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Fable II, Livre IV.


A.
Epargne ce pauvre animal.

B.
Un bâton fera son affaire.

A.
Mais il ne t'a fait aucun mal.

B.
A tant d'autres il vient d'en faire !

A.
La douleur se peint dans ses yeux.

B.
Ne t'y trompe pas, c'est la rage.

A.
Et puis, regarde, il est si vieux !

B.
Les chiens enragés n'ont point d'âge.
Fable V, Livre I.


Pataud jouait avec Raton,
Mais sans gronder, sans mordre ; en camarade, en frère.
Les chiens sont bonnes gens ; mais les chats, nous dit-on ?
Sont justement tout le contraire.
Aussi, bien qu'il jurât toujours
Avoir fait pate de velours,
Raton, et ce n'est pas une histoire apocryphe,
Dans la peau d'un ami, comme fait maint plaisant,
Enfonçait, tout en s'amusant,
Tantôt la dent, tantôt la griffe.
Pareil jeu dut cesser bientôt.
- Eh quoi, Pataud, tu fais la mine !
Ne sais-tu pas qu'il est d'un sot
De se fâcher quand on badine ?
Ne suis-je pas ton bon ami ?
- Prends un nom qui convienne à ton humeur maligne ;
Raton, ne sois rien à demi :
J'aime mieux un franc ennemi,
Qu'un bon ami qui m'égratigne.
Fable XIII, Livre IV.


A-t-on des puces, mes amis,
Il faut songer à s'en défaire.
Mais **** qu'il fût de cet avis,
Certain barbet jadis faisait tout le contraire,
Et du ton d'un riche, ou d'un grand
Qui s'enorgueillirait des amis de tout rang,
Dont toute bonne table en tout pays foisonne,
Disait, au lieu de se gratter :
Que de gens je puis me flatter
D'avoir autour de ma personne !
Un peuple tout entier accompagne mes pas. »
« - Rien de plus vrai, dit une puce ;
Mais, crois-moi, ne t'en prévaux pas :
S'il tient à toi, c'est qu'il te suce. »
Fable V, Livre IV.


Don pourceau, lâché dans la plaine,
S'émancipait à travers choux,
Flairant, fouillant dans tous les trous,
Et, dans l'espoir de quelque aubaine,
Mettant tout sens dessus dessous.
Du fait sa noble espèce est assez coutumière.
Or donc, après avoir ravagé maint terrier,
Saccagé mainte fourmilière,
Ecrasé mainte taupinière,
Mon galant va dans un guêpier
Donner la tête la première.
Vous devinez comment il y fut accueilli.
En un clin d'œil son nez immonde,
Par la peuplade furibonde,
De toutes parts est assailli.
Malgré l'épais abri du lard qui l'environne,
Ce pauvre nez paya pour toute la personne,
Et fut par l'aiguillon chatouillé jusqu'au bout.
Étourdis, prenez-y donc garde !
Vous voyez que l'on se hasarde
À mettre ainsi le nez partout.
Fable IV, Livre I.


Sans ami, comme sans famille,
Ici bas vivre en étranger ;
Se retirer dans sa coquille
Au signal du moindre danger ;
S'aimer d'une amitié sans bornes ;
De soi seul emplir sa maison ;
En sortir, suivant la saison,
Pour faire à son prochain les cornes ;
Signaler ses pas destructeurs
Par les traces les plus impures ;
Outrager les plus tendres fleurs
Par ses baisers ou ses morsures ;
Enfin, chez soi, comme en prison,
Vieillir de jour en jour plus triste,
C'est l'histoire de l'égoïste,
Et celle du colimaçon.
Fable III, Livre II.

À ma femme Sophie.


Que  j'aime le colin-maillard !
C'est le jeu de la ville et celui du village ;
Il est de tout pays, et même de tout âge ;
Presque autant qu'un enfant il égaye un vieillard.
Voyez comme il se précipite,
Sans penser même aux casse-cous,
Comme il tourne, comme il s'agite
Parmi ce jeune essaim de folles et de fous ;
Ce jeune homme enivré qu'on cherche et qu'on évite.
Quel plaisir ! il poursuit vingt belles à la fois ;
Comme la moins sévère il prend la plus farouche ;
S'il n'y voit pas, du moins il touche ;
Ses yeux sont au bout de ses doigts.
Que dis-je ? hélas ! tout n'est pas fête.
Au lieu des doux attraits qu'on croit en son pouvoir,
Si l'on rencontre *** au noir,
Jeune homme ; alors, gare à la tête.

En amour, comme au jeu qu'en ces vers nous chantons,
Un bandeau sur les yeux, on s'attrape à tâtons.
De son aveuglement, sage qui se défie,
Et qui, même en trichant, cherche à voir tant soit peu.
Mais c'est ainsi, dit-on, que l'on friponne au jeu ;
C'est ainsi qu'on y gagne, et que j'ai pris Sophie.
Fable XIV, Livre IV.


« L'excellente caricature ! »
Disait un jeune coq en riant aux éclats :
Un chapon, malgré l'aventure
Qui l'oblige au moins *** de tous les célibats,
Vouloir être chef de famille !
De poussins quelle bande autour de lui fourmille !
S'il était sincère aujourd'hui,
Il conviendrait, le pauvre hère,
Qu'entouré des enfants d'autrui,
Il croit quelquefois être père. »
« - D'accord, dit le Manceau, mais quelquefois aussi,
Conviens-en, l'ami, tu crois l'être ? »
« - Compère, autour de nous je ne vois, Dieu merci,
Qu'enfants auxquels j'ai donné l'être. »
« - Poussé par le plaisir bien plus que par l'amour,
Lovelace de basse-cour,
À demi, je le sais, tu leur donnas le jour.
Mais quel soin les a fait éclore ?
Sous ton aile, en naissant, vinrent-ils se ranger ?
Dans le besoin, dans le danger,
Es-tu le protecteur que leur faiblesse implore !
Entre eux et toi jamais fut-il rien de commun ?
Pas un ne te connaît, tu n'en connais pas un.
Séparons-nous ; et puis, observe
Vers qui les conduira l'instinct reconnaissant.
Tu leur donnas la vie... une fois ; et moi, cent ;
Chaque jour je la leur conserve.
Les doux soins dont tu te défends,
C'est la paternité. Prodigue tes caresses :
Tu peux avoir eu des maîtresses,
Mais tu n'as jamais eu d'enfants. »
Fable VIII, Livre III.


Au milieu des forêts, sans trop user ma poudre,
Mon fusil, rival de la foudre,
Fait un bruit qui ne finit pas.
En plaine, c'est tout autre chose :
Du salpêtre infernal j'ai beau forcer la dose,
Un court moment à peine on m'entend à vingt pas.
Des réputations serait-ce donc l'histoire ?
Bien choisir son théâtre, et bruire à propos,
Sont deux grands points. Un bruit accru par des échos
Ressemble beaucoup à la gloire.
Fable VIII, Livre V.


« Laridon, soit dit sans reproche,
C'est un sot métier que le tien, »
Disait un écureuil à certain citoyen
Qui de son espèce était chien
Et de son métier tournebroche.
« Pardon, petit ami, pardon ;
« Mais ce que tu dis là, répond le Laridon,
« On le dirait peut-être avec plus de justice,
« Du métier que le long du jour
« Tu fais enfermé dans ce tour.
« - Ce n'est pas un métier ; ce n'est qu'un exercice.
« - J'estime autant l'oisiveté.
« Cesse de tirer vanité
« De consommer ta force en efforts si futiles ;
« Et méprise un peu moins mon humble activité.
« Tous tes pas sont perdus ; tous les miens sont utiles. »
xxÀ l'ami que je ne connais pas.


Le dieu des arts, le dieu des vers
A souvent consolé ma peine ;
Entre Voltaire et La Fontaine,
Oui, j'oubliai plus d'un revers.

Oui, grâce aux fruits de ma retraite,
Mon nom est encor répété
Au doux pays que je regrette,
Et dont je me sais regretté.

Charmez ainsi votre souffrance,
Compagnon d'exil et d'honneur,
Noble ami qu'un heureux malheur
M'a fait trouver **** de la France.

Ne soyez dans l'adversité
Ni fier, ni faible, ni frivole ;
Et que l'étude vous console
D'un supplice non mérité.

Puis disons, en pesant nos chaînes :
Dieu nous éprouve ; ainsi soit-il.
Celui qui tonne sur les chênes
Peut bien grêler sur le persil.

Ainsi font les rois de la terre,
Et tout va bien. Bon roi des cieux !
Tout n'irait-il pas encor mieux
S'ils avaient fait tout le contraire ?

Écrit à La Haye, en 1818.
Fable II, Livre I.


Aux lois de la nature, amis, soumettons-nous ;
Toujours sa volonté l'emporta sur la nôtre.
L'aimant disait au fer : Pourquoi me cherchez-vous ?
Pourquoi m'attirez-vous ? soudain répondait l'autre.
Notre faiblesse et ton pouvoir,
Sexe enchanteur, s'expliqueraient de même ;
Ainsi tu plais sans le vouloir ;
Sans le vouloir, ainsi l'on t'aime.
Fable XVII, Livre I.


Un grand fleuve parcourt le monde :
Tantôt lent, il serpente entre des prés fleuris,
Les embellit et les féconde ;
Tantôt rapide, il s'enfle, il se courrouce, il gronde,
Roulant, précipitant au milieu des débris
Son eau turbulente et profonde.
À travers les cités, les guérets, les déserts,
Il va, distribuant à mesure inégale,
Aux avides humains, dont ses bords sont couverts,
Les trésors de son urne avare et libérale ;
Ainsi, tandis que l'un, dans son repos,
Bénit la main de la nature,
Qui dans son héritage a fait passer leurs flots,
Ou les lui donne pour ceinture,
L'autre maudit le sol, dont les flancs déchirés ;
Reproduisent sans cesse et le roc et la pierre,
Indestructible digue, éternelle barrière,
Assise entre le fleuve et ses champs altérés.
Mais le plaisant de cette histoire,
C'est de voir certain compagnon,
Plongé dans l'eau jusqu'au menton ;
Plus il a bu, plus il veut boire.
Insatiable ; et dans son bain,
Cent fois moins heureux et moins sage,
Qu'un homme qui tout près, sans désir, sans dédain,
Regardant l'eau couler, n'en prend pour son usage,
Que ce qui peut tenir dans le creux de sa main.
Homme rare, sur ma parole !
Avec moi vous en conviendrez,
Mes bons amis, quand vous saurez
Que notre fleuve est le Pactole.
Fable III, Livre V.


« Tu bourdonnes, n'es-tu pas libre ? »
Disait un écolier au hanneton fâché
D'avoir toujours un fil à la patte attaché.
Ainsi parlait Octave à ses sujets du Tibre.
Ainsi naguère encor j'entendais raisonner
D'honnêtes gens, qui tous n'étaient pas sur le trône.
La liberté pour eux, c'est un fil long d'une aune
Au bout duquel on laisse un peuple bourdonner.
Je vois bien l'arbre aux pommes d'or
Prospérer dans vos prés humides ;
Mais cela n'en fait pas encor
Un vrai jardin des Hespérides.

La timide sécurité
N'avait pas de plus doux asile
Que le verger riche çt tranquille,
Par les fils d'Atlas habité.

**** du loup, la brebis, en joie,
Y bondissait parmi les fleurs,
Et de l'hyène aux yeux menteurs
Les agneaux n'étaient pas la proie.

L'honnête homme, sans passe-ports,
S'y promenait exempt d'alarmes.
Un dragon veillait au dehors ;
Mais au dedans pas de gendarmes.

Écrit à La Haye, en 1818.
Fable IX, Livre I.


Voilà nos champs bien préparés,  
Bien engraissés, bien labourés ;
Ensemençons sans plus attendre.
Mon fils, ne perds pas un moment :
Tu vois bien ce sac de froment ;
Dans nos sillons va le répandre.
Tout entier ? - Depuis quarante ans,
Du blé que je sème en mes champs,  
N'est-ce pas la juste mesure ?
- Mon père, avez-vous essayé
De n'en semer que la moitié ?
La part qu'on garde est la plus sûre.
- Mon fils, ce n'est pas la leçon
Que donne toujours la prudence ;
Gagner moitié sur la semence,
C'est le perdre sur la moisson.
Fable VIII, Livre I.


Quoi ! je ne me vengerais pas
De cette maudite vipère !
Disait un lézard a son père.
Pourquoi fuirais-je les combats ?
Au triomphe je puis prétendre ;
N'ai-je pas des ongles, des dents ?
II est mal d'attaquer les gens ;
Mais il est bien de se défendre.
- Ce point est assez entendu,
Mon fils ; mais parlons avec ordre.
Pour faire la guerre, il faut mordre ;
Et qui mord peut être mordu.
D'après cela, si je raisonne,
À ta perte tu veux courir.
Un serpent mordu peut guérir,
Un serpent qui mord empoisonne.
Fable XIII, Livre I.


Un lièvre avait son gîte auprès de la tanière
D'un maussade et vieux hérisson.
Chacun, de son côté, vivait à sa manière,
À l'abri du même buisson,
Quand une taupe y vint creuser sa taupinière.
Entre les gens de certaine façon,
Nous savons tous qu'il est d'usage
Que le dernier venu dans tout le voisinage
Promène sa personne, ou tout au moins son nom.
En habit de velours, notre taupe au plus vite,
Fait donc au lièvre sa visite.
Après la révérence, après maint compliment,
(Ceux des bêtes, dit-on, ressemblent fort aux nôtres)
Après avoir parlé de soi fort longuement,
On parla tant soit peu des autres,
Et du voisin conséquemment.
Quel esprit ! dit la taupe ; y peut-on rien comprendre ?
Est-il rien de moins amusant ?
Est-il rien de moins complaisant ?
Savez-vous par quel bout le prendre ?
Il vit toujours triste et caché ;
Une sombre humeur le dévore ;
Il blesse quand il est fâché,
Et quand il joue il blesse encore ;
Et c'est pourtant chez lui que je cours de ce pas !
Madame, dit le lièvre, assurément badine.
- Et le bon ton, voisin ! - Et le bon sens, voisine,
M'assure que vous n'irez pas.
Plains et fuis, nous dit-il, ces personnes chagrines
Qu'on ne peut aborder avec sécurité,
Et qui, même dans la gaîté,
Ne quittent jamais leurs épines.
Fable XII, Livre V.


LA LOUVE.

Rarement à changer on gagne.
Pourquoi veux-tu courir les champs ?
Crois-moi, reste sur la montagne.
J'aime ces bois, j'aime les chants
Que ce vieux pâtre y fait entendre.
Son chien n'est pas des plus méchants.
Plus prompt à fuir qu'à se défendre,
S'il aboie, il ne mord jamais ;
On n'y vit que de chevreau ; mais,
S'il n'est gras, du moins est-il tendre.

LE LOUP.

Qui ? moi ! rester dans ces déserts
Pour n'ouïr que les mêmes airs
Sur des pipeaux toujours plus aigres ?
Qui ? moi ! rester sur ce rocher
Pour jeûner ou pour n'accrocher
Que des chevreaux toujours plus maigres
À ce mets borner mon espoir,
Et d'agneaux quand la plaine abonde,
N'en pas tâter, n'en pas plus voir
Que s'il n'en était point au monde ?
Ah ! fuyons **** de ce canton,
Théâtre obscur pour mon courage !
Vous le savez : dès mon jeune âge,
J'aimai la gloire et le mouton.
J'y retourne : en un frais bocage
Qu'environnent des prés fleuris,
Où sont rassemblés et nourris
Les doux agneaux du voisinage,
Demain, ce soir, je m'établis
Tout au beau milieu des brebis.
Défrayé par droit de conquête,
Comme un héros russe ou prussien,
J'engraisse là sans craindre rien ;
Car est-il ou berger ou chien
Assez fort pour me faire tête ?

LA LOUVE.

Sur ce point je suis sans effroi.
Pris séparément, ce me semble,
Aucun d'eux n'est plus fort que toi ;
Mais si l'intérêt les rassemble,
Mon fils, crois-tu de bonne foi
Être aussi fort qu'eux tous ensemble ?
Fable XV, Livre III.


Comme ce fournisseur, au visage vermeil,
Rebondi, ramassé dans sa courte structure,
Et brodé sur toute couture,
Un melon étalait son gros ventre au soleil ;
Et, du haut de sa couche, à la rave modeste
Qui, dans le sable aride, à ses pieds végétait,
Adressait ce discours, qu'en bêchant écoutait
Mon jardinier, qui vous l'atteste :
« Que je te plains ! (Ce mot est le mot du mépris
Comme de la pitié.) Que je te plains, ma chère,
D'être si mal nourrie ! et que je suis surpris
Qu'on trouve même à vivre en aussi maigre terre !
Gros-Jean n'a des yeux que pour moi.
C'est un tort ; et, d'honneur, j'aurais l'âme ravie
S'il s'occupait un peu de toi,
Qui meurs, soyons de bonne foi,
De faim moins encor que d'envie. »
« - Et que peut-on vous envier ? »
Répond l'humble racine : « oui, vous vivez à l'aise ;
Vous êtes gros et gras, soit ; mais, ne vous déplaise,
Votre embonpoint vient du fumier. »
Fable XI, Livre II.


Un jour, tout en philosophant,
Tout en promenant ses pensées,
Une bête des plus sensées...
Un homme ?... non, un éléphant,
D'un mulot sous ses pieds rencontra la retraite.
La voûte ici n'était pas faite
Pour porter un tel poids : comme on l'a deviné,
Maître et maison, d'un pas, tout fut exterminé.
Et puis après que l'on prétende
Que pour notre bien seul les grands penseurs sont nés.
Bref, la petite bête échappait, si la grande
Eût pu voir une fois jusqu'au bout de son nez.
« Barbare, s'écriait, en sa douleur amère,
Du malheureux défunt l'inconsolable mère,
Que le ciel punisse ton forfait !
Hélas ! quel mal t'avait-il fait,
Mon pauvre enfant ? - Aucun, sans doute ;
Mais faut-il vous en prendre à moi ?
Dit le rêve-creux, et pourquoi
S'est-il rencontré sur ma route ? »

Monseigneur passe ; amis, rangeons-nous de côté.
Sous ses pas, croyez-moi, bien fou qui se hasarde :
S'il ne vous fait du mal par volonté,
II vous en fera par mégarde.
Fable XII, Livre II.


Un jeune enfant n'avait pas remarqué
Certain Frelon qui pillait un parterre ;
Comme un auteur surpris par le folliculaire,  
Au milieu de ses jeux, zeste, il se sent piqué,
Au moment qu'il n'y pensait guère.
Comme un auteur, il jette les hauts cris.
Accourt monsieur l'abbé du fond de sa retraite.
Vengez-moi, lui dit-on, quand il a tout appris.
- Vous venger, mon enfant ! la chose est déjà faite.
Le sage avait raison ; car l'insecte pillard,
Martyr de sa propre furie,
Dans la piqûre, avec son dard,
Avait déjà laissé sa vie.

À même cause, même effet ;  
Laissons en paix le pauvre monde :
Gens d'humeur par trop furibonde,
On peut mourir du mal qu'on fait.
Fable XV, Livre I.


Pauvre Turc ! qu'il est bon ! le charmant caractère !
S'écriait un enfant en promenant sa main
Sur un dogue enchaîné qui, dit-on, par dédain,
Impunément le laissait faire.
Vilain Fox ! comme il est méchant !
Dit un moment après le même personnage,  
Agaçant un barbet qui, malgré maint outrage,
Mordait à peine en se fâchant.
Papa, c'est celui-ci qu'il faut mettre à la chaîne ;
L'autre, dans la maison, doit errer librement.
Le père avait la tête saine,
Et pensa tout différemment.
- Mon enfant, moins de promptitude,
À porter condamnation !
Tu juges sur une action ;
Il faut juger sur l'habitude.
Différons donc, si tu m'en crois,
De rien changer à l'ancien ordre ;
Car si Fox a mordu, c'est la première fois ;
C'est la première aussi que Turc cesse de mordre.
Fable IV, Livre IV.

À mes enfants.


Du printemps la fille vermeille,
La rose ne vit qu'un moment,
Dont le papillon et l'abeille
Profitent bien différemment.
Gaspillant, comme un fou, les biens qu'on lui prodigue
Tandis que l'insecte léger,
Chenille un jour avant, funeste au potager,
En stériles baisers sur la fleur se fatigue,
L'abeille y puise l'or qu'attendent ses rayons,
L'or qui doit la nourrir dans sa maison bien close,
Longtemps après le jour fatal aux papillons,
Où l'on voit se faner la rose.

Au travail, mes enfants, accordez une part
Dans les jours de votre jeunesse :
Tout donner au plaisir n'est pas de la sagesse ;
Tel qui pense autrement, même avant la vieillesse,
S'en repentira, mais trop ****.
Déjà j'ai vu le verger
Se parer de fleurs nouvelles ;
Le Zéphyr, toujours léger,
Déjà folâtre autour d'elles.

L'hiver fuit ; tout va changer,
Tout renaît : à ce bocage
Le printemps rend le feuillage,
Aux verts tapis leur fraîcheur,
Aux rossignols leur ramage ;
Et non la paix à mon cœur.

Le soleil, fondant la glace
Qui blanchissait le coteau,
Revêt d'un éclat nouveau
Le gazon qui la remplace.

Le ruisseau libre en son cours,
Avec son ancien murmure,
Reprend ses anciens détours.
Son eau, plus calme et plus pure,
Suit sa pente sans efforts ;
Et, fuyant dans la prairie,
Féconde l'herbe fleurie
Dont Flore embellit ses bords.

Voyez-vous le vieil érable
Couronner de rameaux verts
Son front large et vénérable
Qui se rit de cent hivers ?
Une naissante verdure
Revêt aussi ses vieux bras,
Dégagés des longs frimas
Que suspendait la froidure.

Oh ! que les champs ont d'appas !
La plaine, au ****, se colore
De l'émail changeant des fleurs,
Que n'outragea pas encore
Le fer cruel des faneurs.

La passagère hirondelle
À son nid est de retour :
La douce saison d'amour
Dans nos climats la rappelle.
Elle accourt à tire-d'aile,
L'imprudente, et ne voit pas
L'insidieuse ficelle
Dont l'homme a tissu ses lacs :
À travers l'onde et l'orage,
Quand elle affrontait la mort,
La pauvrette, **** du port,
Ne prévoyait pas le sort
Qui l'attendait au rivage !

Désormais en liberté,
La pastourelle enflammée
Court à l'onde accoutumée
Qui lui peignait sa beauté.
Contre l'infidélité
Le clair miroir la rassure,
Et lui dit que les autans,
Ces fléaux de la nature,
Moins à craindre que le temps,
N'ont pas gâté sa figure.

Déjà j'ai vu les agneaux,
Oubliant la bergerie,
Brouter l'herbe des coteaux
Et bondir dans la prairie.
L'impatient voyageur
Sort de sa retraite oisive,
Et la barque du pêcheur
Flotte plus **** de la rive.

De la cime du rocher
D'où son regard se promène,
Déjà le hardi nocher
Affronte l'humide plaine ;
Fatigué du long repos
Dans lequel l'hiver l'enchaîne,
Il retourne sur les flots.
**** des paternels rivages
Qu'il ne doit jamais revoir,
Il court, hélas ! plein d'espoir,
Chercher de plus riches plages.
Intrépide, il fuit le port.
À la gaîté qui l'anime,
Le croirait-on sur l'abîme
Où cent fois il vit la mort ?

Et moi seul, quand l'espérance
Luit au fond de tous les cœurs,
Je vois la saison des fleurs,
Sans voir finir ma souffrance !
**** de partager mes feux,
Daphné rit de ma tristesse.
Hélas ! le trait qui me blesse
Ne part-il pas de ses yeux ?

Mille fois, dans mon délire,
Ceint de lauriers toujours verts,
J'ai célébré dans mes vers,
Et la beauté que je sers,
Et l'amour qu'elle m'inspire.

Ah ! si d'éternels mépris,
Daphné, sont encor le prix
D'une éternelle constance,
Tremble : l'amour outragé
Peut être à la fin vengé
De ta longue indifférence :
Je puis, de la même voix
Qui te chanta sur ma lyre,
Publier tout à la fois
Tes rigueurs et mon martyre.

Qu'ai-je dit ? pardonne-moi ;
Pardonne, ô ma douce amie !
D'un cœur qui se plaint de toi
Idole toujours chérie.
Un siècle entier, nuit et jour,
J'ai langui dans la contrainte ;
Et c'est un excès d'amour
Qui m'arrache cette plainte.

Mais, ô Daphné ! soit que ton cœur
Dédaigne ou partage ma flamme,
Dans ta pitié, dans ta rigueur,
Sois toujours l'âme de mon âme.

Écrit en 1785.
Fable IX, Livre V.


Fier de sa charge magnifique,
Fier de porter, je ne sais où,
Pour je ne sais qui, l'or du Chili, du Pérou,
Et du Potose et du Mexique,
Un gros vaisseau marchand revenait d'Amérique.
Le joyeux équipage était des plus complets :
Passagers, matelots, soldats, maîtres, valets,
Favoris de Plutus, de Mars ou de Neptune,
L'emplissaient, l'encombraient de la cave au grenier
Ou du fond de cale à la hune,
Pour parler en vrai marinier.
De Noé l'arche était moins pleine.
Un rat cependant grimpe à bord,
Et, sans montrer de passe-port,
Sans saluer le capitaine,
S'établit parmi les agrès.
Un pareil commensal ne vit pas à ses frais.
Aussi s'aperçoit-on, tant au lard qu'au fromage,
Grignotés, écornés par l'animal rongeur,
Qu'on nourrissait un voyageur,
Qui n'avait pas payé passage.
Le conseil de guerre entendu,
Vu l'urgence, un décret rendu
Hors la loi met la pauvre bête.
En maint lieu maint piège est tendu,
Et des mâts maint chat descendu
De maint côté se met en quête ;
Le proscrit, qui d'un coin oyait et voyait tout,
Et tremblait un peu pour sa tête,
Dès que le conseil se dissout,
Au patron, d'un peu ****, présente sa requête.
« Pitié, pardon, grâce, seigneur !
« Je renonce à la friandise.
« Foi de rat, foi d'homme d'honneur,
« Je vous paierai le tort qu'a fait ma gourmandise.
« Seigneur, qu'on me débarque au port le plus voisin,
« J'y trouverai quelque cousin,
« Ou rat de cave ou rat d'église,
« Mais gens à vous payer tout prêts.
« Le continent doit être près.
« Que ce soit Angleterre, ou Chine, ou France, ou Perse,
« J'ai partout là des intérêts
« Ou de famille ou de commerce ;
« J'ai partout là crédit. - Ni crédit, ni pardons
« Pour les escroqueurs de lardons,
Dit en jurant l'homme à moustache.
« Force à la loi : Raton ! Minet ! » Le rat se cache.
Gascon, fils de Normand, il savait plus d'un tour.
Mais à quoi bon ? La nuit, le jour,
Cerné, guetté, chassé, harcelé sans relâche,
Il ne mange, boit, ni ne dort.
Peut-il échapper à son sort ?
Partout on a mis des ratières,
Partout on a fait des chatières,
Partout la peur, partout la mort !
Elle est préférable à la vie,
De terreurs ainsi poursuivie !
Mourons donc, mais en homme, et vengeons-nous d'abord.
Il dit, et de ses dents, meilleures que les nôtres,
Usant, limant, rongeant, perçant en maint endroit
La nef qui sur le Styx s'en va voguer tout droit,
Dans l'abîme qu'il s'ouvre il entraîne les autres.
Je tiens même d'un souriceau,
Qu'heureux plus que Samson au jour de sa revanche,
À la ruine du vaisseau
Il échappa sur une planche.

En préceptes, lecteur ami,
Ce petit apologue abonde.
Si je l'en crois, en ce bas monde
Il n'est pas de faible ennemi.
De plus, le sage en peut induire,
Et l'homme puissant doit y voir
Qu'il est dangereux de réduire
Le petit même au désespoir.
Fable II, Livre II.


Penses-y deux fois, je t'en prie ;
À jeun, mal chaussé, mal vêtu,
Pauvre diable ! comment peux-tu
Sur un billet de loterie
Mettre ainsi ton dernier écu ?
C'est par trop manquer de prudence ;
Dans l'eau c'est jeter ton argent ;
C'est vouloir... - Non dit l'indigent ;
C'est acheter de l'espérance.
À *.


De même espèce que la nôtre,
Le sage est sujet à l'erreur.
Notre Anglais, si j'en crois mon cœur,
Se trompe ici tout comme un autre.

De l'ami souvent, par détour,
L'amant timide a pris le style ;
Mais l'amitié sage et tranquille
Prend-elle celui de l'amour ?

Daphné, qui dicta ces épîtres,
De l'un ou l'autre sentiment ?
Qui les inspire également
Pour en juger a bien des titres.

Est-ce le style d'un amant,
Ou celui d'un ami bien tendre ?
Ah ! je sais bien qu'en t'écrivant,
C'est celui que je voudrais prendre !

Écrit en 1790.
Fable XV, Livre V.


« Je préfère un bon cœur à tout l'esprit du monde,
Et d'amis à deux pieds je me passe fort bien, »
Disait certain monsieur qui vit avec son chien
Dans une retraite profonde.
« Je n'ai pas d'autre ami que lui,
Humains ; et s'il tient aujourd'hui
La place qu'en mon cœur longtemps vous occupâtes
C'est qu'il ne m'est pas démontré
Que l'on ait aussi rencontré
L'ingratitude à quatre pattes. »
Fable V, Livre II.


Plus galant que sensé, Colin voulut jadis
Réunir dans son champ l'agréable à l'utile,
Et cultiver les fleurs au milieu des épis,
Rien n'était, à son gré, plus sage et plus facile.

Parmi les blés, dans la saison,
Il va donc semant à foison
Bluets, coquelicots, et mainte fleur pareille
Qu'on voit égayer nos guérets,
Quand Flore, en passant chez Cérès,
A laissé pencher sa corbeille.
Dans peu, se disait-il, que mon champ sera beau !
Avant l'ample récolte au moissonneur promise,
Que de bouquets pour Suzette, pour Lise,
Pour les fillettes du hameau !
Partant que de baisers ! oui, cadeau pour cadeau ;
Ou rien pour rien, c'est ma devise.

Le doux printemps paraît enfin :
Le bluet naît avec la rose.
En mai, le bonheur de Colin
Faisait envie à maint voisin ;
En août ce fut tout autre chose.
Tandis qu'il n'était pas d'endroits
Où la moisson ne fût certaine ;
Que les trésors de Beauce au **** doraient la plaine,
Et que le laboureur n'avait plus d'autre peine
Que celle de trouver ses greniers trop étroits ;
Trop **** désabusé de ses projets futiles,
D'un œil obscurci par les pleurs,
Colin, dans ses sillons stérilement fertiles,
Cherche en vain les épis étouffés sous les fleurs.

Vous qui dans ses travaux guidez la faible enfance,
Ceci vous regarde, je crois ;
Chez vous, on apprend à la fois
Le latin, la musique, et l'algèbre, et la danse.
C'est trop. Heureusement savons-nous, mes amis,
Que le Rollin du jour n'est pas de cet avis.
Enseigner moins, mais mieux, oui, tel est son système
Colin, vous dit-il sagement,
Ne cultivons que le froment,
Le bluet viendra de lui-même.
Fable IX, Livre IV.


Prétendons-nous au même office ;
Aspirons-nous au même objet,
Sous-lieutenance ou bénéfice,
Trône ou fauteuil ; en ce projet,
Mes bons amis, que Dieu nous serve !
Mais, comme entre nous tous il n'en peut servir qu'un,
D'un travers, dès longtemps commun,
Qu'au moins sa bonté nous préserve !
Des vœux sont-ils des droits ?
Non, camarade : hé bien !
Qu'au bonheur d'un rival notre raison pardonne.
Nous a-t-il dépouillé, pour s'emparer d'un bien
Qui n'appartenait à personne ?

xxDeux braconniers chassaient le long d'un bois,
Etrangers l'un à l'autre et pour gain et pour perte ;
Mais bons amis : l'un d'eux était un vieux matois ;
L'autre jeune, et parfois plus étourdi qu'alerte.
Il voit passer un lièvre, et ses cris aussitôt
D'ébruiter ce qu'il doit taire.

Le vieux routier, tout au contraire,
D'ajuster sans dire un seul mot ;
Et, pan ! voilà le lièvre à terre.
« Quoi ! » dit le bavard étonné,
Et qui, dans son dépit, avait presque la fièvre,
« Quoi ! venir jusque sous mon né,
Venir me prendre ainsi mon lièvre !  »
« - Lui ! ton lièvre ? es-tu fou ? te moques-tu des gens ?  »
Dit l'autre en se jetant sur la pièce abattue.
« Ton lièvre ? » dis le mien. « Lièvre qui court les champs
N'appartient, mon ami, qu'au chasseur qui le tue. »
Fable VI, Livre V.


Quelques brochets jetés dans nos étangs
N'y sont pas tout-à-fait nuisibles.
Craints des poissons de tous les rangs,
Mais au fretin lui seul terribles,
S'ils vivent des petits, ils font vivre les grands.
Des avortons, sans cesse, engloutissant la tourbe,
Ils accroissent d'autant la part des gros mangeurs ;
Et de plus à ces bons nageurs
Ne laissent pas le temps de croupir dans la bourbe.
Il faut dire la vérité :
La critique est utile, et sa sévérité
Dont notre apologue est l'emblème,
Peut avoir au Parnasse un salutaire effet ;
Mais encor, pour cela, faut-il que le brochet
Ne soit pas du fretin lui-même.
Fable V, Livre III.


Tous les jours on voit des marmots,
Avec un peu de vent gonfler un peu d'écume ;
Tous les jours, avec de grands mots,
Pour l'heureux du moment maint sot fait maint volume.

Mes amis, retenez-le bien,
Le pouvoir de l'homme est immense :
Tirer quelque chose de rien,
Est plus aisé qu'on ne le pense.
Fable XIII, Livre V.


Entre nos frères les meuniers
Et nos frères les charbonniers
J'ai vu régner longtemps une haine assez forte.
À quel propos ? C'était... que le diable m'emporte,
Si plus qu'eux-mêmes je l'ai su !
Eh ! n'est-ce pas souvent pour un malentendu
Qu'un premier combat se donne ?
Le tort en est à tous, comme il n'est à personne,
Au second, où l'on rend ce que l'on a reçu,
Où l'on se bat du moins parce qu'on s'est battu.
Mais revenons au fait : ainsi qu'on peut le croire,
Chaque héros dans sa valeur,
Se signalant pour sa couleur,
Criait haro sur l'autre, et tombait, dit l'histoire,
Charbonnier sur la blanche et meunier sur la noire.
Par la seule nature armés,
Les voyez-vous en cent manières
Les bras tendus, les poings fermés,
Venger l'honneur de leurs bannières ?
Que de coups donnés et rendus !
Que de flots de sang répandus
Par tous ces nez cassés des mains de la victoire !
Chantre de Jeanne et de Bourbon,
C'est ta voix qui devrait transmettre la mémoire
De tous ces preux couverts de gloire et de charbon,
Couverts de farine et de gloire !
Certain jour cependant que ces poudreux guerriers
Se reposaient sur leurs lauriers,
Un philosophe, un philanthrope,
Un marguillier, mortel ennemi des combats,
Tenta de mettre un terme à ces trop longs débats.
D'un manteau neutre il s'enveloppe ;
Et le voilà, du matin jusqu'au soir,
De l'un à l'autre camp sans cesse en promenade ;
Qui va, vient et revient, en courtier d'ambassade,
Du noir au blanc, du blanc au noir.
Or, à son drap qui n'est noir, ni blanc, mais pistache,
Tantôt le blanc, tantôt le noir laisse une tache.
Comme on en murmurait d'un et d'autre côté :
« Charbonniers et meuniers, dit-il, parlons sans feinte :
Voit-on les deux partis, sans prendre un peu la teinte
Des gens à qui l'on s'est frotté ? »
Fable II, Livre V.


Je suis un peu badaud, je n'en disconviens pas.
Tout m'amuse ; depuis ces batteurs d'entrechats,
Depuis ces brillants automates,
Dont Gardel fait mouvoir et les pieds et les bras,
Jusqu'à ceux dont un fil règle et soutient les pas,
Jusqu'aux Vestris à quatre pattes,
Qui la queue en trompette, et le museau crotté,
En jupe, en frac, en froc, en toque, en mitre, en casque,
La plume sur l'oreille, ou la brette au côté,
Modestes toutefois sous l'habit qui les masque,
Moins fiers que nous de leurs surnoms,
Quêtent si gaîment les suffrages
Des musards de tous les cantons
Et des enfants de tous les âges.
L'argent leur vient aussi. Peut-on payer trop bien
L'art, le bel art de Terpsichore ?
Art unique ! art utile au singe, à l'homme, au chien.
Comme il vous fait valoir un sot, une pécore !
C'est le clinquant qui les décore,
Et fait quelque chose de rien.
La critique, en dépit de mon goût et du vôtre,
Traite pourtant, lecteur, cet art tout comme un autre.
Quels succès sous sa dent ne sont pas expiés ?
Qui n'en est pas victime en est le tributaire.
Le grand Vestris, le grand Voltaire,
Par sa morsure estropiés,
Prouvent qu'il faut qu'on se résigne
Et qu'enfin le génie à cette dent maligne
Est soumis de la tète aux pieds.
De cette vérité, que je ne crois pas neuve,
Quelques roquets tantôt m'offraient encor la preuve.
Tandis qu'au son du flageolet,
Au bruit du tambourin, sautillant en cadence,
Ces pauvres martyrs de la danse
Formaient sous ma fenêtre un fort joli ballet,
Un mâtin, cette fois ce n'était pas un homme,
Un mâtin, qui debout n'a jamais fait un pas,
Campé sur son derrière, aboyait, Dieu sait comme,
Après ceux qui savaient ce qu'il ne savait pas,
Après ceux, et c'est là le plaisant de l'affaire,
Après ceux qui faisaient ce qu'il ne peut pas faire.
Quoique mauvais danseur, en mes propos divers,
Pour la danse, en tout temps, j'ai montré force estime.
En douter serait un vrai crime ;
J'en atteste ces petits vers.
Mais que sert mon exemple à ce vaste univers ?

Je n'en crois donc pas moins le sens de cette fable
Au commun des mortels tout-à-fait applicable.
Chiens et gens qui dansez, retenez bien ceci :
L'ignorant est jaloux et l'impuissant aussi.
Fable VI, Livre I.


On nous raconte que Léda,
Par le diable autrefois tentée,
D'un amant à l'aile argentée,
Un beau matin, s'accommoda.
Hélas ! ces caprices insignes
Sont encor les jeux des Amours ;
Si ce n'est qu'on voit de nos jours
Les Dindons remplacer les Cygnes.
Fable XII, Livre III.


Ces dés qui, chassés d'un cornet
Pour être agités dans un autre,
Par un canne ou par un sonnet
Règlent ma fortune et la vôtre ;
Ces dés tout écornés, n'en retracent que mieux
Le sort d'un pauvre peuple aux mains des factieux ;
Par l'intérêt des chefs tiré de l'inertie,
Ballotté, non sans bruit, au gré de leurs fureurs,
Il s'écharpe, il s'échine. Et pourquoi ? je vous prie.
Pourquoi ? pour varier les coups d'une partie
Qui ne profite qu'aux joueurs.
Fable XVII, Livre III.


Deux dindons s'engraissaient dans une métairie ;
Égaux en droits : l'un d'eux croyait pourtant valoir
Bien plus que son confrère. Hé pourquoi, je vous prie ?
Parce qu'il était blanc, et que l'autre était noir.
Aussi Dieu sait quels droits à la prééminence
Par un tel avantage il se croyait acquis,
Toisant son commensal de l'œil dont un marquis
Regarde un homme, de finance.
Vient cependant la Saint-Martin.
Le maître invite sa famille ;
Le maître ordonne un grand festin :
Il célébrait sa fête et mariait sa fille.
Or ce jour de bombance et d'indigestion,
Inscrit par La Reynière au rang des jours célèbres,
Est pour la basse-cour un jour des plus funèbres.
Le poulailler fut mis à contribution.
Dans le garde-manger dès la veille on admire
Deux compagnons de truffes parfumés.
Lequel des deux fut blanc ? on ne saurait le dire,
Car tous les deux étaient plumés.

Ainsi, sous l'éclat dont il brille,
Tel homme paraît sans égal,
Jusqu'au moment triste et fatal
Qui pour jamais nous déshabille.
Fable III, Livre IV.


Madame était au bal, monsieur était au jeu,
Et leurs gens, comme on l'imagine,
Sur le poêle assoupis, s'inquiétaient fort peu
D'une pincette de cuisine,
Par eux, dans le salon, laissée au coin du feu.
Mais la pincette de leur maître,
Noble pincette, qui, de droit,
Seule avait jusqu'alors servi dans cet endroit,
S'en inquiétait trop peut-être.
« Laisser auprès de moi cet instrument grossier !
À quoi pense-t-on ? disait-elle.
Voudrait-on mettre en parallèle
Et le fer et la rouille, avec l'or et l'acier
Dont ma double branche étincelle ?
Comme monsieur, à son retour,
Des valets négligents frottera les oreilles !
Comme on vous renverra, ma chère, au feu du four
Vous chauffer avec vos pareilles ! »
« - Mes pareilles, répond l'instrument roturier,
Madame, ainsi que vous sont faites,
Et j'en vois, en dépit de l'art de l'ouvrier,
Partout où je vois des pincettes.
Les efforts de cet art n'ont mis
Qu'une différence assez mince
Entre la pincette d'un prince
Et la pincette d'un commis.
L'une et l'autre, ma sœur, quittent fort peu la cendre ;
L'une et l'autre, soit dit sans vous effaroucher,
À celui qui s'en sert, prêtent leurs doigts pour prendre
Tout ce qu'avec ses doigts il ne veut pas toucher.
Pensez moins à votre parure,
Et pensez plus à votre emploi ;
La différence, au fait, n'est, entre vous et moi,
Que de la rouille à la dorure. »
Fable IV, Livre II.


Dans l'Olympe on s'ennuie. - Y pensez-vous, grands Dieux !
- Oui, Messieurs ; oui, j'y pense, et je veux le redire :
Dans l'Olympe on s'ennuie, ainsi qu'en d'autres lieux
Qui souffrent peu le mot pour rire.
Dieux d'en-haut, Dieux d'en-bas, vous jetez quelquefois
Des regards envieux sur la fange où nous sommes.
Il est beau d'être dieux, il est bon d'être rois ;
Mais il est doux parfois d'être hommes.
Jupiter le pensait ainsi ;
Un soir, libre de tout souci,
Voulant se divertir sans user son tonnerre,
Or ça, dit-il aux Dieux, amusons-nous ici
Comme on s'amuse sur la terre.
Momus, un jeu bien *** ! - Bien *** ! dit l'égrillard,
Qui des jeux dans sa tête a tout le répertoire ;
Jouons un jeu d'enfants ; si vous voulez m'en croire,
Nous ferons un Colin-Maillard.
En quatre mois, il fait connaître
Le jeu terrestre à la céleste cour ;
Comment on prend, comment on est pris tour à tour.
Junon prête un mouchoir : c'est au plus jeune à l'être ;
Le plus jeune c'était l'Amour,
L'enfant, qui déjà n'y voit goutte,
Un bandeau de plus sur les yeux,
Va d'un côté, de l'autre ; et les éclats joyeux
De l'Olympe étonné font retentir la voûte.
Les Dieux, qui riaient fort, comptaient rire encor plus,
Quand notre espiègle eut mis la main sur la Justice.
Cet autre aveugle au jeu n'entendra pas malice ;
Elle est là pour longtemps disait surtout Momus.
Il se trompait. Elle entre en lice,
Et, dès le premier pas, elle attrapa Plutus.
Celui-là devait-il s'attendre
À jamais sortir d'embarras ?
Il est quelque peu lourd Venus, tu m'apprendras
Comment il a fait pour te prendre.
Fable VII, Livre I.


Qui découvre une vérité,
A dit un grave personnage,
La gardera pour soi, s'il est quelque peu sage
Et chérit sa tranquillité.
Socrate, Galilée, et gens de cette étoffe,
Ont méconnu ce dogme, et s'en sont mal trouvés.
Quels maux n'ont-ils pas éprouvés !
D'abord c'est Anitus qui crie au philosophe ;
Mélitus applaudit ; et mon sage, en prison,
Reconnaît, mais trop ****, le tort d'avoir raison :
Socrate y but la mort : mais quoi ! son infortune,
Qui n'a fait qu'assurer son immortalité,
Pourrait-elle étonner mon intrépidité ?
Ce qu'il osa cent fois, je ne l'oserais une !  
Non, non, je veux combattre un préjugé reçu.
Dût l'Anitus du jour, aboyant au scandale,
Calomnier mes mœurs pour venger la morale,
Je rectifie un fait qu'on n'a jamais bien su ;
Des générations erreur héréditaire,
Erreur qu'avec Fréron partage aussi Voltaire ;
Polichinelle, amis, n'était pas né bossu.
L'histoire universelle affirme le contraire ;
Je le sais fort bien ; mais-qu'y faire ?
Ne pas lui céder sur ce point,
Ni sur cet autre encor : monsieur Polichinelle
Grasseyait bien un peu, mais ne bredouillait point,
Quoi qu'en ait dit aussi l'histoire universelle.
Du reste, en fait d'esprit, se croyant tout donné,
Pour avoir un peu de mémoire,
Monsieur Polichinelle, au théâtre adonné,
Fondait sur ce bel art sa fortune et sa gloire :
Il voulait l'une et l'autre. Assez mal à propos,
Un soir donc il débute en costume tragique,
Ignorant, l'idiot, qu'un habit héroïque
Veut une taille de héros.
Aussi la pourpre et l'or dont mon vilain rayonne,
Font-ils voir aux plus étourdis
Ce qui, sous ses simples habits,
N'avait encor frappé personne ;
Son dos un peu trop arrondi,
Son ventre un peu trop rebondi,
Sa figure un peu trop vermeille.
De plus, si ce n'est trop de la plus douce voix
Pour dire ces beaux vers qui charment à la fois  
L'esprit, et le cœur et l'oreille,
Imaginez-vous mon grivois
Psalmodiant Racine et grasseyant Corneille.
On n'y tint pas : il fut hué,
Siffle, bafoué, conspué.
Un autre en serait mort, ou de honte ou de rage.
Lui, plus sensé, n'en mourut pas ;
Et crut même de ce faux pas
Pouvoir tirer quelqu'avantage.
Mes défauts sont connus : pourquoi m'en affliger ?
Mieux vaudrait les mettre à la mode.
Je ne saurais les corriger,
Affichons-les ; c'est si commode !
Il est plusieurs célébrités,
Hommes de goût, gens à scrupules,
La vôtre est dans vos qualités,
La nôtre est dans nos ridicules.
Il dit, et sur son dos, qui n'était que voûté,
il ajuste une bosse énorme ;
Puis un ventre de même forme
À son gros ventre est ajouté.
**** d'imiter ce Démosthènes,
Qui, bredouilleur ambitieux,
Devant les flots séditieux,
Image du peuple d'Athènes,
S'exerçait à briser les chaînes
De son organe vicieux,
Confiait aux vents la harangue
Où des Grecs il vengeait les droits,
Et, pour mieux triompher des rois,
S'efforçait à dompter sa langue,
Polichinelle croit qu'on peut encore charmer
Sans être plus intelligible
Que tel que je pourrais nommer,
Et met son art à se former  
Un parlage un peu plus risible.
Puis, vêtu d'un habit de maint échantillon,
Il barbouille de vermillon
Sa face déjà rubiconde ;
Prend des manchettes, des sabots ;
Dit des sentences, des gros mots ;
Bref, n'omet rien pour plaire aux sots
Et plaît à presque tout le monde.
Quels succès, par les siens, ne sont pas effacés ?
Les Roussels passeront, les Janots sont passés !
Lui seul, toujours de mode, à Paris comme à Rome,
Peut se prodiguer sans s'user ;
Lui seul, toujours sûr d'amuser,
Pour les petits enfants est toujours un grand homme.
Ajoutons à ce que j'ai dit,
Que tel qui tout bas s'applaudit
De la faveur universelle,
Ne doit sa vogue et son crédit
Qu'au secret de Polichinelle.
Fable X, Livre I.


L'éponge boit, c'est son métier ;
Mais elle est aussi souvent pleine
De l'eau fangeuse du bourbier,
Que de celle de la fontaine.
Docteurs qui, dans votre cerveau,
Logez le vieux et le nouveau,
Les vérités et les mensonges,
J'en conviens, vous retenez tout ;
Mais aux yeux de l'homme de goût,
Ne seriez-vous pas des éponges ?
Fable IV, Livre V.


Mes bons amis, je dois en convenir,
Je n'imaginais pas qu'un mort pût revenir ;
Que bien empaqueté, soit dans cette humble bière
Des humains du commun la retraite dernière,
Soit dans ce lourd cercueil dont le plomb protecteur
Plus longtemps au néant dispute un sénateur,
Au grand air un défunt pût jamais reparaître ;
Et par aucun motif, si pressant qu'il puisse être,
Se reproduire aux yeux des badauds effrayés,
À ses vieux ennemis venir tirer les pieds,
Sommer ses héritiers de tenir leurs promesses,
Et forcer ces ingrats à lui payer des messes.
Un curé de notre canton,
Qui, s'il n'est esprit fort, est du moins esprit sage,
Deux fois par semaine, au sermon,
L'affirme cependant aux gens de son village.
« Or ça, lui dis-je un jour, plaisant hors de saison,
Tantôt vous commenciez un somme,
Ou bien vous perdez la raison. »
« - La raison, répond le bonhomme,
Laquelle à mon avis doit régner en tout lieu,
« Même en chaire, enseigne qu'à Dieu
« Au monde il n'est rien d'impossible.
« - Aucune vérité n'est pour moi plus sensible.
« - Vous reconnaissez, frère, en accordant ce point,
« Qu'à mon petit troupeau je n'en impose point,
« En lui disant que Dieu, mécontent qu'on se livre
« À de pernicieux penchants,
« Peut laisser les défunts lutiner les méchants,
« Afin de leur apprendre à vivre.
« - Bien ! et vous le prouvez ? - Appuyant quelquefois
« Ce dogme édifiant d'un pieux stratagème,
« Vers le soir, dans la grange ou sur les bords du bois,
« Je le prouve en faisant le revenant moi-même.
« Tantôt vêtu de blanc, tantôt vêtu de noir,
« J'ai vingt fois relancé jusque dans son manoir
« Tel maraud qui, déjà coupable au fond de l'âme,
« Et pendable un moment plus ****,
« Convoitait du voisin le fromage ou le lard,
« Ou bien la vache, ou bien la femme.
« Changeant, suivant le cas, et de forme et de ton,
« Assisté du vicaire et surtout du bâton,
« Ainsi dans ma paroisse exorcisant le crime,
« Régénérant les mœurs, je fais payer la dîme,
« Donne un père à l'enfant qui n'en aurait pas eu ;
« Et quand au cabaret dimanche on s'est battu,
« Mettant l'apothicaire aux frais du bras qui blesse,
« Je fais faire ici par faiblesse
« Ce qu'on n'eût pas fait par vertu.
« Osez-vous m'en blâmer ? - Moi, curé, je le jure,
« De tout mon cœur je vous absous ;
« Et qui plus est je me résous
« À tolérer parfois quelque utile imposture.
« Par un vil intérêt vers le mal entraîné,
« Au bien si rarement quand l'homme est ramené
« Par le noble amour du bien même,
« En employant l'erreur qu'il aime
« Dominons le penchant dont il est dominé.
« Sans trop examiner si la chose est croyable,
« De la chose qu'on croit tirons utilité.
« Un préjugé sublime, une erreur pitoyable
« Peut tourner au profit de la société ;
« Il est bon que Rollet tremble en rêvant au diable,
« Et César en pensant à la postérité. »
Fable VIII, Livre II.


xxL'astre du jour rentrait dans sa carrière ;
Les Guèbres l'adoraient. Quelle divinité,
Disaient-ils à genoux, au sein de la poussière,
Oserait avec toi disputer de beauté ?
Ton domaine est l'immensité !
Ta durée est l'éternité !
Et ta présence la lumière !
Rien de parfait que toi dans la nature entière.
Parfait ! dit un docteur à mes dévots surpris,
Quoique aussi bien qu'un autre il baissât la paupière ;
Parfait ! y pensez-vous ? parfait ! Pauvres esprits !
Apprenez donc combien votre erreur est grossière ;
Sachez qu'en plus d'un point le soleil est taché.
Non, ce n'est pas tout or que ce roi des planètes.
À vos yeux, j'en conviens, ce mystère est caché ;
Mais il est clair pour nos lunettes.
C'est peut-être y mal voir qu'y voir mieux qu'il ne faut.
Censeurs trop scrupuleux, ma fable est votre histoire.
Dans Delille, un Clément a vu plus d'un défaut ;
Mais grâce à tout défaut qui se perd dans sa gloire.
Fable XIII, Livre II.


En Chine, un animal, singe de son métier,
Crut, comme bien des gens, que, s'il changeait de cage,
Il changerait de personnage.
Profitant donc de l'heure où le saint du quartier,
Chez le peintre où le charpentier,
Se trouvait en raccommodage,
Il se loge en sa niche ; et, composant son ton,
Du béat qu'il supplée affectant l'air paterne,
Il se dit, on le croit le patron du canton.
Le petit peuple se prosterne ;
Mainte dévote aussi. Cent fois j'ai rencontré
Mainte dévote aux pieds de saints de moindre étoffe.
L'exemple avait gagné quand un jeune lettré,
Fils de Confucius, apprenti philosophe,
Avisant le magot, qui, toujours méconnu,
De sa guérite parfumée
Humait les vœux et la fumée,
Lui donna cet avis, qu'on a peu retenu :
« Hors d'ici, que l'on ne te chasse,
Sot qu'un plus sot vient adorer ;
La place ne peut t'honorer,
Et tu déshonores la place. »
Fable I, Livre V.


« On suivait Paul hier, on le fuit aujourd'hui.
Me direz-vous, monsieur, à quelle circonstance
Il faut imputer l'inconstance
Que le public montre envers lui ? »
Après un moment de silence,
Monsieur l'abbé répond : « Mets d'abord, mets, mon fils,
« Ce bocal sur notre fenêtre.
« Est-il découvert ? - Non. - Découvre-le. - Mon maître,
Il est plein de sirop. - Fais ce que je te dis.
« - Vous en aurez regret. - Peut-être.
« Tu riras si je m'en repens.
« - Ne voyez-vous donc pas quel essaim nous arrive ?
« Voilà déjà plus d'un convive,
« Qui se régale à nos dépens.
« - Il faut que tout le monde vive, »
Répond le sage en souriant.
« Le sucre est un mets très friand ;
« Mais n'est-il fait que pour nos bouches ?
« Et la terre est-elle, entre nous,
« Chiche à ce point d'un mets si doux,
« Qu'on n'en puisse laisser aux mouches ?
« Il nous en reste assez pour toi.
« - Il est vrai. - Quant à Paul, quant à cette injustice
« Dont tu veux savoir le pourquoi,
« Nous en reparlerons ; pour l'instant laisse-moi :
« L'objet vaut qu'on y réfléchisse. »
Cependant autour du bocal
Bourdonne l'essaim parasite,
Et, comme à qui mieux mieux, chacun s'y précipite :
Si vaste qu'elle soit, la panse de cristal
Pour tant de commensaux bientôt est trop petite.
Ce spectacle amusa l'écolier jusqu'au soir.
N'ayant alors plus rien à voir,
Il reprit son propos. « - Un peu de patience.
« Est-ce en un jour, mon fils, que l'on peut tout savoir
« Demain peut-être, grâce à notre expérience,
« En dirai-je un peu plus. » De crainte d'accident,
L'enfant veut recouvrir le vase en attendant.
Mais notre précepteur autrement en décide.
Il avait ses raisons. Le sirop cependant,
De doux qu'il fut, devient acide.
Plus matinal que le soleil,
Notre écolier à son réveil
De courir au bocal. Mais quelle est sa surprise !
Il ne retrouve, au lieu de ce peuple goulu,
Q'une mouche confite, et qui, comme à la glu,
Dans le sucre se trouvait prise.
« D'où provient tout ce changement ?
« - Du motif qui, dans ce moment,
**** du malheureux Paul écarte tous les hommes.
« Les mouches, les amis dans le temps où nous sommes
« Se ressemblent plus qu'on ne croit.
« Cet essaim qui croît ou décroît,
« Suivant que la liqueur est plus douce ou plus aigre,
« T'apprend ce qu'entre humains parfois nous éprouvons,
« Suivant que le sort verse au vase où nous buvons,
« Ou du sirop, ou du vinaigre. »
Fable VI, Livre II.


Le crocodile en pleurs, aux animaux surpris,
De la pitié vantait les charmes :
« Craignez ceux qui jamais ne se sont attendris ;
Fiez-vous à quiconque a répandu des larmes :
Frères, l'homme est croyable, et l'homme pense ainsi. »
« - Je le sais, dit le bœuf ; et même il pleure aussi. »
Fable VIII, Livre IV.


Pour complaire aux goûts innocents
Des grands et des petits enfants,
De pauvres baladins allaient de foire en foire,
Représentant les faits les plus intéressants
Ou de la fable ou de l'histoire.
Ressuscitant les vieux héros
De l'Italie et de la Grèce,
Casque en tête, cuirasse au dos,
Epée au poing, c'est en champ clos
Qu'ils faisaient briller leur adresse.
Or, un beau jour (et, cette fois,
On avait mis la scène en France),
Sous les murs d'Orléans , et, pour leur délivrance,
Contre Jean Chandos, Jean Dunois
Devait combattre à toute outrance.
Sous le fer du Français, notez bien ce point-ci,
Le Breton, dans cette aventure,
Devait mourir ; mais, Dieu merci,
Mourir sans une égratignure.
Il en advint tout autrement,
Au détriment du pauvre sire,
Qui fut estropié très sérieusement,
Au lieu d'être tué pour rire.
- Et que fit le public ? - Le public ? il siffla
Et le vainqueur et sa prouesse.
J'aurais fait comme lui si j'avais été là.
Dans un jeu, mes amis, quelle qu'en soit l'espèce,
Jeu d'esprit, jeu de main, retenez bien cela,
On doit siffler celui qui blesse.
Fable VI, Livre IV.


Or çà, mes amis, essayons
De vous redire en vers tout ce que la chandelle
Disait naguère en prose, en voyant ses rayons
Porter jusqu'à six pas la lumière autour d'elle.
« Ce n'est pas tout-à-fait la clarté du soleil,
Et je n'éclaire pas une sphère aussi grande.
À cela près, je le demande,
xxMon rôle au sien n'est-il pas tout pareil ?
À votre gré, monsieur, à votre goût, madame,
Écrivez, jouez ou lisez,
Tricotez, brodez ou cousez,
À qui veut en user je prodigue ma flamme.
Vous blâmez le soleil de trop tôt se coucher,
De se lever trop **** ; qu'il dorme en paix sous l'onde,
Et l'on ne saura pas s'il est nuit en ce monde,
Pour peu qu'on ait pris place à cette table ronde,
Et que l'on pense à me moucher. »
Cependant le soleil, averti par les heures,
Plus alerte et plus radieux,
Avait abandonné les humides demeures,
Et ses premiers rayons doraient déjà les cieux.
À mesure qu'il perce et dissipe les voiles
Par la nuit étendus sur le monde obscurci,
Voyez-vous pâlir les étoiles ?
Les étoiles, la lune, et la chandelle aussi !
Ainsi, dans mainte académie,
Passez-moi la comparaison,
Le faux esprit s'éclipse auprès de la raison ;
Le bel esprit s'éclipse à côté du génie.
« Mon enfant, » dit l'astre du jour,
En plaignant sa rivale à demi consumée
De perdre sa gloire en fumée,
« Veux-tu de ton triomphe assurer le retour :
Fais tout fermer, porte, fenêtre,
Volets surtout ; fais que la nuit
Règne à jamais dans ce réduit :
La nuit te fait briller ; je la fais disparaître. »
Fable XVII, Livre IV.


Une ourse avait mis bas ; ourses du voisinage
D'accourir pour voir le poupon.
« Est-ce une fille? Est-ce un garçon ?
Est-il bien gros ? Est-il bien sage ?
Sans que ce soit un damoiseau,
Puisqu'il est le fils de son père,
Comme un ange il doit être beau,
Pour peu qu'il ressemble à sa mère. »  
« - Gomme un diable il est laid, commère, »
Devait répondre la maman,
Si sur ce point, une fois l'an,
Maman pouvait être sincère.
La nôtre à tous les yeux cachait son nourrisson ;
Masse informe, ébauche grossière,
Ours, qui d'ours n'avait que le nom ;
D'un ours c'était bien la matière,
Mais il manquait la façon.
C'est à la lui donner que la dame s'applique.
Au fond d'un antre obscur, **** du monde et du bruit.
C'est à lécher sans cesse et relécher son fruit
Qu'elle met son étude unique.
Ses efforts n'ont pas été vains :
Ainsi qu'on voit la molle argile,
Sous les doigts d'un artiste habile,
Prendre un buste, un visage, et des pieds et des mains ;
Grâce aux soins qui le débarbouillent,
Du petit monstre, en peu de jours,
Les traits tour à tour se débrouillent,
Et c'est, s'il n'a changé, le plus joli des ours.
Sa mère, je le crois, ne lisait point Horace ;
Mais nous qui le lisons, nous autres beaux esprits,
Pourquoi moins qu'elle user de ses sages avis ?
Cent fois sur le métier remettez vos écrits,
A dit le maître du Parnasse.
Vains préceptes! nos vers sont à peine ébauchés,
Que de les mettre au jour rien ne peut nous distraire,
Aussi sur le théâtre, aussi chez le libraire,
Mes amis, que d'ours mal léchés !
Fable IV, Livre III.


Un dogue se battait avec un chien danois,
Pour moins qu'un os, pour rien ; dans le temps où nous sommes,
Il faut presque aussi peu, je crois,
Pour diviser les chiens que pour brouiller les hommes.
L'un et l'autre était aux abois ;
Écorché par mainte morsure,
Entamé par mainte blessure,
L'un et l'autre eût cent fois fait trêve à son courroux,
Si l'impitoyable canaille,
Que la querelle amuse, et qui jugeait des coups,
N'eût cent fois, en sifflant, rengagé la bataille.
Le combat des Titans dura, dit-on, trois jours :
Celui-ci fut moins long, sans être des plus courts.
J'ignore auquel des deux demeura l'avantage,
Mais je sais qu'en héros chacun d'eux s'est battu ;
Et pourtant des oisifs le sot aréopage
S'est moqué du vainqueur autant que du vaincu.

Gens d'esprit, quelquefois si bêtes,
**** de prolonger vos débats,
Songez que vos jours de combats,
Pour les sots, sont des jours de fêtes.
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