Je l'y suivais bientôt. Sur un signe connu,
Parmi les mendiants que sa malice affame,
Je m'avançais vers elle et, modeste, ingénu :

« Vous m'avez accordé cette valse, madame ? »
J'avais l'air de prier n'importe quelle femme,
Elle me disait : « Oui », comme au premier venu.
Des saisons la plus désirée
Et la plus rapide, ô printemps,
Qu'elle m'est longue, ta durée !
Tu possèdes mon adorée,
Et je l'attends !

Ton azur ne me sourit guère,
C'est en hiver que je la vois ;
Et cette douceur éphémère,
Je ne l'ai dans l'année entière
Rien qu'une fois.

Mon bonheur n'est qu'une étincelle
Volée au bal dans un coup d'œil :
L'hiver passe, et je vis sans elle ;
C'est pourquoi, fête universelle,
Tu m'es un deuil.

J'ai peur de toi quand je la quitte :
Je crains qu'une fleur d'oranger,
Tombant sur son cœur, ne l'invite
À consulter la marguerite,
Et quel danger !

Ce cœur qui ne sait rien encore,
Couvé par tes tendres chaleurs,
Devine et pressent son aurore ;
Il s'ouvre à toi qui fais éclore
Toutes les fleurs.

Ton souffle l'étonne, elle écoute
Les conseils embaumés de l'air ;
C'est l'air de mai que je redoute,
Je sens que je la perdrai toute
Avant l'hiver.
Je ne dois plus la voir jamais,
Mais je vais voir souvent sa mère ;
C'est ma joie, et c'est la dernière,
De respirer où je l'aimais.

Je goûte un peu de sa présence
Dans l'air que sa voix ébranla ;
Il me semble que parler là,
C'est parler d'elle à qui je pense.

Nulle autre chose que ses traits
N'y fixait mon regard avide ;
Mais, depuis que sa chambre est vide,
Que de trésors j'y baiserais !

Le miroir, le livre, l'aiguille,
Et le bénitier près du lit...
Un sommeil léger te remplit,
Ô chambre de la jeune fille !

Quand je regarde bien ces lieux,
Nous y sommes encore ensemble ;
Sa mère parfois lui ressemble
À m'arracher les pleurs des yeux.

Peut-être la croyez-vous morte ?
Non. Le jour où j'ai pris son deuil,
Je n'ai vu de **** ni cercueil
Ni drap tendu devant sa porte.
On connaît toujours trop les causes de sa peine,
Mais on cherche parfois celles de son plaisir ;
Je m'éveille parfois l'âme toute sereine,
Sous un charme étranger que je ne peux saisir.

Un ciel rose envahit mon être et ma demeure,
J'aime tout l'univers, et, sans savoir pourquoi,
Je rayonne. Cela ne dure pas une heure,
Et je sens refluer les ténèbres en moi.

D'où viennent ces lueurs de joie instantanées,
Ces paradis ouverts qu'on ne fait qu'entrevoir,
Ces étoiles sans noms dans la nuit des années,
Qui filent en laissant le fond du cœur plus noir ?

Est-ce un avril ancien dont l'azur se rallume,
Printemps qui renaîtrait de la cendre des jours
Comme un feu mort jetant une clarté posthume ?
Est-ce un présage heureux des futures amours ?

Non. Ce mystérieux et rapide sillage
N'a rien du souvenir ni du pressentiment ;
C'est peut-être un bonheur égaré qui voyage
Et, se trompant de cœur, ne nous luit qu'un moment.
Nous recevions sa visite assidue ;
J'étais enfant. Jours lointains ! Depuis lors
La porte est close et la maison vendue :
Les foyers vendus sont des morts.

Quand j'entendais son pas de demoiselle,
Adieu mes jeux ! Courant sur son chemin,
J'allais, les yeux levés tout grands vers elle,
Glisser ma tête sous sa main.

Et quelle joie inquiète et profonde
Si je sentais une caresse au front !
Cette main-là, pas de lèvres au monde
En douceur ne l'égaleront.

Je me souviens de mes tendresses vagues,
Des aveux fous que je jurais d'oser,
Lorsque, tout bas, rien qu'aux chatons des bagues
Je risquais un fuyant baiser.

Elle a passé, bouclant ma chevelure,
Prenant ma vie ; et, comme inoccupés,
Ses doigts m'ont fait une étrange brûlure,
Par l'âge de mon cœur trompés.

Comme l'aurore étonne la prunelle,
L'éveille à peine, et c'est déjà le jour :
Ainsi la grâce au cœur naissant nouvelle
L'émeut, et c'est déjà l'amour.
Sonnet.


Pendant avril et mai, qui sont les plus doux mois,
Les couples, enchantés par l'éther frais et rose,
Ont ressenti l'amour comme une apothéose ;
Ils cherchent maintenant l'ombre et la paix des bois.

Ils rêvent, étendus sans mouvement, sans voix ;
Les cœurs désaltérés font ensemble une pause,
Se rappelant l'aveu dont un lilas fut cause
Et le bonheur tremblant qu'on ne sent pas deux fois.

Lors le soleil riait sous une fine écharpe,
Et, comme un papillon dans les fils d'une harpe,
Dans ses rayons encore un peu de neige errait.

Mais aujourd'hui ses feux tombent déjà torrides,
Un orageux silence emplit le ciel sans rides,
Et l'amour exaucé couve un premier regret.
Splendeur excessive, implacable,
Ô beauté, que tu me fais mal !
Ton essence incommunicable,
Au lieu de m'assouvir, m'accable :
On n'absorbe pas l'idéal.

L'éternel féminin m'attire,
Mais je ne sais comment l'aimer.
Beauté, te voir n'est qu'un martyre,
Te désirer n'est qu'un délire,
Tu n'offres que pour affamer !

Je porte envie au statuaire
Qui t'admire sans âcre amour,
Comme sur le lit mortuaire
Un corps de vierge, où le suaire
Sanctifie un parfait contour.

Il voit, comme de blanches ailes
S'abattant sur un colombier,
Les formes des vivants modèles,
À l'appel du ciseau fidèles,
Couvrir le marbre familier ;

Il les choisit, il les assemble,
Tel qu'un lutteur, toujours debout,
Et quand l'ébauche te ressemble,
D'aucun désir sa main ne tremble,
Car il est ton prêtre avant tout.

Calme, la prunelle épurée
Au soleil austère de l'art,
Dans la pierre transfigurée
Il juge l'œuvre et sa durée,
D'un incorruptible regard ;

Mais, quand malgré soi l'on regarde
Une femme en ce spectre blanc,
À lui parler l'on se hasarde,
Et bientôt, sans y prendre garde,
Dans la pierre on coule du sang !

On appuie, en rêve, sur elle
Les lèvres pour les apaiser,
Mais, amante surnaturelle,
Tu dédaignes cet amant frêle,
Tu ne lui rends pas son baiser.

Et vainement, pour fuir ta face,
On veut faire en ses yeux la nuit :
Les yeux t'aiment et, quoi qu'on fasse,
Nulle obscurité n'en efface
L'éblouissement qui les suit.

En vain le cœur frustré s'attache
À des visages plus cléments :
Comme une lumineuse tache,
Ta vive image les lui cache,
Dressée entre les deux amants.

Tu règnes sur qui t'a comprise,
Seule et hors de comparaison ;
Pour l'âme de ton joug éprise
Tout autre amour n'est que méprise
Qui dégénère en trahison.

Celles qu'on aime, on les désole,
Car, mentant même à leurs genoux,
Sans le vouloir on les immole
À toi, la souveraine idole
Invisible à leurs yeux jaloux.

Seul il sent, l'homme qui te crée,
Tes maléfices s'amortir ;
Sa compagne au foyer t'agrée
Comme une étrangère sacrée
Qui ne l'en fera point sortir.

L'artiste impose pour hôtesse,
Dans son cœur comme dans ses yeux,
L'humble mortelle à la déesse,
Vouant à l'une sa tendresse,
À l'autre un culte glorieux !

Jamais ton éclat ne l'embrase :
T'enveloppant, pour te saisir,
D'une rigide et froide gaze,
Il n'a de l'amour que l'extase,
Amoureux sauvé du désir !
Au temps où les plaines sont vertes,
Où le ciel dore les chemins,
Où la grâce des fleurs ouvertes
Tente les lèvres et les mains,

Au mois de mai, sur sa fenêtre,
Un jeune homme avait un rosier ;
Il y laissait les roses naître
Sans les voir ni s'en soucier ;

Et les femmes qui d'aventure
Passaient près du bel arbrisseau,
En se jouant, pour leur ceinture
Pillaient les fleurs du jouvenceau.

Sous leurs doigts, d'un précoce automne
Mourait l'arbuste dévasté ;
Il perdit toute sa couronne,
Et la fenêtre sa gaîté ;

Si bien qu'un jour, de porte en porte,
Le jeune homme frappa, criant :
« Qu'une de vous me la rapporte,
La fleur qu'elle a prise en riant ! »

Mais les portes demeuraient closes.
Une à la fin pourtant s'ouvrit :
« Ah ! Viens, dit en montrant des roses
Une vierge qui lui sourit ;

Je n'ai rien pris pour ma parure ;
Mais sauvant le dernier rameau,
Vois ! J'en ai fait cette bouture,
Pour te le rendre un jour plus beau. »
Ceux qui tiennent le soc, la truelle ou la lime,
Sont plus heureux que vous, enfants de l'art sublime !
Chaque jour les vient secourir
Dans leurs quotidiennes misères ;
Mais vous, les travailleurs pensifs aux mains légères,
Vos ouvrages vous font mourir.
L'austère paysan laboure pour les autres,
Et ses rudes travaux sont pires que les vôtres ;
Mais il retient, pour se nourrir,
Sa part des gerbes étrangères ;
Vous qui chantez, tressant des guirlandes légères,
Les moissons vous laissent mourir.
Le rouge forgeron, dans la nuit de sa forge,
Sue au brasier brûlant qui lui sèche la gorge ;
Mais il boit, sans les voir tarir,
Les petits vins dans les gros verres ;
Et vous qui ciselez l'or des coupes légères,
Les celliers vous laissent mourir.
Le pâle tisserand, courbé devant ses toiles,
Ne contemple jamais l'azur ni les étoiles ;
Mais il parvient à se couvrir,
La froidure ne l'atteint guères ;
Vous qui tramez le rêve en dentelles légères,
Les longs hivers vous font mourir.
L'audacieux maçon qui, d'étage en étage,
Suspend sa vie au mince et frêle échafaudage
À bien des dangers à courir ;
Mais ses fils auront des chaumières ;
Vous qui dressez vers Dieu des échelles légères,
Sans foyer vous devez mourir.
Tous vaincus, mais en paix avec la destinée,
Aux approches du soir, la tâche terminée,
Reviennent aimer sans souffrir
Près des robustes ménagères ;
Vous qui poursuivez l'âme aux caresses légères,
Les tendresses vous font mourir.
Femme, cette colombe au col rose et mouvant,
Que ta bouche entr'ouverte baise,
Ne l'avait pas sentie humecter si souvent
Son bec léger qui vibre d'aise.

Elle n'avait jamais reçu de toi tout bas
Les noms émus que tu lui donnes,
Ni jamais de tes doigts, à l'heure des repas,
Vu pleuvoir des graines si bonnes.

Elle n'avait jamais senti ton cœur frémir
Au vivant toucher de son aile,
Ni ses plumes trembler sous ton jeune soupir,
Ni tes larmes rouler sur elle.

Tu la laissais languir captive dans l'osier,
Et vainement d'un sanglot tendre,
D'un sanglot suppliant elle enflait son gosier :
Tu ne daignais jamais l'entendre.

Jamais les fleurs du vase où rêve le printemps
Ne furent si bien arrosées ;
Jamais, sur le lis pur et grave, si longtemps
Tes lèvres ne s'étaient posées.

Quel ancien souvenir ou quel récent amour,
Quel berceau, femme, ou quelle tombe,
A fait naître en ton cœur ce suprême retour
Vers ton lit et vers ta colombe ?
Sonnet.


Un de mes grands péchés me suivait pas à pas,
Se plaignant de vieillir dans un lâche mystère ;
Sous la dent du remords il ne se pouvait taire,
Et parlait haut tout seul quand je n'y veillais pas.

Voulant du lourd secret dont je me sentais las
Me soulager au sein d'un bon dépositaire,
J'ai, pour trouver la nuit, fait un trou dans la terre,
Et là j'ai confessé ma faute à Dieu, tout bas.

Heureux le meurtrier qu'absout la main d'un prêtre :
Il ne voit plus le sang épongé reparaître
À l'heure ténébreuse où le coup fut donné !

J'ai dit un moindre crime à l'oreille divine ;
Où je l'ai dit, la terre a fait croître une épine,
Et je n'ai jamais su si j'étais pardonné.
Sonnet.


Dans les verres épais du cabaret brutal,
Le vin bleu coule à flots et sans trêve à la ronde ;
Dans les calices fins plus rarement abonde
Un vin dont la clarté soit digne du cristal.

Enfin la coupe d'or du haut d'un piédestal
Attend, vide toujours, bien que large et profonde,
Un cru dont la noblesse à la sienne réponde :
On tremble d'en souiller l'ouvrage et le métal.

Plus le vase est grossier de forme et de matière,
Mieux il trouve à combler sa contenance entière,
Aux plus beaux seulement il n'est point de liqueur.

C'est ainsi : plus on vaut, plus fièrement on aime,
Et qui rêve pour soi la pureté suprême
D'aucun terrestre amour ne daigne emplir son cœur.
Sonnet.


Errante, elle demande aux enfants d'alentour
Une fleur qu'elle a vue un jour en Allemagne,
Frêle, petite et sombre, une fleur de montagne.
Au parfum pénétrant comme un aveu d'amour.

Elle a fait ce voyage, et depuis son retour
L'incurable langueur du souvenir la gagne :
Sans doute un charme étrange et mortel accompagne
Cette fleur qu'elle a vue en Allemagne un jour.

Elle dit qu'en baisant la corolle on devine
Un autre monde, un ciel, à son odeur divine,
Qu'on y sent l'âme heureuse et chère de quelqu'un.

Plusieurs s'en vont chercher la fleur qu'elle demande,
Mais cette plante est rare et l'Allemagne est grande ;
Cependant elle meurt du regret d'un parfum.
xÀ Maurice de Foucault.


Le soleil fut avant les yeux,
La terre fut avant les roses,
Le chaos avant toutes choses.
Ah ! que les éléments sont vieux
Sous leurs jeunes métamorphoses !

Toute jeunesse vient des morts :
C'est dans une funèbre pâte
Que, toujours, sans lenteur ni hâte,
Une main pétrit les beaux corps
Tandis qu'une autre main les gâte ;

Et le fond demeure pareil :
Que l'univers s'agite ou dorme,
Rien n'altère sa masse énorme ;
Ce qui périt, fleur ou soleil,
N'en est que la changeante forme.

Mais la forme, c'est le printemps :
Seule mouvante et seule belle,
Il n'est de nouveauté qu'en elle ;
C'est par les formes de vingt ans
Que rit la matière éternelle !

Ô vous, qui tenez enlacés
Les amoureux aux amoureuses,
Bras lisses, lèvres savoureuses,
Formes divines qui passez,
Désirables et douloureuses !

Vous ne laissez qu'un souvenir,
Un songe, une impalpable trace !
Si fortement qu'il vous embrasse,
L'Amour ne peut vous retenir :
Vous émigrez de race en race.

Époux des âmes, corps chéris,
Vous vous poussez, pareils aux fleuves ;
Vos grâces ne sont qu'un jour neuves,
Et les âmes sur vos débris
Gémissent, immortelles veuves.

Mais pourquoi vous donner ces pleurs ?
Les tombes, les saisons chagrines,
Entassent en vain des ruines
Sans briser le moule des fleurs,
Des fruits et des jeunes poitrines.

Pourquoi vous faire des adieux ?
Le même sang change d'artères,
Les filles ont les yeux des mères,
Et les fils le front des aïeux.
Non, vous n'êtes pas éphémères !

Vos modèles sont quelque part,
Ô formes que le temps dévore !
Plus pures vous brillez encore
Au paradis profond de l'art,
Où Platon pense et vous adore !
Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien ;
Faites que j'entende un peu d'harmonie,
Et je mourrai bien.

La musique apaise, enchante et délie
Des choses d'en bas :
Bercez ma douleur ; je vous en supplie,
Ne lui parlez pas.

Je suis las des mots, je suis las d'entendre
Ce qui peut mentir ;
J'aime mieux les sons qu'au lieu de comprendre
Je n'ai qu'à sentir ;

Une mélodie où l'âme se plonge
Et qui, sans effort,
Me fera passer du délire au songe,
Du songe à la mort.

Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien.
Pour allégement un peu d'harmonie
Me fera grand bien.

Vous irez chercher ma pauvre nourrice
Qui mène un troupeau,
Et vous lui direz que c'est mon caprice,
Au bord du tombeau,

D'entendre chanter tout bas, de sa bouche,
Un air d'autrefois,
Simple et monotone, un doux air qui touche
Avec peu de voix.

Vous la trouverez : les gens des chaumières
Vivent très longtemps,
Et je suis d'un monde où l'on ne vit guères
Plusieurs fois vingt ans.

Vous nous laisserez tous les deux ensemble :
Nos cœurs s'uniront ;
Elle chantera d'un accent qui tremble,
La main sur mon front.

Lors elle sera peut-être la seule
Qui m'aime toujours,
Et je m'en irai dans son chant d'aïeule
Vers mes premiers jours,

Pour ne pas sentir, à ma dernière heure,
Que mon cœur se fend,
Pour ne plus penser, pour que l'homme meure
Comme est né l'enfant.

Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien ;
Faites que j'entende un peu d'harmonie,
Et je mourrai bien.
C'est une grande allée à deux rangs de tilleuls.
Les enfants, en plein jour, n'osent y marcher seuls,
Tant elle est haute, large et sombre.
Il y fait froid l'été presque autant que l'hiver ;
On ne sait quel sommeil en appesantit l'air,
Ni quel deuil en épaissit l'ombre.

Les tilleuls sont anciens ; leurs feuillages pendants
Font muraille au dehors et font voûte au dedans,
Taillés selon leurs vieilles formes ;
L'écorce en noirs lambeaux quitte leurs troncs fendus ;
Ils ressemblent, les bras l'un vers l'autre tendus,
À des candélabres énormes ;

Mais en haut, feuille à feuille, ils composent leur nuit :
Par les jours de soleil pas un caillou ne luit
Dans le sable dur de l'allée,
Et par les jours de pluie à peine l'on entend
Le dôme vert bruire, et, d'instant en instant,
Tomber une goutte isolée.

Tout au fond, dans un temple en treillis dont le bois,
Par la mousse pourri, plie et rompt sous le poids
De la vigne vierge et du lierre,
Un amour malin rit, et de son doigt cassé
Désigne encore au **** les cœurs du temps passé
Qu'ont meurtris ses flèches de pierre.

À toute heure on sent là les mystères du soir :
Autour de la statue impassible on croit voir
Deux à deux voltiger des flammes.
L'esprit du souvenir pleure en paix dans ces lieux ;
C'est là que, malgré l'âge et les derniers adieux,
Se donnent rendez-vous les âmes,

Les âmes de tous ceux qui se sont aimés là,
De tous ceux qu'en avril le dieu jeune appela
Sous les roses de sa tonnelle ;
Et sans cesse vers lui montent ces pauvres morts ;
Ils viennent, n'ayant plus de lèvres comme alors,
S'unir sur sa bouche éternelle.
J'ai vu, tels que des morts réveillés par le glas,
Les moines, lampe en main, se ranger en silence,
Puis pousser, comme un vol de corbeaux qui s'élance,
Leurs noirs miserere qui plaisent au cœur las.

Le néant dans le cloître a sonné sous mes pas ;
J'ai connu la cellule, où le calme commence,
D'où le monde nous semble une mêlée immense
Dont le vain dénouement ne nous regarde pas.

La blancheur des grands murs m'a hanté comme un rêve ;
J'ai senti dans ma vie une ineffable trêve :
L'avant-goût du sépulcre a réjoui mes os.

Mais, adieu ! Le soldat court où le canon gronde :
Je retourne où j'entends la bataille du monde,
Sans pitié pour mon cœur affamé de repos.
Sonnet.


La Grande Ourse, archipel de l'océan sans bords,
Scintillait bien avant qu'elle fût regardée,
Bien avant qu'il errât des pâtres en Chaldée
Et que l'âme anxieuse eût habité les corps ;

D'innombrables vivants contemplent depuis lors
Sa lointaine lueur aveuglément dardée ;
Indifférente aux yeux qui l'auront obsédée,
La Grande Ourse luira sur le dernier des morts.

Tu n'as pas l'air chrétien, le croyant s'en étonne,
Ô figure fatale, exacte et monotone,
Pareille à sept clous d'or plantés sur un drap noir.

Ta précise lenteur et ta froide lumière
Déconcertent la foi : c'est toi qui la première
M'as fait examiner mes prières du soir.
Sonnet.


Pour une heure de joie unique et sans retour,
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie :
Quel homme, une heure au moins, n'est heureux à son tour ?

Une heure de soleil fait bénir tout le jour,
Et quand ta main serait tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts, qui n'ont plus même une nuit pour l'amour.

Ne te plains pas, tu vis ! Plus grand que misérable !
Et l'univers, jaloux de ton cœur vulnérable,
Achèterait la joie au même prix que lui ;

Pour la goûter, si peu que cette ivresse dure,
Les monts accepteraient l'éternelle froidure,
L'Océan l'insomnie, et les déserts l'ennui.
Femmes, vous blasphémez l'amour, quand d'aventure
Un seul rebelle insulte à votre royauté.
Ah ! C'est un pire affront qu'en silence elle endure,
La jeune fille à qui la marâtre nature
A dénié sa gloire et son droit : la beauté !

L'amour ne luit jamais dans l'œil qui la regarde ;
Elle pourrait quitter sa mère sans périls.
La laide ! On ne la voit jamais que par mégarde ;
Même contre un désir sa disgrâce la garde,
Pourquoi les jeunes gens l'accompagneraient-ils ?

Les jeunes gens sont fats, libertins et féroces.
La laide ! Pourquoi faire et qu'en ont-ils besoin ?
Ils la criblent entre eux de quolibets atroces,
Et c'est un collégien que, dans les bals de noces,
On charge de tirer cette enfant de son coin.

Pauvre fille ! Elle apprend que jeune elle est sans âge ;
Sœur des belles et née avec les mêmes vœux,
Elle a pour ennemi de son cœur son visage,
Et, tout au plus, parmi les compliments d'usage,
Un bon vieillard lui dit qu'elle a de beaux cheveux.

Depuis que j'ai souffert d'une forme charmante,
Je voudrais de mon mal près de toi me guérir,
Enfant qui sais aimer sans jamais être amante,
Ange qui n'es qu'une âme et n'as rien qui tourmente !
Pourquoi suis-je trop jeune encor pour te chérir ?
Il gît au fond de quelque armoire,
Ce vieil alphabet tout jauni,
Ma première leçon d'histoire,
Mon premier pas vers l'infini.

Toute la genèse y figure ;
Le lion, l'ours et l'éléphant ;
Du monde la grandeur obscure
Y troublait mon âme d'enfant.

Sur chaque bête un mot énorme
Et d'un sens toujours inconnu,
Posait l'énigme de sa forme
À mon désespoir ingénu.

Ah ! Dans ce long apprentissage
La cause de mes pleurs, c'était
La lettre noire, et non l'image
Où la nature me tentait.

Maintenant j'ai vu la nature
Et ses splendeurs, j'en ai regret :
Je ressens toujours la torture
De la merveille et du secret,

Car il est un mot que j'ignore
Au beau front de ce sphinx écrit,
J'en épelle la lettre encore
Et n'en saurai jamais l'esprit.
Sonnet.


Chaque nuit, tourmenté par un doute nouveau,
Je provoque le sphinx, et j'affirme et je nie...
Plus terrible se dresse aux heures d'insomnie
L'inconnu monstrueux qui hante mon cerveau.

En silence, les yeux grands ouverts, sans flambeau,
Sur le géant je tente une étreinte infinie,
Et dans mon lit étroit, d'où la joie est bannie,
Je lutte sans bouger comme dans un tombeau.

Parfois ma mère vient, lève sur moi sa lampe
Et me dit, en voyant la sueur qui me trempe :
« Souffres-tu, mon enfant ? Pourquoi ne dors-tu pas ?

Je lui réponds, ému de sa bonté chagrine,
Une main sur mon front, l'autre sur ma poitrine :
« Avec Dieu cette nuit, mère, j'ai des combats. »
Une muse, immobile et la tête penchée,
Ne chantait plus ; la lyre en soupirait d'ennui,
Et, se plaignant aux doigts de n'être plus touchée,
Disait : « Quelle torpeur vous enchaîne aujourd'hui ?

« Je ne puis rien sans vous, réveillez-vous, doigts roses ;
L'air est si lourd, j'ai peine à vous parler tout bas,
Car mes fibres sans vous, comme des lèvres closes,
Amoncellent des voix qui ne s'élèvent pas.

« Abattez-vous sur moi, comme au vol du zéphire
On voit dans les rayons tourbillonner les fleurs ;
Arrachez-moi mon cri comme au lin qu'on déchire,
Ou sur moi, lentement, glissez comme des pleurs.

« Sinon, si par mépris vous me laissez oisive,
Rendez ma double branche au front carré des bœufs ;
De quel autre baiser voulez-vous que je vive
Que du baiser des doigts qui m'ont faite pour eux ? »

« Lyre, que pouvons-nous ? Sommes-nous l'harmonie ?
Est-ce nous le délire ? Est-ce nous la langueur ?
Et ne sentons-nous pas, esclaves du génie,
Tous nos frissons liés par le sommeil du cœur ?

« Il est le dieu, la main subit sa fantaisie :
Parfois il nous trahit sans nous avoir lassés,
Et parfois, sans pitié, sa longue frénésie
Nous agite sanglants dans les sept fils cassés !

« Implore-le toujours, quelques chants que tu veuilles,
Car nous les lui devons, les chants que tu nous dois :
Sans les brises d'été plus de murmure aux feuilles,
Sans les souffles du cœur plus d'éloquence aux doigts ! »
À Alfred Denaut.


C'était au milieu de la nuit,
Une longue nuit de décembre ;
Le feu, qui s'éteignait sans bruit,
Rougissait par moments la chambre.

On distinguait des rideaux blancs,
Mais on n'entendait pas d'haleine ;
La veilleuse aux rayons tremblants
Languissait dans la porcelaine.

Et personne, hélas ! ne savait
Que l'enfant fût à l'agonie ;
De lassitude, à son chevet,
Sa mère s'était endormie.

Mais, pour la voir, tout bas, pieds nus,
Entr'ouvrant doucement la porte,
Ses petits frères sont venus...
Déjà la malade était morte.

Ils ont dit : « Est-ce qu'elle dort ?
Ses yeux sont fixes ; de sa bouche
Nul murmure animé ne sort ;
Sa main fait froid quand on la touché.

« Quel grand silence dans le lit !
Pas un pli des draps ne remue ;
L'alcôve effrayante s'emplit
D'une solitude inconnue.

« Notre mère est assise là ;
Elle est tranquille, elle sommeille :
Qu'allons-nous faire ? Laissons-la.
Que Dieu lui-même la réveille ! »

Et, sans regarder derrière eux,
Vite dans leurs lits ils rentrèrent :
Alors, se sentant malheureux,
Avec épouvante ils pleurèrent.
À Alphonse Thévenin.


J'ai dans mon cœur, j'ai sous mon front
Une âme invisible et présente :
Ceux qui doutent la chercheront ;
Je la répands pour qu'on la sente.

Partout scintillent les couleurs,
Mais d'où vient cette force en elles ?
Il existe un bleu dont je meurs,
Parce qu'il est dans les prunelles.

Tous les corps offrent des contours,
Mais d'où vient la forme qui touche ?
Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche ?

Partout l'air vibre et rend des sons,
Mais d'où vient le délice intime
Que nous apportent ces frissons
Quand c'est une voix qui l'anime ?

J'ai dans mon cœur, j'ai sous mon front
Une âme invisible et présente :
Ceux qui doutent la chercheront ;
Je la répands pour qu'on la sente.
I.

Ô Mémoire, qui joins à l'heure
La chaîne des temps révolus,
Je t'admire, étrange demeure
Des formes qui n'existent plus !

En vain tombèrent les grands hommes
Aux fronts pensifs ou belliqueux :
Ils se lèvent quand tu les nommes,
Et nous conversons avec eux ;

Et, si tu permets ce colloque
Avec les plus altiers esprits,
Tu permets aussi qu'on évoque
Les cœurs humbles qu'on a chéris.

Le présent n'est qu'un feu de joie
Qui s'écroule à peine amassé,
Mais tu peux faire qu'il flamboie
Des mille fêtes du passé ;

Le présent n'est qu'un cri d'angoisse
Qui s'éteint à peine poussé,
Mais tu peux faire qu'il s'accroisse
Ce tous les sanglots du passé ;

L'être des morts n'est plus visible,
Mais tu donnes au trépassé
Une vie incompréhensible,
Présent que tu fais d'un passé !

Quelle existence ai-je rendue
À mon père en me souvenant ?
Quelle est donc en moi l'étendue
Où s'agite ce revenant ?

Un sort différent nous sépare :
Comment peux-tu nous réunir,
À travers le mur qui nous barre
Le passé comme l'avenir ?

Qui des deux force la barrière ?
Me rejoint-il, ou vais-je à lui ?
Je ne peux pas vivre en arrière,
Il ne peut revivre aujourd'hui !

II.

Ô souvenir, l'âme renonce,
Effrayée, à te concevoir ;
Mais, jusqu'où ton regard s'enfonce,
Au chaos des ans j'irai voir ;

Parmi les gisantes ruines,
Les bibles au feuillet noirci,
Je m'instruirai des origines,
Des pas que j'ai faits jusqu'ici.

Devant moi la vie inquiète
Marche en levant sa lampe d'or,
Et j'avance en tournant la tête
Le long d'un sombre corridor.

D'où vient cette folle ? où va-t-elle ?
Son tremblant et pâle flambeau
N'éclaire ma route éternelle
Que du berceau vide au tombeau.

Mais j'étais autrefois ! Mon être
Ne peut commencer ni finir.
Ce que j'étais avant de naître,
N'en sais-tu rien, ô souvenir ?

Rassemble bien toutes tes forces
Et demande aux âges confus
Combien j'ai dépouillé d'écorces
Et combien de soleils j'ai vus !

Ah ! tu t'obstines à te taire,
Ton œil rêveur, clos à demi,
Ne suit point par delà la terre
Ma racine dans l'infini.

Cherchant en vain mes destinées,
Mon origine qui me fuit,
De la chaîne de mes années
Je sens les deux bouts dans la nuit.

L'histoire, passante oublieuse,
Ne m'a pas appris d'où je sors,
Et la terre silencieuse
N'a jamais dit où vont les morts.
La mer pousse une vaste plainte,
Se tord et se roule avec bruit,
Ainsi qu'une géante enceinte
Qui des grandes douleurs atteinte,
Ne pourrait pas donner son fruit ;

Et sa pleine rondeur se lève
Et s'abaisse avec désespoir.
Mais elle a des heures de trêve :
Alors sous l'azur elle rêve,
Calme et lisse comme un miroir.

Ses pieds caressent les empires,
Ses mains soutiennent les vaisseaux,
Elle rit aux moindres zéphires,
Et les cordages sont des lyres,
Et les hunes sont des berceaux.

Elle dit au marin : « Pardonne
Si mon tourment te fait mourir ;
Hélas ! Je sens que je suis bonne,
Mais je souffre et ne vois personne
D'assez fort pour me secourir ! »

Puis elle s'enfle encor, se creuse
Et gémit dans sa profondeur ;
Telle, en sa force douloureuse,
Une grande âme malheureuse
Qu'isole sa propre grandeur !
À Maurice Chevrier.


Fait d'héroïsme et de clémence,
Présent toujours au moindre appel,
Qui de nous peut dire où commence,
Où finit l'amour maternel ?

Il n'attend pas qu'on le mérite,
Il plane en deuil sur les ingrats ;
Lorsque le père déshérite,
La mère laisse ouverts ses bras ;

Son crédule dévouement reste
Quand les plus vrais nous ont menti,
Si téméraire et si modeste
Qu'il s'ignore et n'est pas senti.

Pour nous suivre il monte ou s'abîme,
À nos revers toujours égal,
Ou si profond ou si sublime
Que, sans maître, il est sans rival :

Est-il de retraite plus douce
Qu'un sein de mère, et quel abri
Recueille avec moins de secousse
Un cœur fragile endolori ?

Quel est l'ami qui sans colère
Se voit pour d'autres négligé ?
Qu'on méconnaît sans lui déplaire,
Si bon qu'il n'en soit affligé ?

Quel ami dans un précipice
Nous joint sans espoir de retour,
Et ne sent quelque sacrifice
Où la mère ne sent qu'amour ?

Lequel n'espère un avantage
Des échanges de l'amitié ?
Que de fois la mère partage
Et ne garde pas sa moitié !

Ô mère, unique Danaïde
Dont le zèle soit sans déclin,
Et qui, sans maudire le vide,
Y penche un grand cœur toujours plein !
Sonnet.


Que n'ai-je un peu de voix ! J'ai le cruel ennui
De sentir mon poème en ma poitrine éclore,
Et de ne pouvoir pas, plus créateur encore,
Comme j'ai mis mon cœur, mettre mon souffle en lui.

Le chant aérien laisse, après qu'il a fui,
Des lèvres jusqu'au ciel un sillage sonore
Où l'âme, rajeunie et plus légère, explore
Les paradis anciens qu'elle pleure aujourd'hui.

La note est comme une aile au pied du vers posée ;
Comme l'aile des vents fait trembler la rosée,
Elle le fait frémir plus sonore et plus frais.

Ô vierges qu'effarouche un seul mot, le plus tendre,
Peut-être modulé daigneriez-vous l'entendre,
Vous qui l'osez chanter sans le dire jamais !
Sonnet.


Viens, ne marche pas seul dans un jaloux sentier,
Mais suis les grands chemins que l'humanité foule ;
Les hommes ne sont forts, bons et justes, qu'en foule
Ils s'achèvent ensemble, aucun d'eux n'est entier.

Malgré toi tous les morts t'ont fait leur héritier ;
La patrie a jeté le plus fier dans son moule,
Et son nom fait toujours monter comme une houle
De la poitrine aux yeux l'enthousiasme altier !

Viens, il passe au'forum'un immense zéphyre ;
Viens, l'héroïsme épars dans l'air qu'on y respire
Secoue utilement les moroses langueurs.

Laisse à travers ton luth souffler le vent des âmes,
Et tes vers flotteront comme des oriflammes
Et comme des tambours sonneront dans les cœurs.
Un soir, vaincu par le labeur
Où s'obstine le front de l'homme,
Je m'assoupis, et dans mon somme
M'apparut un bouton de fleur.

C'était cette fleur qu'on appelle
Pensée ; elle voulait s'ouvrir,
Et moi je m'en sentais mourir :
Toute ma vie allait en elle.

Echange invisible et muet :
À mesure que ses pétales
Forçaient les ténèbres natales,
Ma force à moi diminuait.

Et ses grands yeux de velours sombre
Se dépliaient si lentement
Qu'il me semblait que mon tourment
Mesurât des siècles sans nombre.

« Vite, ô fleur, l'espoir anxieux
De te voir éclore m'épuise ;
Que ton regard s'achève et luise
Fixe et profond dans tes beaux yeux ! »

Mais, à l'heure où de sa paupière
Se déroulait le dernier pli,
Moi, je tombais enseveli
Dans la nuit d'un sommeil de pierre.
Sonnet.


Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs !
Ma cruelle raison veut que je les contienne.
Ni les vœux suppliants d'une mère chrétienne,
Ni l'exemple des saints, ni le sang des martyrs,

Ni mon besoin d'aimer, ni mes grands repentirs,
Ni mes pleurs, n'obtiendront que la foi me revienne.
C'est une angoisse impie et sainte que la mienne :
Mon doute insulte en moi le Dieu de mes désirs.

Pourtant je veux prier, je suis trop solitaire ;
Voici que j'ai posé mes deux genoux à terre :
Je vous attends, Seigneur ; Seigneur, êtes-vous là ?

J'ai beau joindre les mains, et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela,
Je ne sens rien du tout devant moi. C'est horrible.
Oui, je sais qu'elle est la plus belle,
La reine du bal, je le sais ;
Mais je suis un vaincu rebelle,
Je ne la servirai jamais.

Que pour la contempler en face,  
Patient, j'attende mon tour,  
Et qu'humblement je prenne place  
Au long défilé de sa cour !

Qu'après mille autres je murmure
Mon hommage à sa royauté,
Quelque fadeur, inepte injure
Du désir lâche à la beauté !

Que pour ramasser une rose
Tombée à terre de son front,
Je me précipite, et m'expose
À ne pas être le plus prompt !

Que de son sourire suprême
J'épie et dérobe ma part,
Et me vienne poster moi-même
Sur le trajet de son regard !

Que de sa chevelure blonde
J'aspire le banal parfum
Qui s'exhale pour tout le monde
Et ne fut choisi pour aucun !

Sentir dans mes bras, à la danse,
L'abandon, menteuse douceur,
Qu'inspire aux vierges la cadence,
Non la tendresse du valseur,

Pour qu'ensuite ce premier rêve,
Qui n'est encor qu'un vague émoi,
Commencé sur mon cœur, s'achève
Au gré d'un plus hardi que moi !

Jamais ! Non, dans cette lumière,
Devant tous, tu n'auras jamais,
Reine, l'aveu d'une âme fière,
Et la mienne est sauvage ; mais...

Si tu veux savoir que je t'aime,
Qu'en te bravant, j'ai succombé,
Après le bal, cette nuit même,
Quand ton sceptre sera tombé ;

À l'heure où, fermant la paupière,
Sur ton lit tu te jetteras,
De peur de manquer ta prière,
Assoupie en croisant les bras ;

Où, satisfaite de ta gloire,
Mais trop lasse pour en jouir,
Tu laisseras dans ta mémoire
La fête au **** s'évanouir ;

Tandis qu'aux vitres de la chambre,
Par un ciel morne et ténébreux,
Couleront les pleurs de décembre,
Pareils aux pleurs des malheureux,

Fais ce songe : que je m'arrête,
La face au vent, les pieds dans l'eau,
Pour chercher l'ombre de ta tête
Sur la blancheur de ton rideau.
Sonnet.


Inventeur de la roue, inconnu demi-dieu,
Qui le premier, ployant un souple et ferme érable,
Créas cette œuvre antique, œuvre à jamais durable,
Ce beau cercle qui porte un astre en son milieu !

Par Orphée et par toi, par la lyre et l'essieu,
L'espace aux marbres lourds n'est plus infranchissable,
Et nous voyons glisser comme l'eau sur le sable
Les pierres que leur poids rivait au même lieu.

Quand la terre frémit d'un roulement sonore,
L'élite des coursiers dans les enfers t'honore
Au souvenir des chars qu'entraînaient leurs grands pas ;

Mais que la roue aux chars d'Olympie était lente !
Regarde-la qui vibre et fuit, toute brûlante
D'une rapidité que tu n'inventas pas !
À Alexandre Piédagnel.


Le vent d'orage, allant où quelque dieu l'envoie,
S'il rencontre un parterre, y voudrait bien rester :
Autour du plus beau lis il s'enroule et tournoie,
Et gémit vainement sans pouvoir s'arrêter.

- « Demeure, endors ta fougue errante et soucieuse,
Endors-la dans mon sein, lui murmure la fleur.
Je suis moins qu'on ne croit fière et silencieuse,
Et l'été brûle en moi sous ma froide pâleur.

« Ton cruel tournoiement m'épuise et m'hallucine,
Et j'y sens tout mon cœur en soupirs s'exhaler...
Je suis fidèle ; ô toi, qui n'as pas de racine,
Pourquoi m'enlaces-tu si tu dois t'en aller ? » -

- « Hélas ! Lui répond-il, je suis une âme en peine,
L'angoisse et le caprice ont même aspect souvent.
Vois-tu ce grand nuage ? Attends que mon haleine
Ait donné forme et vie à ce chaos mouvant. » -

- « Pars, et reviens, après la pluie et le tonnerre ;
Je t'aime et t'attendrai ; ne me fais pas d'adieu,
Car nous nous unirons, moi sans quitter la terre,
Toi sans quitter le ciel, ce soir même en ce lieu. » -

- « J'y serai, » dit le vent. Sous le fouet qui l'exile
Il part, plein d'un regret d'espérance embaumé ;
Et la fleur ploie encore et quelque temps vacille,
Lente à reconquérir le calme accoutumé.

Elle est tout à son rêve, il est tout à l'ouvrage.
Mais que les rendez-vous entre eux sont superflus !
Quand la fraîcheur du soir eut apaisé l'orage,
Ni le vent ni la fleur n'existaient déjà plus.
Sonnet.


S'il n'était rien de bleu que le ciel et la mer,
De blond que les épis, de rose que les roses,
S'il n'était de beauté qu'aux insensibles choses,
Le plaisir d'admirer ne serait point amer.

Mais avec l'océan, la campagne et l'éther,
Des formes d'un attrait douloureux sont écloses ;
Le charme des regards, des sourires, des poses,
Mord trop avant dans l'âme, ô femme ! il est trop cher.

Nous t'aimons, et de là les douleurs infinies :
Car Dieu, qui fit la grâce avec des harmonies,
Fit l'amour d'un soupir qui n'est pas mutuel.

Mais je veux, revêtant l'art sacré pour armure,
Voir des lèvres, des yeux, l'or d'une chevelure,
Comme l'épi, la rose, et la mer, et le ciel.
Sonnet.


Fors l'amour, tout dans l'art semble à la femme vain :
Le génie auprès d'elle est toujours solitaire.
Orphée allait chantant, suivi d'une panthère,
Dont il croyait leurrer l'inexorable faim ;

Mais, dès que son pied nu rencontrait en chemin
Quelque épine de rose et rougissait la terre,
La bête, se ruant d'un bond involontaire,
Oublieuse des sons, lampait le sang humain.

Crains la docilité félonne d'une amante,
Poète : elle est moins souple à la lyre charmante
Qu'avide, par instinct, de voir le cœur saigner.

Pendant que ta douleur plane et vibre en mesure,
Elle épie à tes pieds les pleurs de ta blessure,
Plaisir plus vif encor que de la dédaigner.
Enfant sur la terre on se traîne,
Les yeux et l'âme émerveillés,
Mais, plus ****, on regarde à peine
Cette terre qu'on foule aux pieds.

Je sens déjà que je l'oublie,
Et, parfois, songeur au front las,
Je m'en repens et me rallie
Aux enfants qui vivent plus bas.

Détachés du sein de la mère,
De leurs petits pieds incertains
Ils vont reconnaître la terre
Et pressent tout de leurs deux mains ;

Ils ont de graves tête-à-tête
Avec le chien de la maison ;
Ils voient courir la moindre bête
Dans les profondeurs du gazon ;

Ils écoutent l'herbe qui pousse,
Eux seuls respirent son parfum ;
Ils contemplent les brins de mousse
Et les grains de sable un par un ;

Par tous les calices baisée,
Leur bouche est au niveau des fleurs,
Et c'est souvent de la rosée
Qu'on essuie en séchant leurs pleurs.

J'ai vu la terre aussi me tendre
Ses bras, ses lèvres, autrefois !
Depuis que je la veux comprendre,
Plus jamais je ne l'aperçois.

Elle a pour moi plus de mystère,
Désormais, que de nouveauté ;
J'y sens mon cœur plus solitaire,
Quand j'y rencontre la beauté ;

Et, quand je daigne par caprice
Avec les enfants me baisser,
J'importune cette nourrice
Qui ne veut plus me caresser.
Sonnet.


L'azur n'est plus égal comme un rideau sans pli.
La feuille, à tout moment, tressaille, vole et tombe ;
Au bois, dans les sentiers où le taillis surplombe,
Les taches de soleil, plus larges, ont pâli.

Mais l'œuvre de la sève est partout accompli :
La grappe autour du cep se colore et se bombe,
Dans le verger la branche au poids des fruits succombe,
Et l'été meurt, content de son devoir rempli.

Dans l'été de ta vie enrichis-en l'automne ;
Ô mortel, sois docile à l'exemple que donne,
Depuis des milliers d'ans, la terre au genre humain ;

Vois : le front, lisse hier, n'est déjà plus sans rides,
Et les cheveux épais seront rares demain :
Fuis la honte et l'horreur de vieillir les mains vides.
Dans un flot de gaze et de soie,
Couples pâles, silencieux,
Ils tournent, et le parquet ploie,
Et vers le lustre qui flamboie
S'égarent demi-clos leurs yeux.

Je pense aux vieux rochers que j'ai vus en Bretagne,
Où la houle s'engouffre et tourne, jour et nuit,
Du même tournoîment que toujours accompagne
Le même bruit.

La valse molle cache en elle
Un languissant aveu d'amour.
L'âme y glisse en levant son aile :
C'est comme une fuite éternelle,
C'est comme un éternel retour.

Je pense aux vieux rochers que j'ai vus en Bretagne,
Où la houle s'engouffre et tourne, jour et nuit,
Du même tournoîment que toujours accompagne
Le même bruit.

Le jeune homme sent sa jeunesse,
Et la vierge dit : « Si j'aimais ? »
Et leurs lèvres se font sans cesse
La douce et fuyante promesse
D'un baiser qui ne vient jamais.

Je pense aux vieux rochers que j'ai vus en Bretagne,
Où la houle s'engouffre et tourne, jour et nuit,
Du même tournoîment que toujours accompagne
Le même bruit.

L'orchestre est las, les valses meurent,
Les flambeaux pâles ont décru,
Les miroirs se troublent et pleurent.
Les ténèbres seules demeurent,
Tous les couples ont disparu.

Je pense aux vieux rochers que j'ai vus en Bretagne,
Où la houle s'engouffre et tourne, jour et nuit,
Du même tournoîment que toujours accompagne
Le même bruit.
J'honore en secret la duègne
Que raillent tant de gens d'esprit,
La vertu ; j'y crois, et dédaigne
De sourire quand on en rit.

Ah ! Souvent l'homme qui se moque
Est celui que point l'aiguillon,
Et tout bas l'incrédule invoque
L'objet de sa dérision.

Je suis trop fier pour me contraindre
À la grimace des railleurs,
Et pas assez heureux pour plaindre
Ceux qui rêvent d'être meilleurs.

Je sens que toujours m'importune
Une loi que rien n'ébranla ;
Le monde (car il en faut une)
Parodie en vain celle-là ;

Qu'il observe la règle inscrite
Dans les mœurs ou les parchemins,
Je hais sa rapine hypocrite,
Comme celle des grands chemins.

Je hais son droit, aveugle aux larmes,
Son honneur qui lave un affront
En mesurant bien les deux armes,
Non les deux bras qui les tiendront,

Sa politesse meurtrière
Qui vous trahit en vous servant,
Et, pour vous frapper par derrière,
Vous invite à passer devant.

Qu'un plaisant nargue la morale,
Qu'un fourbe la plie à son vœu,
Qu'un géomètre la ravale
À n'être que prudence au jeu,

Qu'un dogme leurre à sa manière
L'égoïsme du genre humain,
Ajournant à l'heure dernière
L'avide embrassement du gain.

Qu'un cynisme, agréable au crime,
Devant le muet infini,
Voue au néant ceux qu'on opprime,
Avec l'oppresseur impuni !

Toujours en nous parle sans phrase
Un devin du juste et du beau,
C'est le cœur, et dès qu'il s'embrase
Il devient de foyer flambeau :

Il n'est plus alors de problème,
D'arguments subtils à trouver.
On palpe avec la torche même
Ce que les mots n'ont pu prouver.

Quand un homme insulte une femme,
Quand un père bat ses enfants,
La raison neutre assiste au drame,
Mais le cœur crie au bras : défends !

Aux lueurs du cerveau s'ajoute
L'éclair jailli du sein : l'amour !
Devant qui s'efface le doute
Comme un rôdeur louche au grand jour :

Alors la loi, la loi sans table,
Conforme à nos réelles fins,
S'impose égale et charitable,
On forme des souhaits divins :

On voudrait être un Marc-Aurèle,
Accomplir le bien pour le bien,
Pratiquer la vertu pour elle,
Sans jamais lui demander rien,

Hors la seule paix qui demeure
Et dont l'avènement soit sûr,
L'apothéose intérieure
Dont la conscience est l'azur !

Mais pourquoi, saluant ta tâche,
Inerte amant de la vertu,
Ô lâche, lâche, triple lâche,
Ce que tu veux, ne le fais-tu ?
Sonnet.


Ceux qui ne sont pas nés, les peuples de demain,
Entendent vaguement, comme de sourds murmures,
Les grands coups de marteaux et les grands chocs d'armures
Et tous les battements des pieds sur le chemin.

Ce tumulte leur semble un immense festin,
Dans un doux bruit de flots, sous de folles ramures ;
Et déjà, tressaillant au sein des vierges mûres,
Tous réclament la vie et le bonheur certain.

Il n'est donc pas un mort qui, de retour dans l'ombre
Leur dise que cet hymne est fait de cris sans nombre
Et qu'ils dorment en paix sur un enfer béant,

Afin que ces heureux qui n'ont ni pleurs ni rire
Écoutent sans envie, autour de leur néant,
Le tourbillon maudit des atomes bruire ?
Viennent les ans ! J'aspire à cet âge sauveur
Où mon sang coulera plus sage dans mes veines,
Où, les plaisirs pour moi n'ayant plus de saveur,
Je vivrai doucement avec mes vieilles peines.

Quand l'amour, désormais affranchi du baiser,
Ne me brûlera plus de sa fièvre mauvaise
Et n'aura plus en moi d'avenir à briser,
Que je m'en donnerai de tendresse à mon aise !

Bienheureux les enfants venus sur mon chemin !
Je saurai transporter dans les buissons l'école ;
Heureux les jeunes gens dont je prendrai la main !
S'ils aiment, je saurai comment on les console.

Et je ne dirai pas : « C'était mieux de mon temps. »
Car le mieux d'autrefois c'était notre jeunesse ;
Mais je m'approcherai des âmes de vingt ans
Pour qu'un peu de chaleur en mon âme renaisse ;

Pour vieillir sans déchoir, ne jamais oublier
Ce que j'aurai senti dans l'âge où le cœur vibre,
Le beau, l'honneur, le droit qui ne sait pas plier,
Et jusques au tombeau penser en homme libre.

Et vous, oh ! Quel poignard de ma poitrine ôté,
Femmes, quand du désir il n'y sera plus traces,
Et qu'alors je pourrai ne voir dans la beauté
Que le dépôt en vous du moule pur des races !

Puissé-je ainsi m'asseoir au faîte de mes jours
Et contempler la vie, exempt enfin d'épreuves,
Comme du haut des monts on voit les grands détours
Et les plis tourmentés des routes et des fleuves !
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