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(À Brunette, le chien de Sophie.)


Objet si cher à ma Sophie,
Toi que nourrit sa belle main,
Toi qui passes toute ta vie
Entre ses genoux et son sein ;
Que ton sort, heureuse Brunette,
Hélas ! est différent du mien !
En amant elle traite un chien,
En chien, c'est l'amant qu'elle traite.

Et pourtant, cette préférence
Qui peut te l'obtenir sur moi ?
Ai-je moins de persévérance,
Moins de fidélité que toi ?
De mes fers **** que je m'échappe,
Enchaîné sans aucuns liens,
Toujours battu, toujours je viens
Baiser cette main qui me frappe.

Le pur sentiment qui m'enflamme
Vaut ton instinct, s'il ne vaut mieux ;
Et le feu qui brûle en mon âme
Vaut le feu qui brille en tes yeux :
Mais près de ma beauté suprême
Je suis trop coupable en effet,
Quand je hais tout ce qu'elle hait,
De n'aimer pas tout ce qu'elle aime.

Dans le dépit qui me transporte,
Souvent je ne connais plus rien.
Le grelot que Brunette porte
Serait mieux à mon cou qu'au sien.
Soins, constance, pleurs, sacrifice,
Je vous crois perdus sans retour :
Je n'espère plus de l'amour ;
Mais j'espère encor du caprice.

Écrit en 1792.
À M. P. D. S. R.
Premier commis au département de l'intérieur,
En lui envoyant un exemplaire de La Pucelle de Voltaire.


Accueillez l'immortel enfant
D'une muse un peu libertine ;
Un philosophe qui badine
Nous instruit en nous amusant.

Par une hypocrite cabale
L'honneur du beau sexe outragé,
Sous le fer d'un héros vengé,
N'est-ce pas là de la morale ?

Le père des inquisiteurs
Prêche aux damnés la tolérance :
Ah ! que n'a-t-il pour auditeurs
Tous nos fanatiques de France !

Et nos porteurs de capuchon,
Gens aussi vains qu'insatiables,
Que ne sont-ils à tous les diables,
Avec le père Gris-Bourdon !

Peut-être plus d'une peinture
Blesserait vos yeux délicats,
Si Vénus était sans appas
Pour être parfois sans ceinture.

Un grison trouve à ses discours
Jeanne et les Amours favorables ;
Que de belles ont tous les jours
Des caprices moins excusables !

Du génie et de l'enjouement,
La Pucelle pour héroïne ;
Tous ces objets, je l'imagine,
Sont de votre département.

Écrit en 1787.
Fable III, Livre I.


D'Actéon, mes amis, vous savez l'aventure ;
Vous savez qu'un peu cher il paya des transports
Où la seule Diane a pu voir une injure.
Aux mots qu'en son courroux cette ***** murmure,
Sans trop cacher pourtant ses pudiques trésors,
Notre indiscret, d'un cerf dix cors
À tout à coup pris l'encolure.
Un pied fourchu s'ajuste à sa jambe, à son bras ;
Ses cheveux en rameaux se dressent sur sa tête ;
Jusqu'au bout de son nez qui s'allonge, un poil rat
Court habiller notre homme en bête.
Peu content de voir sur son front
Ce qui paraît moins sur le nôtre,
Le nouveau quadrupède à décamper fut prompt.
Mais, hélas ! un malheur vient-il jamais sans l'autre ?
Ses bassets, un peu trop ardents,
Et, comme nous, enclins à juger sur la mine,
Le suivent en jappant dans la forêt voisine,
Où, tout en pleurs, bientôt il périt sous leurs dents.
Aucun d'eux cependant n'était ingrat ou traître,
Aucun du moins ne croyait l'être,
Lorsque dans son sang même ils se désaltéraient ;
Ce n'était pas leur pauvre maître,
C'était un cerf qu'ils déchiraient.
Vous qui d'écrire avez l'audace ou la faiblesse,
Si haut que soit le rang où vous plaça le sort,
Au destin d'Actéon résignez-vous d'abord,
Et surtout oubliez vos titres de noblesse.
Bien qu'au pied du Parnasse il soit plus d'un flatteur
La critique et sa meute y fixent leur retraite :
Quand vous vous donnez pour auteur,
En auteur souffrez qu'on vous traite.
Supposant dans un seul objet
Tout ce que j'exigeais pour plaire,
J'adorais un être parfait,
Et le croyais imaginaire.

L'Amour, quand il m'offrit tes traits,
Voulut me prouver ma folie :
Mon fantôme et ses vains attraits
Seraient tout au plus ta copie.

Daphné, j'ai bientôt reconnu
Que l'impossible pouvait être :
Reprends ici ce qui t'est dû ;
Je te chantais sans te connaître.

Écrit en 1789.
xxEn leur envoyant la cantate intitulée
La Tempête, qu'elles ont mise en musique.


Souvent cette trame grossière
Qu'ourdit la main du tisserand
Se transforme en tapis brillant
Sous les jolis doigts de Glycère.

Le chanvre obscur a disparu,
Recouvert par l'or et la soie ;
Ce n'est plus qu'un brillant tissu
Où l'art triomphant se déploie.

Le plus mince des opéras
Subira ces métamorphoses :
J'ai disposé le canevas,
Et sous vos doigts naîtront les roses.

Écrit en 1788.
Verts bosquets, paisible asile,
Où tout sourit à mon cœur ;
D'innocence et de candeur
Séjour aimable et tranquille ;
En vain je veux retracer
Le bonheur qui vous habite :
Est-ce l'instant d'y penser
Que l'instant où je vous quitte ?

Hélas ! quand les plaintes vaines
Ont remplacé les désirs ;
Quand ce qui fit mes plaisirs
Désormais fera mes peines,
**** d'accuser de froideur
Mon silence sur vos charmes,
N'y voyez que ma douleur
Et jugez-moi sur mes larmes.

Echos de ce vert bocage,
Vous n'entendrez plus ma voix !
Sans moi, nymphes de ces bois,
Vous danserez sous l'ombrage.
Ah ! je le sens aux regrets
Que ce penser a fait naître,
Qui dut vous quitter jamais
N'eût jamais dû vous connaître.

Écrit en 1791.
(Qui avait laissé prendre le feu à ses habits.)


Ce feu, quels torts a-t-il donc faits
À votre Laure, qui se fâche ?
Plein de respect pour ses attraits,
Il n'en veut qu'à ce qui les cache.

De jamais le lui reprocher,
Pour moi, je me ferais scrupule.
Qui craint que le feu ne le brûle
Ne doit pas trop s'en approcher.

Joigne les effets aux menaces ;
Tant d'imprudence est à punir :
À l'étourdie, à l'avenir,
Ne laissez que l'habit des Grâces.

Cette sage sévérité
En nous trouvera des apôtres.
Refusez-lui la charité,
Ce sera la faire à bien d'autres.

Écrit en 1790.
**(Après avoir lu ses jolis vers.)


En vérité, je suis jaloux
De ces vers où l'amour respire :
Le peindre aussi bien qu'on l'inspire !
Cela ne fut donné qu'à vous.

Moi qui voudrais savoir vous plaire,
Et qui ne sais que vous chérir,
J'ai résolu, pour vous fléchir,
De vous prendre pour secrétaire.

Je suis sûr de me faire aimer,
Si pour moi vous daignez écrire,
Si votre esprit daigne exprimer
Tout ce que mon cœur veut vous dire.

C'est aussi pour changer d'emploi
Qu'au mien de grand cœur je renonce :
Ecrivez la lettre pour moi,
Pour vous je ferai la réponse.

Écrit en 1793.
Je lis et cite tour à tour
Ce recueil qui jamais ne lasse,
Ces vers écrits par une Grâce
Avec les plumes de l'Amour.

De vos amis, moi qui vous aime,
Je n'ai ni l'esprit ni les yeux :
Je ne vois en vous que vous-même,
Et vous m'en plaisez beaucoup mieux.

Brillante de votre lumière,
Belle de vos propres attraits,
Vous ne me retracez jamais
Ni La Suze ni Deshoulière.

La voix de leurs admirateurs
Déjà vous place à côté d'elles ;
Vous aurez des imitateurs,
Mais vous n'eûtes pas de modèles.

Écrit en 1795.
(Sur les parodistes.)


Que, pour souper à nos dépens,
Maint parodiste nous poursuive,
De grand cœur, ami, j'y consens :
« II faut que tout le monde vive. »

« J'en vois peu la nécessité, »
Dit à certain folliculaire
Certain ministre un peu sévère :
Nous aurons plus de charité.

Admirateurs d'un si bel ordre,
Gardons-nous bien d'y rien changer :
Puisque pour vivre il faut manger,
Pour manger, permettons de mordre.

Écrit en 1799.
À Mademoiselle Contat.


Vos doigts de rose ont déchiré
Le crêpe étendu sur ma vie ;
Par vous, belle et sensible amie,
De mes fers je suis délivré.

Je ne suis plus seul sur la terre ;
Je redeviens, par vos bienfaits,
Fils, époux, citoyen et père,
Ami, frère, et surtout Français.

Me savaient-ils cette existence,
Ceux qui m'avaient calomnié ?
Riche et fier de votre amitié,
Pouvais-je abandonner la France ?

Ami de la tranquillité,
Je ne suis ni guerrier ni prêtre.
J'ai fait quelques héros peut-être ;
Mais je ne l'ai jamais été.

C'est depuis qu'elle m'est ravie
Que j'estime la liberté :
Elle ressemble à la santé,
Que le seul malade apprécie.

Mille fois heureux qui par vous
Recouvre ce bien que j'adore ;
Mille fois plus heureux encore
Qui peut le perdre à vos genoux !

À Dunkerque, le 9 décembre 1792
**(Vers faits en pleine mer.)


Pourquoi me rendre à ma douleur ?
Pourquoi rétablis-tu, barbare,
Entre mon sort et le bonheur
L'immensité qui les sépare ?

En précipitant mon réveil,
Sais-tu bien ce que tu m'enlèves ?
Je retrouverai mon sommeil,
Mais retrouverai-je mes rêves ?

Je revoyais mon doux pays,
Ces beaux lieux que la Seine arrose !
J'embrassais mes heureux amis,
Et j'étais à côté de Rose !

Objets de mes vœux assidus,
Vous qui m'aimez, toi que j'adore,
Vous que j'avais déjà perdus,
Fallait-il donc vous perdre encore !

Écrit en 1797.
x(Après la paix de Campo-Formio.)


Aucune gloire désormais
Ne vous sera donc étrangère ?
Et vous savez faire la paix
Comme vous avez fait la guerre !

Autant que l'intrépidité
Qui vengea l'honneur de la France,
J'admire, au moins, cette prudence
Qui lui rend sa tranquillité ;

Qui dans les chemins des conquêtes
A su s'arrêter à propos,
Et préférer notre repos
À tant de palmes toutes prêtes.

L'art des illustres meurtriers
A son prix au temps où nous sommes,
J'en conviens ; mais les grands guerriers
Ne sont pas toujours de grands hommes.

L'olivier, au front de Pallas,
Votre modèle, votre emblème,
Avec le laurier des combats
Ne formait qu'un seul diadème.

Ceignez ces feuillages rivaux
Que vous décernent les suffrages
De la déesse des héros :
C'était aussi celle des sages.

Si la valeur, l'humanité,
Sont les vrais titres à la gloire,
Chaque page de votre histoire
Contient votre immortalité.

Écrit en 1797.
De ce chaume heureux possesseur,
De bon cœur, hélas ! que j'envie
Tes travaux, ta philosophie,
Ta solitude et ton bonheur !

Pour prix des soins que tu leur donnes,
Tes arbustes reconnaissants
Et des printemps et des automnes
Te prodiguent les doux présents.

Ô trop heureux qui peut connaître
La jouissance de cueillir
Le fruit que ses soins font mûrir,
La fleur que ses soins ont fait naître !

Toujours la terre envers nos bras
S'est acquittée avec usure.
Qui veut s'éloigner des ingrats
Se rapproche de la nature.

Ne craindre et ne désirer rien,
Etre aimé de l'objet qu'on aime,
C'est bien là le bonheur suprême ;
C'est le sort des dieux, c'est le tien.

Écrit en 1792.
Un jour entier peut-on bouder !
Cela passerait raillerie.
Si j'ai cherché la brouillerie,
C'était pour le plaisir de nous raccommoder.

Pour notre utilité commune,
Déride ce front soucieux :
L'air fou du plaisir te sied mieux
Que l'œil sournois de la rancune.

Mon désespoir te touchera,
Si mon repentir ne te touche.
Pour gronder ose ouvrir la bouche,
Un baiser te la fermera.

L'amour a voulu nous instruire ;
Mettons à profit la leçon :
Raccommodons-nous tout de bon
Après avoir boudé pour rire.

Écrit en 1787.
(Qui faisait l'aumône en mon intention.)


Faire l'aumône à son prochain
C'est un précepte évangélique :
Belle Églé, votre belle main
Va, dit-on, le mettre en pratique.

Excusez ma sincérité :
Je vous crois peu compatissante,
Et doute que la charité
Soit votre vertu dominante.

Avec tant d'esprit et d'attraits,
Sage surtout comme vous l'êtes,
Voudrez-vous soulager jamais
Tous les malheureux que vous faites ?

Écrit en 1786.
(En lui envoyant les Amour de Psyché.)


Lisez et relisez, ma sœur,
De Psyché l'admirable histoire :
Vous y verrez que le bonheur
N'est pas toujours avec la gloire.

Vous y verrez qu'assez souvent
La plus belle est la plus à plaindre ;
Et qu'un succès trop éclatant
Est moins à désirer qu'à craindre.

Vous y verrez que les maris
Ont parfois l'humeur trop farouche,
Et qu'il n'est pas toujours permis
De savoir avec qui l'on couche.

Psyché veut connaître une nuit
À quel homme elle avait affaire ;
Son époux s'éveille et s'enfuit :
Je crois qu'il aurait pu mieux faire.

Qui dormirait entre vos bras,
Si le jour frappait sa paupière,
À coup sûr ne se plaindrait pas
D'être éveillé par la lumière.

Écrit le Ier janvier 1803.
À M. Plasschaert.

Qui, en m'expédiant un ouvrage de sa façon, indiquait :
À l'auteur de La Feuille... en Europe.


Auteur aimable autant qu'utile,
Votre livre m'est parvenu ;
À votre but, à votre style,
Ma raison vous a reconnu.

Vos vers pleins de délicatesse
Pour mon goût n'ont pas moins de prix
On n'écrit pas mieux à Paris,
Mais on y met mieux mon adresse.

En Europe, où partout je vois
Que les saints traités s'exécutent,
Suis-je connu même des rois,
Des bons rois qui me persécutent ?

De m'y chercher qui prendrait soin,
Sur la foi de votre apostille,
Chercherait bien moins qu'une aiguille,
Et dans quelle botte de foin !

Jouet du sort impitoyable,
Au fait, je n'ai ni feu ni lieu ;
Je suis à la grâce de Dieu :
Qui m'écrira, m'écrive au diable !

Écrit à La Haye, en 1818.
Tandis que sur l'herbe étendu,
Au bord d'une onde enchanteresse,
Fuyant et la molle paresse
Et le travail trop assidu,
Je ris de l'humaine faiblesse,
Et j'use mes moments perdus
À médire de notre espèce,
Mais non pas des individus ;
Qui peut troubler la paix du monde ?
Contemplant les plaines de l'onde,
L'Europe a réclamé ses droits.
Napoléon s'arme, il se lève,
Et dans sa main brille le glaive
Qui fait et qui défait les rois.
Dans les secrets de sa colère,
Imprudent qui veut pénétrer !
J'ignore en quels lieux de la terre
Albion va le rencontrer ;
Mais quels honneurs, mais quelle gloire ;
Seraient promis à ma mémoire,
Si je pouvais croire aujourd'hui,
Que mes rivaux dans l'art des fables
Ne me sont pas plus redoutables
Que l'univers entier pour lui !

Mai 1812.
Fable VII, Livre V.


Hercule avait chassé sur le mont Pélion.
Percés de traits inévitables,
Frappés de coups épouvantables,
Que de monstres défaits ! Un énorme lion
À l'œil étincelant, à la voix menaçante,
À la faim toujours renaissante,
Depuis dix ans la crainte et l'horreur de ces lieux,
Ou le roi, si vous l'aimez mieux,
Malgré sa griffe aiguë et sa dent meurtrière,
Vaincu lui-même enfin gisait sur la poussière.
Du lion Néméen c'était l'affreux pendant.
Expirant comme lui sur une roche aride,
Il menaçait encor son vainqueur intrépide,
Dont la suite de **** tremble en le regardant.
Quelques vermisseaux cependant,
Qui, vils rebuts de la nature,
Sur quiconque a vécu s'arrogeant certains droits,
Des ânes, des lions, des goujats et des rois
Et des dieux mêmes, que je crois,
Font également leur pâture,
Quelques vermisseaux prétendaient
Qu'à tort on avait fait le défunt si terrible ;
À leur gré, rien de plus risible
Que les bruits qui s'en répandaient.
« Trois coups ont suffi pour l'abattre.
« Il serait dès longtemps ce qu'il est aujourd'hui
« Si, **** de trembler devant lui,
« Tel qu'il a digéré l'avait osé combattre.
« S'il a vaincu, s'il a régné,
« Sa force était dans leur faiblesse.
« - Cessez, dit Hercule indigné,
« Cessez un discours qui me blesse :
« Pareils à maint historien
« Qui dans sa nullité dissèque aussi la gloire,
« Vous réduisez l'obstacle à rien
« Pour réduire à rien la victoire.
« Quoi que vous en disiez, le roi de ces forêts
« N'était ni faible, ni timide.
« Songez que pour le vaincre il a fallu les traits,
« La massue et le bras d'Alcide. »
Fable XVI, Livre IV.


« Demande-t-on la bouche pleine ? »
Disait ma femme à son marmot :
« Fi ! qu'il est laid ! fi ! qu'il est sot !
Il n'aura plus rien pour sa peine. »
Le marmot de pleurer, non qu'il eût appétit ;
Mais il était à table, et c'était là son centre ;
Mais il était de ceux dont le proverbe dit :
« Tes yeux sont plus grands que ton ventre. »
Ambitieux ! ambitieux !
Vous qui, comblés des dons de la fortune,
La poursuivez encor d'une plainte importune,
C'est ainsi que sont faits vos yeux.
À de nouveaux honneurs vous parvenez à peine,
Qu'à des honneurs nouveaux déjà vous prétendez.
Un peu plus de raison, enfants, vous l'entendez,
Demande-t-on la bouche pleine ?
Fable XVII, Livre II.


À qui diable en veut cet Anglais ?
Il sort du lit avant l'aurore,
Laisse dormir sa femme, éveille ses valets,
Et court déjà les champs qu'il n'est pas jour encore.
Le silence a fui **** des bois ;
Comme ceux des murs où nous sommes,
Leur écho redit à la fois
Les jurements, les cris, les voix
Des chiens, des chevaux et des hommes.
Mais quoi ! le limier est lâché ;
Sur ses pas, en hurlant, le chien courant détale :
La queue en l'air, le nez à la terre attaché,
Des bassets suit la meute intrépide et bancale.
Un commun espoir les soutient.
On trotte, on court, on va, l'on vient ;
On se rejoint, on se sépare ;
On presse, on retient son essor,
Au gré des sons bruyants du cor,
Au caprice de la fanfare.
Point de repos : bêtes et gens,
À qui mieux mieux chacun s'excite.
Mais tombe enfin qui va si vite ;
Tout l'équipage est sur les dents.
Couvert d'écume et de fumée,
Le coursier du maître est rendu ;
Plus d'un chien haletant sur l'herbe est étendu,
Et de sa gueule en feu pend sa langue enflammée.
Milord, qui de chemise a besoin de changer,
Et lentement chez soi retourne à la nuit noire,
À passé le jour sans manger,
Et, qui pis est pour lui, sans boire !
Et pourquoi tant de bruit, tant de soins, tant de mal ?
Pour forcer un triste animal
Qui perd, aussitôt qu'on l'attrape,
Le prix qu'il semble avoir alors qu'il nous échappe ;
Et, **** de nous valoir ce qu'il nous a coûté,
N'offre à l'heureux vainqueur de tous ses stratagèmes,
Qu'un mets auquel deux fois on n'a jamais goûté,
Et dont les chiens à jeun ne veulent pas eux-mêmes !

Toi qui possèdes la grandeur,
Et t'es éreinté sur sa trace,
S'il se peut, parle avec candeur ;
As-tu fait plus heureuse chasse ?
Fable XV, Livre IV.


Le voisinage d'un clocher
Est un assez sot voisinage.
Soit dit sans le leur reprocher,
Les cloches ont certain langage
Dont on se fatigue aisément :
Langage à vous rompre la tête,
Langage à tout événement,
Langage en vogue également,
Un jour de deuil, un jour de fête,
De baptême ou d'enterrement.
Ainsi maints hommes de génie
Que le bon Dieu fit tout exprès
Pour ennuyer leur compagnie,
À tout propos, sur tous sujets,
À pérorer sont toujours prêts.
Mais ces gens-là n'ont pas l'excuse
Que la cloche peut opposer
À tout mécontent qui l'accuse
De rarement se reposer.

« Par trop si je me fais entendre,
Ami, dans sa mauvaise humeur,
Est-ce à moi que l'on doit s'en prendre
Qu'on s'en prenne au carillonneur ! »

Exposés au même reproche,
Que de médisants, aujourd'hui,
Ne sont pourtant, comme la cloche,
Qu'un instrument mû par autrui !
Fable VII, Livre II.


Toi qui te dis mon camarade,
Devrais-je ici te rencontrer,
Bonnet ridicule et maussade ?
Le jour, peux-tu bien te montrer,
Si ce n'est au front d'un malade ?
Quel espoir te retient céans ?
De l'indolence épais emblème,
Te crois-tu chez ces fainéants
Qui te ceignaient pour diadème ?
Va, le prince à qui j'appartiens
Porte autrement qu'eux la couronne.
Vois tout l'éclat qui m'environne,
C'est de lui seul que je le tiens.
Actif dans la paix, dans la guerre,
Ce roi ne se repose guère ;
S'il me permet quelque repos,
C'est lorsque, des mains de la Gloire,
II prend le casque des héros
Ou le laurier de la Victoire.

Mais le bonnet, jusqu'à ce jour,
Vit-il jamais venir son tour ?
Pourquoi donc sort-il de l'armoire ?
Crois-moi, si tu crains les railleurs,
À la cour grand en est le nombre,
Crois-moi, rentre au plus tôt dans l'ombre,
Ou va chercher fortune ailleurs.
- C'est ici que je dois l'attendre.
Répond humblement le bonnet ;
Et je puis vous le prouver net,
Si vous consentez à m'entendre.
Partout où le trône est placé,
De droit vous vous dites admise ;
Eh bien ! moi, je me crois de mise
Partout où le lit est dressé.
N'en est-il en cette demeure ?
Nature y perd-elle ses droits ?
Ou, par bonheur, les yeux des rois
Seraient-ils ouverts à toute heure ?
Quand vient minuit, nous le voyons,
Votre noble poids les chagrine,
Et l'on dirait que quelque épine
Les tourmente sous vos rayons.
Mon règne alors succède au vôtre :
Le front de toute majesté
Qui veut dormir en liberté
Doit être coiffé comme un autre.
Et puis, mais soit dit entre nous,
N'est-il pas d'autres soins plus doux
Qui font quitter la compagnie
Et l'habit de cérémonie ?
À moi la nuit, à vous le jour :
Oui, bien que votre orgueil en gronde,
Mon crédit, même ici, se fonde
Sur les premiers besoins du monde :
Sur le sommeil et sur l'amour.
Fable XI, Livre IV.


LA BOUTEILLE.

L'intérêt ne peut me guider ;
Je n'ai rien à moi, ma cousine,
Et volontiers si je m'incline,
Ce n'est que pour mieux me vider.

LA CRUCHE.

Ma cousine, je le confesse,
Un autre instinct me fait agir,
Et volontiers si je me baisse,
Ce n'est que pour mieux me remplir.
xxFable XVI, Livre V.


- De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu ? - Je n'en sais rien.
L'orage a frappé le chêne
Qui seul était mon soutien.
De son inconstante haleine,
Le zéphyr ou l'aquilon
Depuis ce jour me promène
De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène.
Sans me plaindre ou m'effrayer,
Je vais où va toute chose,
Où va la feuille de rose
Et la feuille de laurier.
Fable VI, Livre III.


Pendant mille ans et plus, Jupiter fut fêté.
C'était justice : alors il portait le tonnerre ;
Il était immortel : dans les cieux, sur la terre,
La pluie et le beau temps, et la paix et la guerre,
Tout allait à sa volonté.
À ses autels, parés de fleurs et de guirlandes,
Devant la pierre ou l'or qui le représentait,
L'indigent, l'opulent, tour à tour apportait
Ses oraisons et ses offrandes.
Mais les dons étaient différents,
Bien que la ferveur fût la même.
Si les parfums étaient prodigués par les grands,
« On offre ce qu'on a », disaient les pauvres gens ;
Et la poix quelquefois fumait, au lieu d'encens,
Devant la déité suprême.
Jupiter de ce tour jamais ne s'offensa :
Il avait l'âme bonne, et sa bonté fut telle,
Qu'en bon homme il récompensa
La foi d'une sempiternelle
Qui, voulant l'encenser, faute de mieux, laissa
Sous son nez tout-puissant fumer une chandelle.

La fumée est toujours un mets délicieux.
Allons, flatteurs, faites des vôtres :
Les nez des hommes et des dieux
Sont faits les uns comme les autres.
Fable XVI, Livre I.


On admirait l'oiseau de Jupiter,
Qui déployant ses vastes ailes,
Aussi rapide que l'éclair,
Remontait vers son maître aux voûtes éternelles.
Toute la basse-cour avait les yeux en l'air.
Ce n'est pas sans raison qu'un grand dieu le préfère !
S'écriait un vieux coq ; parmi ses envieux,
Qui pourrait, comme lui, laissant bien **** la terre,
Voler en un clin-d'oeil au séjour du tonnerre,
Et d'un élan franchir l'immensité des cieux ?
Qui ? reprit un chapon ; vous et moi, mon confrère.
Moi, vous dis-je. Laissons les dindons s'étonner
De ce qui sort de leurs coutumes :
Osons, au lieu de raisonner.
D'aussi près qu'il voudra verra Jupin tonner
Quiconque a du cœur et des plumes.
Il dit, et de l'exemple appuyant la leçon,
Il a déjà pris vol vers la céleste plaine.
Mais c'était le vol du chapon.
L'enfant gâté du Mans s'élève, et, comme un plomb,
Va tomber sur le toit de l'étable prochaine.
On sait que l'indulgence, en un malheur pareil,
N'est pas le fort de la canaille :
On suit le pauvre hère, on le hue, on le raille,
Les plus petits exprès montaient sur la muraille.
Le vieux coq, plus sensé, lui donna ce conseil :
Que ceci te serve de règle ;
Raser la terre est ton vrai lot :
Renonce à prendre un vol plus haut,
Mon ami, tu n'es pas un aigle.
Fable XII, Livre IV.


L'oiseau-roi veut-il reconnaître
S'il a transmis sa force au fruit de son amour,
Si l'aiglon sera digne un jour
Du noble sang qui l'a fait naître ?
À l'heure où du soleil le front plus épuré
De splendeur inonde l'espace,
Saisissant l'espoir de sa race,
Il l'enlève, et lui fait contempler face à face
Le prince étincelant du royaume azuré.
Sur cet éclat que rien n'efface,
Si l'aiglon jette un regard assuré ;
Sans cligner même la paupière,
S'il fixe un œil audacieux
Sur l'immortel foyer d'où jaillit la lumière
Qui nous force à baisser les yeux ;
Exhalant l'orgueil qu'il respire,
L'aigle annonce à la terre, au ciel, au monde entier,
Qu'il a reconnu l'héritier
Et de la foudre et de l'empire.
Toi qu'aux vœux des Français l'amour vient de donner,
Qu'en ton berceau sa main se plaît à couronner,
Je te présage un règne aussi grand que prospère,
Si, tout en l'admirant, tu peux, sans t'étonner,
Entendre ou lire un jour l'histoire de ton père.
Mélancolie est au fond de mon cœur ;
De chants joyeux n'ai pas la fantaisie ;
Plaintes, soupirs, accents de la douleur,
Voilà les chants de la mélancolie.
Cesse, ô ma voix ! cesse de soupirer
Chanson d'amour où peignais mon martyre :
À d'autres vers j'ai vu Daphné sourire.
Tais-toi, ma lyre ! Ah ! laisse-moi pleurer !

Plus ne prétends en langage des dieux
Chanter Daphné, chanter ma vive flamme :
Chanson d'amour irait jusqu'à ses yeux ;
Chanson d'amour n'irait plus à son âme.
Hier encor l'entendais assurer
Qu'un seul berger faisait chanson jolie :
C'est mon rival. Toi, que l'ingrate oublie,
Tais-toi, ma lyre ! Ah ! laisse-moi pleurer !

Si bien sentir vaut mieux que bien chanter,
Si bien aimer vaut mieux que bien le dire,
Las ! mieux que moi pouvait-on mériter
Le seul suffrage auquel ma muse aspire ?
Mais nouveauté, je le veux déclarer,
Séduit souvent la plus sage bergère.
Puisque Daphné comme une autre est légère,
Tais-toi, ma lyre ! Ah ! laisse-moi pleurer !

Quoi, vous allez la chercher malgré moi,
Vers indiscrets, enfants de jalousie !
Daphné vous lit : dieux ! quel est mon effroi !
Daphné sourit : dieux ! ma peine est finie !
Plus la douleur ne me doit tourmenter ;
À mon rival retournez, ma tristesse.
Mes vers encor plairaient à ma maîtresse ?
Tais-toi, chagrin ! Ah ! laisse-moi chanter !

Écrit en 1789.
Fable V, Livre V.


On ne supporte qu'à moitié
Le poids des misères humaines,
Quand le ciel accorde à nos peines
Les tendres soins de l'amitié.
Près de ce chien voyez son maître :
Blessé par le poignard d'un traître,
Dans sa douleur comme il sourit
À l'infatigable tendresse
De la langue qui le caresse
Et tout à la fois le guérit !
Fable I, Livre IV.


Je n'aime pas ces paladins femelles
Désavoués de Vénus et de Mars,
Qui contre un heaume échangeaient leurs dentelles
Portaient rondache, et brassards et cuissards ;
Et, se jetant au milieu des hasards,
L'épée au poing, contre de vieux soudars
Ne craignaient pas de mesurer leurs lames ;
Par des brutaux se laissaient terrasser,
Ou, d'une main faite pour caresser,
Sabraient des sots, qui les croyaient des femmes.
Le prix du temps est mieux connu des dames,
Et de nos jours on sait mieux l'employer.
Que dis-je ? hélas! si Mars n'a plus d'amantes,
La plume en main, burlesques Bradamantes,
Ne voit-on pas les Sapho guerroyer ?
Ne voit-on pas plus d'une péronnelle,
Du dieu du goût soi-disant sentinelle,
Cuistre en cornette, et Zoïle en jupon,
De Despautère empoigner la férule,
Et de Boileau se déclarer émule,
Les doigts salis de l'encre de Gâcon ?
À ce métier qui les force à descendre ?
Quel est l'honneur, le bien qu'il leur promet ?
Par ce récit vous le pouvez apprendre,
Si votre temps, messieurs, vous le permet.

Follette avait été jolie en sa jeunesse,
Du moins le croyait-elle, et cela se conçoit :
On croit, et c'est encor la commune faiblesse,
Aux compliments que l'on reçoit
Bien plus qu'à ceux qu'on fait. Pardonnons à Follette,
Qui n'est qu'une pauvre levrette,
Un travers qu'il nous faut excuser tous les jours
Chez tant de personnes honnêtes,
Femmes d'esprit, parfois, à de pareils discours
Aussi crédules que des bêtes.
Sur une aile rapide incessamment porté,
Le temps entraîne tout en sa vitesse extrême ;
Et souvent l'âge heureux, qui tient lieu de beauté,
Fuit plus prompt que la beauté même.
Ce vernis de fraîcheur, sous lequel, à vingt ans,
La laideur même a quelque grâce,
Des charmes qu'on lui dut pendant quelques instants,
Emporte, en s'effaçant, jusqu'à la moindre trace.
Follette, en le perdant, parut ce qu'elle était.
Tel défaut qui passait avant pour un attrait,
Ne fut plus qu'un défaut : sa taille, en tout temps maigre,
Et qu'on disait légère, enfin prend son vrai nom ;
Son poil roux cesse d'être blond ;
Piquante auparavant, son humeur n'est plus qu'aigre.
De caresses sevrée, ainsi que de bonbons,
Follette, à ses jeunes rivales,
Voit, par des mains pour elle autrefois libérales,
La préférence offrir et prodiguer ses dons.
Son orgueil s'en indigne. « Et c'est à moi, dit-elle,
Qu'on refuse même un regard !
C'est moi qu'on traite, sans égard,
Comme mie vieille demoiselle !
Un tel scandale doit cesser ;
Bientôt tout rentrera dans l'ordre.
Je ne me faisais pas prier pour caresser,
Je me ferai prier bien moins encor pour mordre. »
Et puis, sans distinguer le maître, les valets,
Les grands et les petits, le garçon et la fille,
La voilà qui se rue à travers la famille :
À ceux-ci mordant les mollets ;
À ceux-là mordant la cheville.
Je vous laisse à penser quel fut l'étonnement !
Sur la cause du mal, dans le premier moment,
La compagnie est partagée :
« La levrette, dit l'un, est folle assurément ! »
« Non, dit l'autre, elle est enragée. »
« Il s'en faut assurer, ajoute le dernier,
Et prévenir la récidive. »
Follette cependant, en aboyant s'esquive ;
En trois sauts elle est au grenier.
Là vivait un ermite, un égoïste, un sage ;
Là vivait un vieux chat, animal casanier,
Vieil ennemi des rats, vieil ami du fromage,
Vieux courtisan du cuisinier.
Il demande, on lui dit le sujet du tapage.
« Maître Mitis, oui, ce fracas
« Me blesse moins que le silence.
« - Ainsi donc, tout ce bruit que l'on entend là-bas...
«  - C'est ma célébrité, mon ami, qui commence.
« - Pour être illustre, en ce bon temps,
« Suffit-il qu'on crie et qu'on gronde ?
« - Voyez Mouflard : Mouflard, si dur aux pauvres gens,
« Serait-il fameux à la ronde,
« S'il n'aboyait tous les passants,
« S'il ne montrait toujours les dents,
« S'il n'épouvantait tout le monde ?
« - Tu veux l'imiter aujourd'hui :
« Mais as-tu la gueule assez forte ?
« Mais, de plus, veux-tu qu'à la porte
« On t'envoie à côté de lui ?
« Qu'attrape-t-il là, des injures ;
« Pour lui répondre, on prend son ton ;
« Et, quand il mord, par le bâton
« Il est payé de ses morsures :
« Tels seront tes plus sûrs produits,
« Si tu prends son ton, son air rogue
« En dogue si tu te conduis,
« On t'étrillera comme un dogue. »
Fable XVIII, Livre II.


Tandis que sa main droite achevait un tableau,
Certain professeur en peinture
Gourmandait sa main gauche, et disait : « La nature
T'a fait là, pauvre peintre ! un assez sot cadeau.
Jamais une esquisse, une ébauche,
Un simple trait peut-il sortir de ta main gauche ?
Sait-elle tenir un pinceau ?
Non, pas même un crayon ! Cependant, maladroite,
N'as-tu pas cinq doigts bien comptés ?
Pour faire en tout mes volontés,
Qu'as-tu de moins que ma main droite ?
- Beaucoup, monsieur, » répond pour le membre accusé
L'un des cinq doigts ; le petit doigt, sans doute ;
Doigt très instruit, doigt très rusé,
Doigt qui sait ce qu'il dit comme tel qui l'écoute.
« La main gauche à la droite est semblable en tous points,
Dans l'état de nature ou l'état d'ignorance,
Car c'est tout un ; mais quelle différence
Entre ces sœurs bientôt s'établit par vos soins,
Vers la droite en tout temps portés de préférence !
La main droite est toujours en opération ;
La main gauche en repos : voilà toute l'affaire.
On ne peut devenir habile, à ne rien faire.
Au seul défaut d'instruction
Attribuez, monsieur, l'impuissance où nous sommes.
Croyez-vous l'éducation
Moins nécessaire aux mains qu'aux hommes ? »
À Laure B.


L'amour a transmis jusqu'à nous
Les noms de Pétrarque et de Laure ;
Ah ! d'eux si nous parlons encore,
Combien l'on parlera de vous !

Laure est le miracle des belles,
Pétrarque celui des amants :
Prudes, poètes, cœurs constants,
Voilà vos plus parfaits modèles.

Laure avec ses beaux yeux pourtant,
Pétrarque avec tout son génie,
Feraient moins de bruit à présent,
Si le ciel leur rendait la vie.

Laure en beauté vous céderait
Le prix que vous donnent les autres ;
Et Pétrarque vous chanterait
En vers moins charmants que les vôtres.

Écrit en 1793.
Fable XIV, Livre I.


Vive la liberté ! criait, dans la prairie ;
L'unique fois, hélas ! qu'il se soit emporté,
Martin, qui se croyait vraiment en liberté,
Pour n'être pas à l'écurie.
Un cerf lui dit : Pauvre imprudent !
Vivre libre et bâté n'est pas chose facile.
Ne te crois pas indépendant,
Mon ami, tu n'es qu'indocile.
Fable XVI, Livre III.


Sans la pièce de bœuf il n'est point de dîné.
Combien, en fait de bœuf, n'a-t-on pas raffiné !
En plus de cent façons je crois qu'il s'accommode :
L'un veut qu'en miroton le bœuf soit mitonné,
L'autre qu'en vinaigrette il pique assaisonné ;
Moi, j'aime le bœuf à la mode.
Le bœuf grille en Espagne ; en Allemagne il bout ;
À la Chine, en France, partout,
Point d'enfant gâté qui n'en mange,
Pourvu qu'on l'apprête à son goût.
J'en dis autant de la louange.
Honnêtes gens qui m'écoutez,
L'aimez-vous moins que moi ? Disons sans honte fausse,
Que, pour ce mets aussi, jamais les dégoûtés
Ne disputent que sur la sauce.
Fable XIV, Livre II.


Dame Arachné dans un palais
Se glissa sans être aperçue ;
Sa toile n'était pas tissue
Qu'en l'air étaient tous les balais.
La pauvrette ! Comment fit-elle
Pour échapper ? Je n'en sais rien ;
Mais, l'instant d'après, je sais bien
Qu'elle travaillait de plus belle.
Autre toile, autre événement !
Il était là plus d'un esclave.
Toute araignée imprudemment
Quitte le grenier ou la cave
Pour un plus riche appartement.
Laborieuse autant qu'adroite,
Celle-ci point ne reposait,
Et vite à gauche refaisait
Ce qu'on avait défait à droite.
Les gens de se désespérer :
Chaque jour c'était à refaire.
Un bon homme, apprenant l'affaire,
Leur dit : « Je veux vous éclairer :
Quand l'ouvrière est épargnée,
Vainement l'ouvrage est détruit. »
Cela posé, sans plus de bruit,
Il met le pied sur l'araignée.
Fable X, Livre V.


- Lève une tête un peu moins haute,
Toi qui n'es bon qu'à me chauffer.
Tes fruits sont affreux. - C'est ta faute.
Ne devais-tu pas me greffer ?
Fable VII, Livre IV.


- Tandis qu'en vain cet arbre utile
Attend l'eau dont il a besoin,
Pourquoi prenez-vous tant de soin
De cet arbre ingrat et stérile ?
- Mon ami, c'est qu'il vient de ****.
À Madame *.


La rose humide et vierge encore,
Que l'aube embellit de ses pleurs,
N'est pas plus fraîche que les fleurs
Que votre pinceau fait éclore.

On vante la voix et les chants
De la plaintive Philomèle :
Vos airs ne sont pas moins touchants,
Et vous chantez aussi bien qu'elle.

Par vous est réhabilité
Cet art accusé d'imposture :
Mensonge plein de vérité,
Par vous il devient la nature.

Mais de ce triomphe entre nous
Ne tirez pas trop d'avantage :
La nature a fait mieux que vous,
Bonneuil ; vous êtes son ouvrage.

Écrit en 1790.
Fable XIII, Livre III.


L'autre hiver, des badauds attroupés dans ma rue
S'extasiaient devant une statue :
C'était la reine de Paphos,
Chef-d'œuvre qu'un artiste échappé du collège
Avait tiré... - D'un marbre de Paros ?
Non, lecteur ; mais d'un tas de neige.
Le ciseau de Chaudet n'aurait pas excité
Plus d'admiration dans la foule ébahie.
« - Voilà ce qui s'appelle une œuvre de génie,
« Un morceau vraiment fait pour la postérité !
« Que cette tête est noble et belle !
« Disaient, en soufflant dans leurs doigts,
« Trois amateurs transis ; l'antiquité, je crois,
« N'a rien à mettre en parallèle.
« - Rien ! dit un antiquaire indigné du propos ;
« Rien ! puis-je entendre un tel blasphème ?
« Rien ! ne craignez-vous point de passer pour des sots ?
« - Des sots ! nous, monsieur ? Sot vous-même,
Si vous n'admirez pas ces formes, ces contours,
« Cette pose à la fois sublime et naturelle,
« Ce sourire où l'on voit se jouer les Amours :
« Non, la Vénus de Praxitèle
« N'est qu'un bloc en comparaison.
« - Qu'un bloc ! » dit l'érudit étouffant de colère,
Comme s'il n'avait pas raison,
« J'espère aux ignorants démontrer le contraire ;
« Je ne veux rien qu'un mois. » Et s'échappant soudain,
Il grimpe à son taudis, s'enferme, prend la plume,
Compulse maint et maint volume,
Cite maint Grec et maint Romain ;
Se fatigue la tête, et plus encor la main.
Que d'encre prodiguée, et que d'encre perdue !
Non qu'au jour dit l'erreur n'eût été confondue,
Et le goût rétabli dans son honneur vengé ;
Mais, tandis qu'il grimpait, le temps avait changé,
Et la Vénus était fondue.
Fable XVI, Livre II.


Je ne sais quel despote aperçoit sa statue
Le nez sur le carreau, dans la fange abattue.
Jeune et prince, à juger il était un peu prompt.
« La mort, la mort au téméraire
Qui m'ose faire un tel affront !
Qu'il périsse à l'instant ! - Sire, c'est le tonnerre. »
Stances irrégulières.
À Madame la princesse D'Hatzfeld.


Le bonheur ici-bas tient à bien peu de chose.
Vous ne l'ignorez pas ; vous savez, d'après vous,
Que le sort au hasard porte souvent ses coups,
Et que l'aquilon en courroux
N'épargne pas même la rose.

Aussi n'êtes-vous pas de ces cœurs rigoureux
Qui, prompts à condamner ceux que le sort opprime,
Dans un revers n'ont jamais vu qu'un crime ;
Compatissante aux malheureux,
Étrangère aux calculs d'une froide prudence,
Aussi vous voyons-nous réparer envers eux
Les oublis de la Providence.

Bien qu'à l'agneau tondu Dieu mesure le vent,
J'aime qu'une bergère ait un cœur secourable.
Dieu ne souffle pas seul, hélas ! et plus souvent
Aux tondeurs qu'aux tondus le vent est favorable.

Au vent qui m'a fané reverdit Richelieu.
Pauvres humains ! point de milieu :
Oui, dans ce siècle impitoyable,
Dès qu'on vous recommande à Dieu,
C'est qu'on vous abandonne au diable.

Le doigt divin pourtant se révèle à moitié
Dans les maux dont il frappe une âme peu commune.
Didon devint meilleure au sein de l'infortune ;
En éprouvant la peine elle apprit la pitié.
L'or s'épure ainsi dans la flamme.
Comme elle, belle et bonne, ah ! qu'il vous sied, madame,
D'apprendre à cette école autant qu'elle en apprit.
C'est le propre d'un bon esprit,
Tout autant que d'une belle âme.
Fable XIV, Livre V.


Sur la cire brûlante imprimons une image ;
Elle s'y fixera d'autant plus fortement
Que le cachet si mou dans le premier moment
En se refroidissant se durcit davantage.
Leçon pour nous : par un outrage
Avons-nous blessé notre ami,
Et du mal dont il a gémi
Voulons-nous effacer jusqu'à la cicatrice ;
Qu'au plus tôt il soit réparé,
Avant qu'en son cœur ulcéré
L'amitié se refroidisse.
Fable X, Livre IV.


« Ma sœur, vois-tu là-bas, là-bas,
Vois-tu ce tourbillon s'élever sur la route !
Comme il grossit ! vers nous comme il vient à grands pas !
Que nous annonce-t-il ? un carrosse sans doute. »
« - Oui, mon frère, et celui d'un prince assurément. »
« - Ah ! dis plutôt du roi ; car très distinctement
Je vois d'ici ses équipages,
Ses gardes-du-corps, ses courriers,
Ses postillons, ses écuyers,
Ses chiens, et même aussi ses pages. »
Pendant que le frère et la sœur,
Enfants plus hommes qu'on ne pense,
Jugeaient ainsi sur l'apparence,
Le poudreux tourbillon de plus en plus s'avance,
Et permet à leurs yeux d'en percer l'épaisseur.
Produit par un cortège en sa course rapide,
Que cachait-il ? C'étaient, je ne puis le nier,
C'étaient les ânes d'un meunier,
Qui galopaient autour de sa charrette vide.
Je vous laisse à penser quel fut l'étonnement,
J'allais presque dire la honte,
De nos pauvres petits en voyant leur mécompte.
Le père en rit d'abord ; et puis, très sensément :
« Votre erreur, leur dit-il, n'était pas si grossière.
Les grands et les petits ne diffèrent pas tant
Que vous pensez ; maint fait le prouve à chaque instant.
Rien surtout, mes amis, ne se ressemble autant
Que les hommes dans la poussière. »
Fable I, Livre III.


Toi qui, peintre et rival de Flore,
Comme elle à la nature empruntes les couleurs
Dont se parent toutes les fleurs
Que sous tes doigts on voit éclore,
Que je porte envie à ton art !
Tout est rose pour toi. Plus tes tableaux fidèles
Se rapprochent de tes modèles,
Et plus on t'applaudit ; et moi, si par hasard
J'ose crayonner quelque page,
D'un tout contraire accueil je suis souvent payé.
Et je plais d'autant moins au modèle effrayé
Que j'ai mieux tracé son image.
À ses yeux qu'ai-je offert en effet ? maint défaut,
Maint travers. Cher ami, dans le siècle où nous sommes
Tout est vice ou sottise ; et, pour charmer, il faut
Peindre les fleurs et non les hommes.

La fleur du chardon se carrait
Au milieu des piquants dont sa tige est armée ;
Et sans plus de façons, d'elle-même charmée,
À la rose se préférait.
« Je suis plus qu'elle encore et sévère et pudique,
Car on la vit parfois s'humaniser un peu.
Quant à moi, qu'on approche, et l'on verra beau jeu !
Ma devise est, enfin : Qui s'y frotte s'y pique.
« - Et pourquoi s'y frotterait-on ? »
Dit un jeune berger qui cherchait aventure :
« Pour jouir d'une rose on brave une blessure ;
Mais se fait-on piquer pour cueillir un chardon ? »
Fable XI, Livre III.


Le vent s'élève ; un gland tombe dans la poussière :
Un chêne en sort. - Un chêne ! Osez-vous appeler
Chêne cet avorton qu'un souffle fait trembler ?
Ce fétu, près de qui la plus humble bruyère
Serait un arbre ? - Et pourquoi non ?
Je ne m'en dédis pas, docteur ; cet avorton,
Ce fétu, c'est un chêne, un vrai chêne, tout comme
Cet enfant qu'on berce est un homme.
Quoi de plus naturel, d'ailleurs, que vos propos !
Vous n'avez rien dit là, docteur, qu'en leur langage
Tous les buissons du voisinage
Sur mon chêne, avant vous, n'aient dit en d'autres mots :
« Quel brin d'herbe, en rampant, sous notre abri se range ?
Quel germe inutile, égaré,
À nos pieds végète enterré
Dans la poussière et dans la fange ? »
« - Messieurs, » leur répondait, sans discours superflus,
Le germe, au fond du cœur, chêne dès sa naissance,
« Messieurs, pour ma jeunesse ayez plus d'indulgence :
Je croîs, ne vous déplaise, et vous ne croissez plus. »
Le germe raisonnait fort juste :
Le temps, qui détruit tout, fait tout croître d'abord ;
Par lui le faible devient fort ;
Le petit, grand ; le germe, arbuste.
Les buissons, indignés qu'en une année ou deux
Un chêne devînt grand comme eux,
Se récriaient contre l'audace
De cet aventurier qui, comme un champignon,
Né d'hier et de quoi ? sans gêne ici se place,
Et prétend nous traiter de pair à compagnon !
L'égal qu'ils dédaignaient cependant les surpasse ;
D'arbuste il devient arbre, et les sucs généreux
Qui fermentent sous son écorce,
De son robuste tronc à ses rameaux nombreux
Renouvelant sans cesse et la vie et la force,
Il grandit, il grossit, il s'allonge, il s'étend,
Il se développe, il s'élance ;
Et l'arbre, comme on en voit tant,
Finit par être un arbre immense.
De protégé qu'il fut, le voilà protecteur,
Abritant, nourrissant des peuplades sans nombre :
Les troupeaux, les chiens, le pasteur,
Vont dormir en paix sous son ombre ;
L'abeille dans son sein vient déposer son miel,
Et l'aigle suspendre son aire
À l'un des mille bras dont il perce le ciel,
Tandis que mille pieds l'attachent à la terre.
L'impétueux Eurus, l'Aquilon mugissant,
En vain contre sa masse ont déchaîné leur rage ;
Il rit de leurs efforts, et leur souffle impuissant
Ne fait qu'agiter son feuillage.
Cybèle aussi n'a pas de nourrissons,
De l'orme le plus fort au genêt le plus mince,
Qui des forêts en lui ne respecte le prince :
Tout l'admire aujourd'hui, tout, hormis les buissons.
« L'orgueilleux ! disent-ils ; il ne se souvient guères
De notre ancienne égalité ;
Enflé de sa prospérité,
A-t-il donc oublié que les arbres sont frères ? »
« - Si nous naissons égaux, repart avec bonté
L'arbre de Jupiter, dans la même mesure
Nous ne végétons pas ; et ce tort, je vous jure,
Est l'ouvrage de la nature,
Et non pas de ma volonté.
Le chêne vers les cieux portant un front superbe,
L'arbuste qui se perd sous l'herbe,
Ne font qu'obéir à sa loi.
Vous la voulez changer ; ce n'est pas mon affaire ;
Je ne dois pas, en bonne foi,
Me rapetisser pour vous plaire.
Mes frères, tâchez donc de grandir comme moi. »
Fable XV, Livre II.


« Que fais-tu donc en ce bourbier,
Où je te vois vautré sans cesse ? »
Au pourceau disait le coursier.
« Ce que j'y fais ? parbleu ! j'engraisse ;
Et tu ne ferais pas très mal,
Poursuivait l'immonde animal,
D'en faire autant : parfois la guerre
Accroît le renom d'un héros,
De qui l'embonpoint n'accroît guère ;
Tu n'as que la peau sur les os.
- Cela se peut ; mais, de ma vie,
Ton sort ne tentera mon cœur :
J'aime mieux maigrir dans l'honneur
Que d'engraisser dans l'infamie. »
Fable II, Livre III.


Médor est un vrai chien de race,
Des mieux nés et des mieux appris ;
Il n'a pas d'égal, soit qu'il chasse
Lièvre ou lapin, caille ou perdrix.
Le maître aussi jamais ne va battre les plaines,
Fouiller ses bois et ses garennes,
Qu'à le suivre Médor n'ait été convié ;
Et pourtant, au retour, lorsque le maître dîne
Du gibier dont Médor a fourni sa cuisine,
À la cour, sans égard, Médor est renvoyé.

xxEn plus d'un cas la chose ainsi se passe.
Au dévouement ce sort est parfois destiné ;
Et tel qu'on invitait à l'heure de la chasse,
S'est vu chassé de même à l'heure du dîné.
Fable XI, Livre I.


Un bon chien de berger, au coin d'une forêt,
Rencontre un jour un chien d'arrêt.
On a bientôt fait connaissance.
À quelques pas, d'abord, on s'est considéré,
L'oreille en l'air ; puis on s'avance ;
Puis, en virant la queue, on flaire, on est flairé ;
Puis enfin l'entretien commence.
Vous, ici ! dit avec un ris des plus malins,
Au gardeur de brebis, le coureur de lapins ;
Qui vous amène au bois ? Si j'en crois votre race,
Mon ami, ce n'est pas la chasse.
Tant pis ! c'est un métier si noble pour un chien !
Il exige, il est vrai, l'esprit et le courage,
Un nez aussi fin que le mien,
Et quelques mois d'apprentissage.
S'il est ainsi, répond, d'un ton simple et soumis,
Au coureur de lapins, le gardeur de brebis,
Je bénis d'autant plus le sort qui nous rassemble.
Un loup, la terreur du canton,
Vient de nous voler un mouton ;
Son fort est près d'ici, donnons-lui chasse ensemble.
Si vous avez quelque loisir,
Je vous promets gloire et plaisir,
Les loups se battent à merveille ;
Vingt fois par eux au cou je me suis vu saisir ;
Mais on peut au fermier rapporter leurs oreilles ;
Notre porte en fait foi. Marchons donc. Qui fut pris ?
Ce fut le chien d'arrêt. Moins courageux que traître,
Comme aux lapins, parfois il chassait aux perdrix ;
Mais encor fallait-il qu'il fût avec son maître.
« Serviteur ; à ce jeu je n'entends rien du tout.
J'aime la chasse et non la guerre :
Tu cours sur l'ennemi debout,
Et moi j'attends qu'il soit par terre. »
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