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C'est à coups de canon qu'on rend le peuple heureux.
Nous sommes revenus de tous ces grands mots creux :
- Progrès, fraternité, mission de la France,
Droits de l'homme, raison, liberté, tolérance.
Socrate est fou ; lisez Lélut qui le confond ;
Christ, fort socialiste et démagogue au fond,
Est une renommée en somme très surfaite.
Terre ! l'obus est Dieu, Paixhans est son prophète.
Vrai but du genre humain : tuer correctement.
Les hommes, dont le sabre est l'unique calmant,
Ont le boulet rayé pour chef-d'oeuvre ; leur astre,
C'est la clarté qui sort d'une bombe Lancastre,
Et l'admiration de tout peuple poli
Va du mortier Armstrong au canon Cavalli.
Dieu s'est trompé ; César plus haut que lui s'élance ;
Jéhovah fit le verbe et César le silence.
Parler, c'est abuser ; penser, c'est usurper.
La voix sert à se taire et l'esprit à ramper.
Le monde est à plat ventre, et l'homme, altier naguère,
Doux et souple aujourd'hui, tremble. - Paix ! dit la guerre.
C'est bien ; puisqu'au sénat, puisqu'à la pourriture,
Tu poses, calme, altier, fier, ta candidature,
Puisque tu tends la main à l'argent de César,
Puisque ta conscience est cotée au bazar,
Puisque tu prends ton rang dans la honte infinie,
Ne te gêne pas, jette au peuple l'ironie.
Être le serviteur de l'ennemi public,
Avoir les torsions souples du basilic,
Vendre aux dévots hautains des bassesses athées,
Disperser dans les vents des choses effrontées,
Offrir ta rhétorique abjecte à tout venant,
Collaborer dans l'ombre au crime rayonnant,
Baver, salir, avoir l'affront pour camarade,
Être un sauteur de plus dans cette mascarade,
C'est ce que maintenant tu peux faire de mieux.
Ainsi, quand la passante aux bras blancs, aux doux yeux,
Qui fut femme d'honneur, se fait fille de joie,
Quand elle est devenue un fumier, une proie,
Un sein qui la nuit s'offre à qui veut l'acheter,
Elle n'a plus qu'à rire, à danser, à chanter,
Et qu'à se divertir jusqu'à ce qu'elle tombe
Charogne à l'hôpital et spectre dans la tombe.

Le 30 mai 1875.
C'est la nuit ; la nuit noire, assoupie et profonde.
L'ombre immense élargit ses ailes sur le monde.
Dans vos joyeux palais gardés par le canon,
Dans vos lits de velours, de damas, de linon,

Sous vos chauds couvre-pieds de martres zibelines
Sous le nuage blanc des molles mousselines,
- Derrière vos rideaux qui cachent sous leurs plis
Toutes les voluptés avec tous les oublis,

Aux sons d'une fanfare amoureuse et lointaine,
Tandis qu'une veilleuse, en tremblant, ose à peine
Eclairer le plafond de pourpre et de lampas,
Vous, duc de Saint-Arnaud, vous, comte de Maupas,

Vous, sénateurs, préfets, généraux, juges, princes,
Toi, César, qu'à genoux adorent tes provinces,
Toi qui rêvas l'empire et le réalisas,
Dormez, maîtres... - Voici le jour. Debout, forçats !

Jersey, le 28 octobre 1852.
C'est l'hiver. Ô villes folles,
Dansez ! Dans le bal béant
Tourbillonnent les paroles
De la joie et du néant.

L'homme flotte dans la voie
Où l'homme errant se perdit ;
En bas le plaisir flamboie,
En haut l'amour resplendit.

Le plaisir, clarté hagarde
Du faux rire et des faux biens,
Dit au noir passant : Prends garde !
L'amour rayonne et dit: Viens !

Ces deux lueurs, sur la lame
Guidant l'hydre et l'alcyon,
Nous éclairent ; toute l'âme
Vogue à ce double rayon.

Mer ! j'ai fui **** des Sodomes ;
Je cherche tes grands tableaux ;
Mais ne voit-on pas les hommes
Quand on regarde les flots ?

Les spectacles de l'abîme
Ressemblent à ceux du cour ;
Le vent est le fou sublime,
Le jonc est le-nain moqueur.

Comme un ami l'onde croule ;
Sitôt que le jour s'enfuit
La mer n'est plus qu'une foule
Qui querellé dans la nuit ;

Le désert de l'eau qui souffre
Est plein de cris et de voix,
Et parle dans tout le gouffre
A toute l'ombre à la fois.

Que dit-il ? Dieu seul recueille
Ce blasphème ou ce sanglot ;
Dieu seul répond à la feuille,
Et Dieu seul réplique au flot.
Son silence fut mon vainqueur ;
C'est ce qui m'a fait épris d'elle.
D'abord je n'avais dans le coeur
Rien qu'un obscur battement d'aile.

Nous allions en voiture au bois,
Seuls tous les soirs, et **** du monde ;
Je lui parlais, et d'autres voix
Chantaient dans la forêt profonde.

Son oeil était mystérieux.
Il contient, cet oeil de colombe,
Le même infini que les cieux,
La même aurore que la tombe.

Elle ne disait rien du tout,
Pensive au fond de la calèche.
Un jour je sentis tout à coup
Trembler dans mon âme une flèche.

L'Amour, c'est le je ne sais quoi.
Une femme habile à se taire
Est la caverne où se tient coi
Ce méchant petit sagittaire.
C'est une émotion étrange pour mon âme
De voir l'enfant, encor dans les bras de la femme,
Fleur ignorant l'hiver, ange ignorant Satan,
Secouant un hochet devant Léviathan,
Approcher doucement la nature terrible.
Les beaux séraphins bleus qui passent dans la bible,
Envolés d'on ne sait quel ciel mystérieux,
N'ont pas une plus pure aurore dans les yeux
Et n'ont pas sur le front une plus sainte flamme
Que l'enfant innocent riant au monstre infâme.
Ciel noir ! Quel vaste cri que le rugissement !
Quand la bête, âme aveugle et visage écumant,
Lance au ****, n'importe où, dans l'étendue hostile
Sa voix lugubre, ainsi qu'un sombre projectile,
C'est tout le gouffre affreux des forces sans clarté
Qui hurle ; c'est l'obscène et sauvage Astarté,
C'est la nature abjecte et maudite qui gronde ;
C'est Némée, et Stymphale, et l'Afrique profonde
C'est le féroce Atlas, c'est l'Athos plus hanté
Par les foudres qu'un lac par les mouches d'été ;
C'est Lerne, Pélion, Ossa, c'est Érymanthe,
C'est Calydon funeste et noir, qui se lamente.

L'enfant regarde l'ombre où sont les lions roux.
La bête grince ; à qui s'adresse ce courroux ?
L'enfant jase ; sait-on qui les enfants appellent ?
Les deux voix, la tragique et la douce se mêlent
L'enfant est l'espérance et la bête est la faim ;
Et tous deux sont l'attente ; il gazouille sans fin
Et chante, et l'animal écume sans relâche ;
Ils ont chacun en eux un mystère qui tâche
De dire ce qu'il sait et d'avoir ce qu'il veut
Leur langue est prise et cherche à dénouer le nœud.
Se parlent-ils ? Chacun fait son essai, l'un triste
L'autre charmant ; l'enfant joyeusement existe ;
Quoique devant lui l'Être effrayant soit debout
Il a sa mère, il a sa nourrice, il a tout ;
Il rit.

De quelle nuit sortent ces deux ébauches ?
L'une sort de l'azur ; l'autre de ces débauches,
De ces accouplements du nain et du géant,
De ce hideux baiser de l'abîme au néant
Qu'un nomme le chaos.

Oui, cette cave immonde,
Dont le soupirail blême apparaît sous le monde,
Le chaos, ces chocs noirs, ces danses d'ouragans,
Les éléments gâtés et devenus brigands
Et changés en fléaux dans le cloaque immense,
Le rut universel épousant la démence,
La fécondation de Tout produisant Rien,
Cet engloutissement du vrai, du beau, du bien,
Qu'Orphée appelle Hadès, qu'Homère appelle Érèbe,
Et qui rend fixe l'oeil fatal des sphinx de Thèbe,
C'est cela, c'est la folle et mauvaise action
Qu'en faisant le chaos fit la création,
C'est l'attaque de l'ombre au soleil vénérable,
C'est la convulsion du gouffre misérable
Essayant d'opposer l'informe à l'idéal,
C'est Tisiphone offrant son ventre à Bélial,
C'est cet ensemble obscur de forces échappées
Où les éclairs font rage et tirent leurs épées,
Où périrent Janus, l'âge d'or et Rhéa,
Qui, si nous en croyons les mages, procréa
L'animal ; et la bête affreuse fut rugie
Et vomie au milieu des nuits par cette orgie.

C'est de là que nous vient le monstre inquiétant.

L'enfant, lui, pur songeur rassurant et content,
Est l'autre énigme ; il sort de l'obscurité bleue.
Tous les petits oiseaux, mésange, hochequeue,
Fauvette, passereau, bavards aux fraîches voix,
Sont ses frères, tandis que ces marmots des bois
Sentent pousser leur aile, il sent croître son âme
Des azurs embaumés de myrrhe et de cinname,
Des entre-croisements de fleurs et de rayons,
Ces éblouissements sacrés que nous voyons
Dans nos profonds sommeils quand nous sommes des justes,
Un pêle-mêle obscur de branchages augustes
Dont les anges au vol divin sont les oiseaux,
Une lueur pareille au clair reflet des eaux
Quand, le soir, dans l'étang les arbres se renversent,
Des lys vivants, un ciel qui rit, des chants qui bercent,
Voilà ce que l'enfant, rose, a derrière lui.
Il s'éveille ici-bas, vaguement ébloui ;
Il vient de voir l'Eden et Dieu ; rien ne l'effraie,
Il ne croit pas au mal ; ni le loup, ni l'orfraie,
Ni le tigre, démon taché, ni ce trompeur,
Le renard, ne le font trembler ; il n'a pas peur,
Il chante ; et quoi de plus touchant pour la pensée
Que cette confiance au paradis, poussée
Jusqu'à venir tout près sourire au sombre enfer !
Quel ange que l'enfant ! Tout, le mal, sombre mer,
Les hydres qu'en leurs flots roulent les vils avernes,
Les griffes, ces forêts, les gueules, ces cavernes,
Les cris, les hurlements, les râles, les abois,
Les rauques visions, la fauve horreur des bois,
Tout, Satan, et sa morne et féroce puissance,
S'évanouit au fond du bleu de l'innocence !
C'est beau. Voir Caliban et rester Ariel !
Avoir dans son humble âme un si merveilleux ciel
Que l'apparition indignée et sauvage
Des êtres de la nuit n'y fasse aucun ravage,
Et se sentir si plein de lumière et si doux
Que leur souffle n'éteigne aucune étoile en vous !

Et je rêve. Et je crois entendre un dialogue
Entre la tragédie effroyable et l'églogue ;
D'un côté l'épouvante, et de l'autre l'amour ;
Dans l'une ni dans l'autre il ne fait encor jour ;
L'enfant semble vouloir expliquer quelque chose ;
La bête gronde, et, monstre incliné sur la rose,
Écoute... - Et qui pourrait comprendre, ô firmament,
Ce que le bégaiement dit au rugissement ?

Quel que soit le secret, tout se dresse et médite,
La fleur bénie ainsi que l'épine maudite ;
Tout devient attentif ; tout tressaille ; un frisson
Agite l'air, le flot, la branche, le buisson,
Et dans les clairs-obscurs et dans les crépuscules,
Dans cette ombre où jadis combattaient les Hercules,
Où les Bellérophons s'envolaient, où planait
L'immense Amos criant : Un nouveau monde naît !
On sent on ne sait quelle émotion sacrée,
Et c'est, pour la nature où l'éternel Dieu crée,
C'est pour tout le mystère un attendrissement
Comme si l'on voyait l'aube au rayon calmant
S'ébaucher par-dessus d'informes promontoires,
Quand l'âme blanche vient parler aux âmes noires.
C'était en juin, j'étais à Bruxelles ; on me dit :
Savez-vous ce que fait maintenant ce bandit ?
Et l'on me raconta le meurtre juridique,
Charlet assassiné sur la place publique,
Cirasse, Cuisinier, tous ces infortunés
Que cet homme au supplice a lui-même traînés
Et qu'il a de ses mains liés sur la bascule.
Ô Sauveur, ô héros, vainqueur de crépuscule, César !
Dieu fait sortir de terre les moissons,
La vigne, l'eau courante abreuvant les buissons,
Les fruits vermeils, la rose où l'abeille butine,
Les chênes, les lauriers, et toi, la guillotine.

Prince qu'aucun de ceux qui lui donnent leurs voix
Ne voudrait rencontrer le soir au coin d'un bois !

J'avais le front brûlant ; je sortis par la ville.
Tout m'y parut plein d'ombre et de guerre civile ;
Les passants me semblaient des spectres effarés
Je m'enfuis dans les champs paisibles et dorés ;
Ô contre-coups du crime au fond de l'âme humaine !
La nature ne put me calmer. L'air, la plaine,
Les fleurs, tout m'irritait ; je frémissais devant
Ce monde où je sentais ce scélérat vivant.
Sans pouvoir m'apaiser je fis plus d'une lieue.
Le soir triste monta sous la coupole bleue.
Linceul frissonnant, l'ombre autour de moi s'accrut ;
Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut
Sanglante, et dans les cieux, de deuil enveloppée,
Je regardai rouler cette tête coupée.

Jersey, le 20 mai 1853.
Cette nuit, il pleuvait, la marée était haute,
Un brouillard lourd et gris couvrait toute la côte,
Les brisants aboyaient comme des chiens, le flot
Aux pleurs du ciel profond joignait son noir sanglot,
L'infini secouait et mêlait dans son urne
Les sombres tournoiements de l'abîme nocturne ;
Les bouches de la nuit semblaient rugir dans l'air.

J'entendais le canon d'alarme sur la mer.
Des marins en détresse appelaient à leur aide.
Dans l'ombre où la rafale aux rafales succède,
Sans pilote, sans mât, sans ancre, sans abri,
Quelque vaisseau perdu jetait son dernier cri.
Je sortis. Une vieille, en passant effarée,
Me dit : « Il a péri ; c'est un chasse-marée. »

Je courus à la grève et ne vis qu'un linceul
De brouillard et de nuit, et l'horreur, et moi seul ;
Et la vague, dressant sa tête sur l'abîme,
Comme pour éloigner un témoin de son crime,
Furieuse, se mit à hurler après moi.

Qu'es-tu donc, Dieu jaloux, Dieu d'épreuve et d'effroi,
Dieu des écroulements, des gouffres, des orages,
Que tu n'es pas content de tant de grands naufrages,
Qu'après tant de puissants et de forts engloutis,
Il te reste du temps encor pour les petits,
Que sur les moindres fronts ton bras laisse sa marque,
Et qu'après cette France, il te faut cette barque !

Jersey, le 5 avril 1853.
Cette nuit-là
Trois amis l'entouraient. C'était à l'Elysée.
On voyait du dehors luire cette croisée.
Regardant venir l'heure et l'aiguille marcher,
Il était là, pensif ; et rêvant d'attacher
Le nom de Bonaparte aux exploits de Cartouche,
Il sentait approcher son guet-apens farouche.
D'un pied distrait dans l'âtre il poussait le tison,
Et voici ce que dit l'homme de trahison :
« Cette nuit vont surgir mes projets invisibles.
Les Saint-Barthélemy sont encore possibles.
Paris dort, comme aux temps de Charles de Valois.
Vous allez dans un sac mettre toutes les lois,
Et par-dessus le pont les jeter dans la Seine. »
Ô ruffians ! bâtards de la fortune obscène,
Nés du honteux coït de l'intrigue et du sort !
Rien qu'en songeant à vous mon vers indigné sort,
Et mon coeur orageux dans ma poitrine gronde.
Comme le chêne au vent dans la forêt profonde !

Comme ils sortaient tous trois de la maison Bancal,
Morny, Maupas le grec, Saint-Arnaud le chacal,
Voyant passer ce groupe oblique et taciturne,
Les clochers de Paris, sonnant l'heure nocturne,
S'efforçaient vainement d'imiter le tocsin ;
Les pavés de Juillet criaient à l'assassin !
Tous les spectres sanglants des antiques carnages,
Réveillés, se montraient du doigt ces personnages
La Marseillaise, archange aux chants aériens,
Murmurait dans les cieux : aux armes, citoyens !
Paris dormait, hélas ! et bientôt, sur les places,
Sur les quais, les soldats, dociles populaces,
Janissaires conduits par Reibell et Sauboul,
Payés comme à Byzance, ivres comme à Stamboul,
Ceux de Dulac, et ceux de Korte et d'Espinasse,
La cartouchière au flanc et dans l'oeil la menace,
Vinrent, le régiment après le régiment,
Et le long des maisons ils passaient lentement,
A pas sourds, comme on voit les tigres dans les jongles
Qui rampent sur le ventre en allongeant leurs ongles
Et la nuit était morne, et Paris sommeillait
Comme un aigle endormi pris sous un noir filet.

Les chefs attendaient l'aube en fumant leurs cigares.

Ô cosaques ! voleurs ! chauffeurs ! routiers ! bulgares !
Ô généraux brigands ! bagne, je te les rends !
Les juges d'autrefois pour des crimes moins grands
Ont brûlé la Voisin et roué vif Desrues !

Eclairant leur affiche infâme au coin des rues
Et le lâche armement de ces filons hardis,
Le jour parut. La nuit, complice des bandits,
Prit la fuite, et, traînant à la hâte ses voiles,
Dans les plis de sa robe emporta les étoiles
Et les mille soleils dans l'ombre étincelant,
Comme les sequins d'or qu'emporte en s'en allant
Une fille, aux baisers du crime habituée,
Qui se rhabille après s'être prostituée.
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front,
Ceux qui d'un haut. destin gravissent l'âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C'est le prophète saint prosterné devant l'arche,
C'est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche,
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d'être en ne pensant pas.
Ils s'appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N'a jamais de figure et n'a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s'écroule en nuage ;
Ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L'ombre obscure autour d'eux se prolonge et recule
Ils n'ont du plein midi qu'un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.

Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière,
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l'on va,
Rire de Jupiter sans croire à Jéhovah,
Regarder sans respect l'astre, la fleur, la femme,
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l'âme,
Pour de vains résultats faire de vains efforts,
N'attendre rien d'en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d'immondes repaires,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés
Et j'aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues,
Un arbre dans les bois qu'une âme en vos cohues !

Paris, le 31 décembre 1848 à minuit.
Chacun choisit un homme, et moi j'ai choisi Dieu !
Oui, j'ai, pour l'expliquer à la foule muette,
Pris le plus grand poème et le plus grand poète !
Je ne lis pas du grec ni du latin ; je lis
Les horizons brumeux, les soirs doux et pâlis,
Le ciel bleu, le lac sombre où l'étoile se mire ;
Je déchiffre le cœur de l'homme, le sourire,
Le soupir, le regard, la voix que nous aimons,
Puis et toujours, les champs, les forêts et les monts,
Et dans mon œuvre grave et parfois solennelle,
Je traduis la nature, épopée éternelle.
Si vous n'avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi ?
Pourquoi me faire ce sourire
Qui tournerait la tête au roi ?
Si vous n'avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi ?

Si vous n'avez rien à m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main ?
Sur le rêve angélique et tendre,
Auquel vous songez en chemin,
Si vous n'avez rien à m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main ?

Si vous voulez que je m'en aille,
Pourquoi passez-vous par ici ?
Lorsque je vous vois, je tressaille :
C'est ma joie et mon souci.
Si vous voulez que je m'en aille,
Pourquoi passez-vous par ici ?

Mai 18...
« Alerte ! alerte ! voici les pirates d'Ochali qui traversent le détroit. »
Le Captif d'Ochali.


Nous emmenions en esclavage
Cent chrétiens, pêcheurs de corail ;
Nous recrutions pour le sérail
Dans tous les moûtiers du rivage.
En mer, les hardis écumeurs !
Nous allions de Fez à Catane...
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs.

On signale un couvent à terre.
Nous jetons l'ancre près du bord.
À nos yeux s'offre tout d'abord
Une fille du monastère.
Près des flots, sourde à leurs rumeurs,
Elle dormait sous un platane...
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs.

- La belle fille, il faut vous taire,
Il faut nous suivre. Il fait bon vent.
Ce n'est que changer de couvent,
Le harem vaut le monastère.
Sa hautesse aime les primeurs,
Nous vous ferons mahométane...
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs.

Elle veut fuir vers sa chapelle.
- Osez-vous bien fils de Satan ?
- Nous osons, dit le capitan.
Elle pleure, supplie, appelle.
Malgré sa plainte et ses clameurs,
On l'emporta dans la tartane...
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs.

Plus belle encor dans sa tristesse,
Ses yeux étaient deux talismans,
Elle valait mille tomans ;
On la vendit à sa hautesse.
Elle eut beau dire : Je me meurs !
De nonne elle devint sultane...
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs

Le 12 mars 1828.
Courtisans ! attablés dans la splendide orgie,
La bouche par le rire et la soif élargie,
Vous célébrez César, très bon, très grand, très pur ;
Vous buvez, apostats à tout ce qu'on révère,
Le chypre à pleine coupe et la honte à plein verre... -
Mangez, moi je préfère,
Vérité, ton pain dur.

Boursier qui tonds le peuple, usurier qui le triches,
Gais soupeurs de Chevet, ventrus, coquins et riches,
Amis de Fould le juif et de Maupas le grec,
Laissez le pauvre en pleurs sous la porte cochère,
Engraissez-vous, vivez, et faites bonne chère... -
Mangez, moi je préfère,
Probité, ton pain sec.

L'opprobre est une lèpre et le crime une dartre.
Soldats qui revenez du boulevard Montmartre,
Le vin, au sang mêlé, jaillit sur vos habits ;
Chantez : la table emplit l'Ecole militaire,
Le festin fume, on trinque, on boit, on roule à terre... -
Mangez, moi je préfère,
Ô gloire, ton pain bis.

Ô peuple des faubourgs, je vous ai vu sublime.
Aujourd'hui vous avez, serf grisé par le crime,
Plus d'argent dans la poche, au cœur moins de fierté.
On va, chaîne au cou, rire et boire à la barrière.
Et vive l'empereur ! et vive le salaire !... -
Mangez, moi je préfère,
Ton pain noir, Liberté

Jersey, décembre 1852.
La femelle ? elle est morte.
Le mâle ? un chat l'emporte
Et dévore ses os.
Au doux nid qui frissonne
Qui reviendra ? personne.
Pauvres petits oiseaux !

Le pâtre absent par fraude !
Le chien mort ! le loup rôde,
Et tend ses noirs panneaux.
Au bercail qui frissonne
Qui veillera ? personne.
Pauvres petits agneaux !

L'homme au bagne ! la mère
A l'hospice ! ô misère !
Le logis tremble aux vents
L'humble berceau frissonne.
Qui reste-t-il ? personne.
Pauvres petits enfants !

Jersey, le 22 février 1852.
Un jour, Dieu sur sa table
Jouait avec le diable
Du genre humain haï.
Chacun tenait sa carte
L'un jouait Bonaparte,
Et l'autre Mastaï.

Un pauvre abbé bien mince !
Un méchant petit prince,
Polisson hasardeux !
Quel enjeu pitoyable !
Dieu fit tant que le diable
Les gagna tous les deux.

« Prends ! cria Dieu le père,
Tu ne sauras qu'en faire ! »
Le diable dit : « Erreur ! »
Et, ricanant sous cape,
Il fit de l'un un pape,
De l'autre un empereur.

Jersey, le 1er mars 1853.
Nous nous promenions parmi les décombres
À Rozel-Tower,
Et nous écoutions les paroles sombres
Que disait la mer.

L'énorme océan, - car nous entendîmes
Ses vagues chansons, -
Disait : « Paraissez, vérités sublimes
Et bleus horizons !

« Le monde captif, sans lois et sans règles,
Est aux oppresseurs
Volez dans les cieux, ailes des grands aigles,
Esprits des penseurs !

« Naissez, levez-vous sur les flots sonores,
Sur les flots vermeils,
Faites dans la nuit poindre vos aurores,
Peuples et soleils !

« Vous, - laissez passer la foudre et la brume,
Les vents et les cris,
Affrontez l'orage, affrontez l'écume,
Rochers et proscrits ! »

Jersey, le 5 août 1853.
Sa grandeur éblouit l'histoire.
Quinze ans, il fut
Le dieu que traînait la victoire
Sur un affût ;
L'Europe sous la loi guerrière
Se débattit. -
Toi, son singe, marche derrière,
Petit, petit.

Napoléon dans la bataille,
Grave et serein,
Guidait à travers la mitraille
L'aigle d'airain.
Il entra sur le pont d'Arcole,
Il en sortit. -
Voici de l'or, viens, pille et vole,
Petit, petit.

Berlin, Vienne, étaient ses maîtresses ;
Il les forçait,
Leste, et prenant les forteresses
Par le corset.
Il triompha de cent bastilles
Qu'il investit. -
Voici pour toi, voici des filles,
Petit, petit.

Il passait les monts et les plaines,
Tenant en main
La palme, la foudre, et les rênes
Du genre humain ;
Il était ivre de sa gloire
Qui retentit. -
Voici du sang, accours, viens boire,
Petit, petit.

Quand il tomba, lâchant le monde,
L'immense mer
Ouvrit à sa chute profonde
Son gouffre amer ;
Il y plongea, sinistre archange,
Et s'engloutit. -
Toi, tu te noieras dans la fange,
Petit, petit.

Jersey, septembre 1853.
Je veille. Ne crains rien. J'attends que tu t'endormes.
Les anges sur ton front viendront poser leurs bouches.
Je ne veux pas sur toi d'un rêve ayant des formes
Farouches ;

Je veux qu'en te voyant là, ta main dans la mienne,
Le vent change son bruit d'orage en bruit de lyre.
Et que sur ton sommeil la sinistre nuit vienne
Sourire.

Le poète est penché sur les berceaux qui tremblent ;
Il leur parle, il leur dit tout bas de tendres choses,
Il est leur amoureux, et ses chansons ressemblent
Aux roses.

Il est plus pur qu'avril embaumant la pelouse
Et que mai dont l'oiseau vient piller la corbeille ;
Sa voix est un frisson d'âme, à rendre jalouse
L'abeille ;

Il adore ces nids de soie et de dentelles ;
Son coeur a des gaîtés dans la fraîche demeure
Qui font rire aux éclats avec des douceurs telles
Qu'on pleure ;

Il est le bon semeur des fraîches allégresses ;
Il rit. Mais si les rois et leurs valets sans nombre
Viennent, s'il voit briller des prunelles tigresses
Dans l'ombre,

S'il voit du Vatican, de Berlin ou de Vienne
Sortir un guet-apens, une horde, une bible,
Il se dresse, il n'en faut pas plus pour qu'il devienne
Terrible.

S'il voit ce basilic, Rome, ou cette araignée,
Ignace, ou ce vautour, Bismarck, faire leur crime,
Il gronde, il sent monter dans sa strophe indignée
L'abîme.

C'est dit. Plus de chansons. L'avenir qu'il réclame,
Les peuples et leur droit, les rois et leur bravade,
Sont comme un tourbillon de tempête où cette âme
S'évade.

Il accourt. Reviens, France, à ta fierté première !
Délivrance ! Et l'on voit cet homme qui se lève
Ayant Dieu dans le coeur et dans l'oeil la lumière
Du glaive.

Et sa pensée, errante alors comme les proues
Dans l'onde et les drapeaux dans les noires mêlées,
Est un immense char d'aurore avec des roues
Ailées.
J'aime Chelles et ses cressonnières,
Et le doux tic-tac des moulins
Et des coeurs, autour des meunières ;
Quant aux blancs meuniers, je les plains.

Les meunières aussi sont blanches ;
C'est pourquoi je vais là souvent
Mêler ma rêverie aux branches
Des aulnes qui tremblent au vent.

J'ai l'air d'un pèlerin ; les filles
Me parlent, gardant leur troupeau ;
Je ris, j'ai parfois des coquilles
Avec des fleurs, sur mon chapeau.

Quand j'arrive avec mon caniche,
Chelles, bourg dévot et coquet,
Croit voir passer, fuyant leur niche,
Saint Roch, et son chien saint Roquet.

Ces effets de ma silhouette
M'occupent peu ; je vais marchant,
Tâchant de prendre à l'alouette
Une ou deux strophes de son chant.

J'admire les papillons frêles
Dans les ronces du vieux castel ;
Je ne touche point à leurs ailes.
Un papillon est un pastel.

Je suis un fou qui semble un sage.
J'emplis, assis dans le printemps,
Du grand trouble du paysage
Mes yeux vaguement éclatants.

Ô belle meunière de Chelles,
Le songeur te guette effaré
Quand tu montes à tes échelles,
Sûre de ton bas bien tiré.
Le brouillard est froid, la bruyère est grise ;
Les troupeaux de boeufs vont aux abreuvoirs ;
La lune, sortant des nuages noirs,
Semble une clarté qui vient par surprise.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Le voyageur marche et la lande est brune ;
Une ombre est derrière, une ombre est devant ;
Blancheur au couchant, lueur au levant ;
Ici crépuscule, et là clair de lune.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

La sorcière assise allonge sa lippe ;
L'araignée accroche au toit son filet ;
Le lutin reluit dans le feu follet
Comme un pistil d'or dans une tulipe.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

On voit sur la mer des chasse-marées ;
Le naufrage guette un mât frissonnant ;
Le vent dit : demain ! l'eau dit : maintenant !
Les voix qu'on entend sont désespérées.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Le coche qui va d'Avranche à Fougère
Fait claquer son fouet comme un vif éclair ;
Voici le moment où flottent dans l'air
Tous ces bruits confus que l'ombre exagère.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Dans les bois profonds brillent des flambées ;
Un vieux cimetière est sur un sommet ;
Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu'il met
Dans les coeurs brisés et les nuits tombées ?

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Des flaques d'argent tremblent sur les sables ;
L'orfraie est au bord des talus crayeux ;
Le pâtre, à travers le vent, suit des yeux
Le vol monstrueux et vague des diables.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Un panache gris sort des cheminées ;
Le bûcheron passe avec son fardeau ;
On entend, parmi le bruit des cours d'eau,
Des frémissements de branches traînées.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.

La faim fait rêver les grands loups moroses ;
La rivière court, le nuage fuit ;
Derrière la vitre où la lampe luit,
Les petits enfants ont des têtes roses.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où,
Maître Yvon soufflait dans son biniou.
Sachez qu'hier, de ma lucarne,
J'ai vu, j'ai couvert de clins d'yeux
Une fille qui dans la Marne
Lavait des torchons radieux.

Près d'un vieux pont, dans les saulées,
Elle lavait, allait, venait ;
L'aube et la brise étaient mêlées
À la grâce de son bonnet.

Je la voyais de ****. Sa mante
L'entourait de plis palpitants.
Aux folles broussailles qu'augmente
L'intempérance du printemps,

Aux buissons que le vent soulève,
Que juin et mai, frais barbouilleurs,
Foulant la cuve de la sève,
Couvrent d'une écume de fleurs,

Aux sureaux pleins de mouches sombres,
Aux genêts du bord, tous divers
Aux joncs échevelant leurs ombres
Dans la lumière des flots verts,

Elle accrochait des loques blanches,
Je ne sais quels haillons charmants
Qui me jetaient, parmi les branches,
De profonds éblouissements.

Ces nippes, dans l'aube dorée,
Semblaient, sous l'aulne et le bouleau,
Les blancs cygnes de Cythérée
Battant de l'aile au bord de l'eau.

Des cupidons, fraîche couvée,
Me montraient son pied fait au tour ;
Sa jupe semblait relevée
Par le petit doigt de l'amour.

On voyait, je vous le déclare,
Un peu plus haut que le genou.
Sous un pampre un vieux faune hilare
Murmurait tout bas : Casse-cou !

Je quittai ma chambre d'auberge,
En souriant comme un bandit ;
Et je descendis sur la berge
Qu'une herbe, glissante, verdit.

Je pris un air incendiaire
Je m'adossai contre un pilier,
Et je lui dis : « Ô lavandière !
(Blanchisseuse étant familier)

«  L'oiseau gazouille, l'agneau bêle,
«  Gloire à ce rivage écarté !
«  Lavandière, vous êtes belle.
« Votre rire est de la clarté.

« Je suis capable de faiblesses.
« Ô lavandière, quel beau jour !
« Les fauvettes sont des drôlesses
« Qui chantent des chansons d'amour.

« Voilà six mille ans que les roses
« Conseillent, en se prodiguant,
« L'amour aux coeurs les plus moroses.
« Avril est un vieil intrigant.

« Les rois sont ceux qu'adorent celles  
« Qui sont charmantes comme vous ;
« La Marne est pleine d'étincelles ;
« Femme, le ciel immense est doux.

« Ô laveuse à la taille mince
« Qui vous aime est dans un palais.
« Si vous vouliez, je serais prince ;
« Je serais dieu, si tu voulais. -  »

La blanchisseuse, gaie et tendre,
Sourit, et, dans le hameau noir,
Sa mère au **** cessa d'entendre
Le bruit vertueux du battoir.

Les vieillards grondent et reprochent,
Mais, ô jeunesse ! il faut oser.
Deux sourires qui se rapprochent
Finissent par faire un baiser.

Je m'arrête. L'idylle est douce,
Mais ne veut pas, je vous le dis,
Qu'au delà du baiser on pousse
La peinture du paradis.
Entendant des sanglots, je poussai cette porte.

Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte.
Tout dans ce lieu lugubre effrayait le regard.
Sur le grabat gisait le cadavre hagard ;
C'était déjà la tombe et déjà le fantôme.
Pas de feu ; le plafond laissait passer le chaume.
Les quatre enfants songeaient comme quatre vieillards.
On voyait, comme une aube à travers des brouillards,
Aux lèvres de la morte un sinistre sourire ;
Et l'aîné, qui n'avait que six ans, semblait dire :
« Regardez donc cette ombre où le sort nous a mis ! »

Un crime en cette chambre avait été commis.
Ce crime, le voici : - Sous le ciel qui rayonne,
Une femme est candide, intelligente, bonne ;
Dieu, qui la suit d'en haut d'un regard attendri,
La fit pour être heureuse. Humble, elle a pour mari
Un ouvrier ; tous deux, sans aigreur, sans envie,
Tirent d'un pas égal le licou de la vie.
Le choléra lui prend son mari ; la voilà
Veuve avec la misère et quatre enfants qu'elle a.
Alors, elle se met au labeur comme un homme.
Elle est active, propre, attentive, économe ;
Pas de drap à son lit, pas d'âtre à son foyer ;
Elle ne se plaint pas, sert qui veut l'employer,
Ravaude de vieux bas, fait des nattes de paille,
Tricote, file, coud, passe les nuits, travaille
Pour nourrir ses enfants ; elle est honnête enfin.
Un jour, on va chez elle, elle est morte de faim.

Oui, les buissons étaient remplis de rouges-gorges,
Les lourds marteaux sonnaient dans la lueur des forges,
Les masques abondaient dans les bals, et partout
Les baisers soulevaient la dentelle du loup ;
Tout vivait ; les marchands comptaient de grosses sommes ;
On entendait rouler les chars, rire les hommes ;
Les wagons ébranlaient les plaines, le steamer
Secouait son panache au-dessus de la mer ;
Et, dans cette rumeur de joie et de lumière,
Cette femme étant seule au fond de sa chaumière,
La faim, goule effarée aux hurlements plaintifs,
Maigre et féroce, était entrée à pas furtifs,
Sans bruits, et l'avait prise à la gorge, et tuée.

La faim, c'est le regard de la prostituée,
C'est le bâton ferré du bandit, c'est la main
Du pâle enfant volant un pain sur le chemin,
C'est la fièvre du pauvre oublié, c'est le râle
Du grabat naufragé dans l'ombre sépulcrale.
ÔDieu ! la sève abonde, et, dans ses flancs troublés,
La terre est pleine d'herbe et de fruits et de blés,
Dès que l'arbre a fini, le sillon recommence ;
Et, pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence,
Que la mouche connaît la feuille du sureau,
Pendant que l'étang donne à boire au passereau,
Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l'once et le basilic,
L'homme expire ! - Oh ! la faim, c'est le crime public ;
C'est l'immense assassin qui sort de nos ténèbres.

Dieu ! pourquoi l'orphelin, dans ses langes funèbres,
Dit-il : « J'ai faim ! » L'enfant, n'est-ce pas un oiseau ?
Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ?

Avril 1840.
La lune était sereine et jouait sur les flots. -
La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d'un flot d'argent brode les noirs îlots.

De ses doigts en vibrant s'échappe la guitare.
Elle écoute... Un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant l'archipel grec de sa rame tartare ?

Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,
Et coupent l'eau, qui roule en perles sur leur aile ?
Est-ce un djinn qui là-haut siffle d'un voix grêle,
Et jette dans la mer les créneaux de la tour ?

Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? -
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé
Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames.

Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.

Le 2 septembre 1828.
Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne !
Ô mère au coeur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu'elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l'herbe est un tombeau !

La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t'envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l'ombre elles s'appellent,
Qu'elles s'en vont ainsi l'une après l'autre, hélas ?

Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d'abord la charmas avec ta petitesse
Et plus **** lui remplis de clarté l'horizon,

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !
Voilà que tu n'es plus, ayant à peine été !
L'astre attire le lys, et te voilà reprise,
Ô vierge, par l'azur, cette virginité !

Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l'abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix !

Nous ne t'entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir !

Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !

En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les coeurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,
Et, comme Ruth l'épi, tu ramassais le bien.

La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
L'aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;
Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
Toute cette douceur dans toute ta beauté !

Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
Que la forme qui sort des cieux éblouissants ;
Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
Et de tous les amours elle semblait l'encens.

Ceux qui n'ont pas connu cette charmante fille
Ne peuvent pas savoir ce qu'était ce regard
Transparent comme l'eau qui s'égaie et qui brille
Quand l'étoile surgit sur l'océan hagard.

Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;
Chantant à demi-voix son chant d'illusion,
Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
De vague et de lointain comme la vision.

On sentait qu'elle avait peu de temps sur la terre,
Qu'elle n'apparaissait que pour s'évanouir,
Et qu'elle acceptait peu sa vie involontaire ;
Et la tombe semblait par moments l'éblouir.

Elle a passé dans l'ombre où l'homme se résigne ;
Le vent sombre soufflait ; elle a passé sans bruit,
Belle, candide, ainsi qu'une plume de cygne
Qui reste blanche, même en traversant la nuit !

Elle s'en est allée à l'aube qui se lève,
Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
Bouche qui n'a connu que le baiser du rêve,
Ame qui n'a dormi que dans le lit de Dieu !

Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
La disparition des êtres adorés !

Croire qu'ils resteraient ! quel songe ! Dieu les presse.
Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.

Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route ;
Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
Et derrière eux, et sans que leur candeur s'en doute,
Leurs ailes font parfois de l'ombre sur le mur.

Ils viennent sous nos toits ; avec nous ils demeurent ;
Nous leur disons : Ma fille, ou : Mon fils ; ils sont doux,
Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent.
Ô mère, ce sont là les anges, voyez-vous !

C'est une volonté du sort, pour nous sévère,
Qu'ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert ;
Et qu'avant d'avoir mis leur lèvre à notre verre,
Avant d'avoir rien fait et d'avoir rien souffert,

Ils partent radieux ; et qu'ignorant l'envie,
L'erreur, l'orgueil, le mal, la haine, la douleur,
Tous ces êtres bénis s'envolent de la vie
A l'âge où la prunelle innocente est en fleur !

Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
Nous devons travailler, attendre, préparer ;
Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d'autres ;
Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.

Eux, ils sont l'air qui fuit, l'oiseau qui ne se pose
Qu'un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
Qui brille et passe ; ils sont le parfum de la rose
Qui va rejoindre aux cieux le rayon du soleil !

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l'âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin ;
Ils ont, êtres rêveurs qu'un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin !

Ils sont l'étoile d'or se couchant dans l'aurore,
Mourant pour nous, naissant pour l'autre firmament ;
Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
Continue, au delà, l'épanouissement !

Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
A qui Dieu n'a permis que d'effleurer la terre
Pour faire un peu de joie à quelques pauvres coeurs.

Comme l'ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
Ils viennent jusqu'à nous qui **** d'eux étouffons,
Beaux, purs, et chacun d'eux portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds.

Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes nos plaies,
Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
Et fait luire un moment l'aube à travers nos claies,
Et chanté la chanson du ciel dam nos maisons,

Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
S'en vont avec un peu de terre dans la main.

Ils s'en vont ; c'est tantôt l'éclair qui les emporte,
Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
Alors, nous, pâles, froids, l'oeil fixé sur la porte,
Nous ne savons plus rien, sinon qu'ils ne sont plus.

Nous disons : - A quoi bon l'âtre sans étincelles ?
A quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ?
A quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ?
Qui donc attendons-nous s'ils ne reviendront pas ?

Ils sont partis, pareils au bruit qui sort des lyres.
Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
Tristes ; et la lueur de leurs charmants sourires
Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.

Car ils sont revenus, et c'est là le mystère ;
Nous entendons quelqu'un flotter, un souffle errer,
Des robes effleurer notre seuil solitaire,
Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;
Nous sentons, lorsqu'ayant la lassitude en nous,
Nous nous levons après quelque prière sombre,
Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :
"Mon père, encore un peu ! ma mère, encore un jour !
"M'entends-tu ? je suis là, je reste pour t'attendre
"Sur l'échelon d'en bas de l'échelle d'amour.

"Je t'attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
"Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
"Pauvre coeur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.
"Tu redeviendras ange ayant été martyr."

Oh ! quand donc viendrez-vous ? Vous retrouver, c'est naître.
Quand verrons-nous, ainsi qu'un idéal flambeau,
La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
A ce noir horizon qu'on nomme le tombeau ?

Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes !
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?

Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous ? quand nous en irons-nous ?

Quand nous en irons-nous où sont l'aube et la foudre ?
Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d'or ?

Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
Où l'on voit, à travers l'azur de l'harmonie,
La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?

Quand viendrez-vous chercher notre humble coeur qui sombre ?
Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l'ombre,
Sous l'éblouissement du regard éternel ?
Au fond du parc qui se délabre,
Vieux, désert, mais encor charmant
Quand la lune, obscur candélabre,
S'allume en son écroulement,

Un moineau-franc, que rien ne gêne,
A son grenier, tout grand ouvert,
Au cinquième étage d'un chêne
Qu'avril vient de repeindre en vert.

Un saule pleureur se hasarde
À gémir sur le doux gazon,
À quelques pas de la mansarde
Où ricane ce polisson.

Ce saule ruisselant se penche ;
Un petit lac est à ses pieds,
Où tous ses rameaux, branche à branche,
Sont correctement copiés.

Tout en visitant sa coquine
Dans le nid par l'aube doré,
L'oiseau rit du saule, et taquine
Ce bon vieux lakiste éploré.

Il crie à toutes les oiselles
Qu'il voit dans les feuilles sautant :
- Venez donc voir, mesdemoiselles !
Ce saule a pleuré cet étang.

Il s'abat dans son tintamarre
Sur le lac qu'il ose insulter :
- Est-elle bête cette mare !
Elle ne sait que répéter.

Ô mare, tu n'es qu'une ornière.
Tu rabâches ton saule. Allons,
Change donc un peu de manière.
Ces vieux rameaux-là sont très longs.

Ta géorgique n'est pas drôle.
Sous prétexte qu'on est miroir,
Nous faire le matin un saule
Pour nous le refaire le soir !

C'est classique, cela m'assomme.
Je préférerais qu'on se tût.
Çà, ton bon saule est un bonhomme ;
Les saules sont de l'institut.

Je vois d'ici bâiller la truite.
Mare, c'est triste, et je t'en veux
D'être échevelée à la suite
D'un vieux qui n'a plus de cheveux.

Invente-nous donc quelque chose !
Calque, mais avec abandon.
Je suis fille, fais une rose,
Je suis âne, fais un chardon.

Aie une idée, un iris jaune,
Un bleu nénuphar triomphant !
Sapristi ! Il est temps qu'un faune
Fasse à ta naïade un enfant. -

Puis il s'adresse à la linotte :
- Vois-tu, ce saule, en ce beau lieu,
A pour état de prendre en note
Le diable à côté du bon Dieu.

De là son deuil. Il est possible
Que tout soit mal, ô ma catin ;
L'oiseau sert à l'homme de cible,
L'homme sert de cible au destin ;

Mais moi, j'aime mieux, sans envie,  
Errer de bosquet en bosquet,
Corbleu, que de passer ma vie
À remplir de pleurs un baquet ! -

Le saule à la morne posture,
Noir comme le bois des gibets,
Se tait, et la mère nature
Sourit dans l'ombre aux quolibets

Que jette, à travers les vieux marbres,
Les quinconces, les buis, les eaux,
À cet Héraclite des arbres
Ce Démocrite des oiseaux.
Comme leurs yeux troublés de sentiments contraires
Se baissaient devant lui,
Il dit : « Allez en paix ! allez en paix, mes frères,
Vous qui m'avez trahi !
Vivez, et que jamais sous vos pas ne s'entr'ouvre
Un piège inattendu,
Que la main du Seigneur vous assiste et vous couvre,
Vous qui m'avez vendu ! »
Ami, tu me dis : « Joie extrême !
Donc, ce matin, comblant ton voeu,
Rougissante, elle a dit : Je t'aime !
Devant l'aube, cet autre aveu.

Ta victoire, tu la dévoiles.
On t'aime, ô Léandre, ô Saint-Preux,
Et te voilà dans les étoiles,
Sans parachute, malheureux ! »

Et tu souris. Mais que m'importe !
Ton sourire est un envieux.
Sois *** ; moi, ma tristesse est morte.
Rire c'est bien, aimer c'est mieux.

Tu me croyais plus fort en thème,
N'est-ce pas ? tu te figurais
Que je te dirais : Elle m'aime,
Défions-nous, et buvons frais.

Point. J'ai des manières étranges ;
On fait mon bonheur, j'y consens ;
Je vois là-haut passer des anges
Et je me mêle à ces passants.

Je suis ingénu comme Homère,
Quand cet aveugle aux chants bénis
Adorait la mouche éphémère
Qui sort des joncs de l'Hypanis.

J'ai la foi. Mon esprit facile
Dès le premier jour constata
Dans la Sologne une Sicile,
Une Aréthuse en Rosita.

Je ne vois point dans une femme
Un filou, par l'ombre enhardi.
Je ne crois pas qu'on prenne une âme
Comme on vole un maravedi.

La supposer fausse, et plâtrée,
Non, justes dieux ! je suis épris.
Je ne commence point l'entrée
Au paradis, par le mépris.

Je lui donne un coeur sans lui dire :
Rends-moi la monnaie ! - Et je crois
À sa pudeur, à mon délire,
Au bleu du ciel, aux fleurs des bois.

J'entre en des sphères idéales
Sans fredonner le vieux pont-neuf
De Villon aux piliers des Halles
Et de Fronsac à l'Oeil-de-Boeuf.

Je m'enivre des harmonies
Qui, de l'azur, à chaque pas,
M'arrivent, claires, infinies,
Joyeuses, et je ne crois pas

Que l'amour trompe nos attentes,
Qu'un bien-aimé soit un martyr,
Et que toutes ces voix chantantes
Descendent du ciel pour mentir.

Je suis rempli d'une musique ;
Je ne sens point, dans mes halliers,
La désillusion classique
Des vieillards et des écoliers.

J'écoute en moi l'hymne suprême
De mille instruments triomphaux
Qui tous répètent qu'elle m'aime,
Et dont pas un ne chante faux.

Oui, je t'adore ! oui, tu m'adores !
C'est à ces mots-là que sont dus
Tous ces vagues clairons sonores
Dans un bruit de songe entendus.

Et, dans les grands bois qui m'entourent,
Je vois danser, d'un air vainqueur,
Les cupidons, gamins qui courent
Dans la fanfare du coeur.
Ô cadavres, parlez ! quels sont vos assassins
Quelles mains ont plongé ces stylets dans vos seins ?
Toi d'abord, que je vois dans cette ombre apparaître,
Ton nom ? - Religion. - Ton meurtrier ? - Le prêtre.
- Vous, vos noms ? - Probité, pudeur, raison, vertu.
- Et qui vous égorgea ? - L'église. - Toi, qu'es-tu ?
- Je suis la foi publique. - Et qui t'a poignardée ?
- Le serment. - Toi, qui dors de ton sang inondée ?
- Mon nom était justice. - Et quel est ton bourreau ?
- Le juge. - Et toi, géant, sans glaive en ton fourreau ?
Et dont la boue éteint l'auréole enflammée ?
- Je m'appelle Austerlitz. - Qui t'a tué ? - L'armée.

Jersey, le 30 janvier 1852.
Rien encore n'a germé de vos rameaux flottants
Sur notre jeune terre où, depuis quarante ans,
Tant d'âmes se sont échouées,
Doctrines aux fruits d'or, espoir des nations,
Que la hâtive main des révolutions
Sur nos têtes a secouées !

Nous attendons toujours ! Seigneur, prenez pitié
Des peuples qui, toujours satisfaits à moitié,
Vont d'espérance en espérance ;
Et montrez-nous enfin l'homme de votre choix
Parmi tous ces tribuns et parmi tous ces rois
Que vous essayez à la France !

Qui peut se croire fort, puissant et souverain ?
Qui peut dire en scellant des barrières d'airain :
Jamais vous ne serez franchies !
Dans ce siècle de bruit, de gloire et de revers,
Où les roseaux penchés au bord des étangs verts
Durent plus que les monarchies !

Rois ! la bure est souvent jalouse du velours.
Le peuple a froid l'hiver, le peuple a faim toujours.
Rendez-lui son sort plus facile.
Le peuple souvent porte un bien rude collier.
Ouvrez l'école aux fils, aux pères l'atelier,
À tous vos bras, auguste asile !

Par la bonté des rois rendez les peuples bons.
Sous d'étranges malheurs souvent nous nous courbons.
Songez que Dieu seul est le maître.
Un bienfait par quelqu'un est toujours ramassé.
Songez-y, rois minés sur qui pèse un passé
Gros du même avenir peut-être !

Donnez à tous. Peut-être un jour tous vous rendront !
Donnez, - on ne sait pas quels épis germeront
Dans notre siècle autour des trônes ! -
De la main droite aux bons, de la gauche aux méchants !
Comme le laboureur sème sa graine aux champs,
Ensemencez les cœurs d'aumônes !

Ô rois ! le pain qu'on porte au vieillard desséché,
La pauvre adolescente enlevée au marché,
Le bienfait souriant, toujours prêt à toute heure,
Qui vient, riche et voilé, partout où quelqu'un pleure,
Le cri reconnaissant d'une mère à genoux,
L'enfant sauvé qui lève, entre le peuple et vous,
Ses deux petites mains sincères et joyeuses,
Sont la meilleure digue aux foules furieuses.

Hélas ! je vous le dis, ne vous endormez pas
Tandis que l'avenir s'amoncelle là-bas !

Il arrive parfois, dans le siècle où nous sommes,
Qu'un grand vent tout à coup soulève à flots les hommes ;
Vent de malheur, formé, comme tous les autans,
De souffles quelque part comprimés trop longtemps ;
Vent qui de tout foyer disperse la fumée ;
Dont s'attise l'idée à cette heure allumée ;
Qui passe sur tout homme, et, torche ou flot amer,
Le fait étinceler ou le fait écumer ;
Ebranle tout digue et toute citadelle ;
Dans la société met à nu d'un coup d'aile
Des sommets jusqu'alors par des brumes voilés,
Des gouffres ténébreux ou des coins étoilés ;
Vent fatal qui confond les meilleurs et les pires,
Arrache mainte tuile au vieux toit des empires,
Et prenant dans l'état, en haut, en bas, partout,
Tout esprit qui dérive et toute âme qui bout,
Tous ceux dont un zéphyr fait remuer les têtes,
Tout ce qui devient onde à l'heure des tempêtes,
Amoncelant dans l'ombre et chassant à la fois
Ces flots, ces bruits, ce peuple, et ces pas et ces voix,
Et ces groupes sans forme et ces rumeurs sans nombre,
Pousse tout cet orage au seuil d'un palais sombre !

Palais sombre en effet, et plongé dans la nuit !
D'où les illusions s'envolent à grand bruit,
Quelques-unes en pleurs, d'autres qu'on entend rire !
C'en est fait. L'heure vient, le voile se déchire,
Adieu les songes d'or ! On se réveille, on voit
Un spectre aux mains de chair qui vous touche du doigt.
C'est la réalité ! qu'on sent là, qui vous pèse.
On rêvait Charlemagne, on pense à Louis seize !

Heure grande et terrible où, doutant des canons,
La royauté, nommant ses amis par leurs noms,
Recueillant tous les bruits que la tempête apporte,
Attend, l'œil à la vitre et l'oreille à la porte !
Où l'on voit dans un coin, ses filles dans ses bras,
La reine qui pâlit, pauvre étrangère, hélas !

Où les petits enfants des familles royales
De quelque vieux soldat pressent les mains loyales,
Et demandent, avec des sanglots superflus,
Aux valets, qui déjà ne leur répondent plus,
D'où viennent ces rumeurs, ces terreurs, ce mystère,
Et les ébranlements de cette affreuse terre
Qu'ils sentent remuer comme la mer aux vents,
Et qui ne tremble pas sous les autres enfants !

Hélas ! vous crénelez vos mornes Tuileries,
Vous encombrez les ponts de vos artilleries,
Vous gardez chaque rue avec un régiment,
À quoi bon ? à quoi bon ? De moment en moment
La tourbe s'épaissit, grosse et désespérée
Et terrible, et qu'importe, à l'heure où leur marée
Sort et monte en hurlant du fond du gouffre amer,
La mitraille à la foule et la grêle à la mer !

Ô redoutable époque ! et quels temps que les nôtres !
Où, rien qu'en se serrant les uns contre les autres,
Les hommes dans leurs plis écrasent tours, châteaux,
Donjons que les captifs rayaient de leurs couteaux,
Créneaux, portes d'airain comme un carton ployées,
Et sur leurs boulevards vainement appuyées
Les pâles garnisons, et les canons de fer
Broyés avec le mur comme l'os dans la chair !

Comment se défendra ce roi qu'un peuple assiège ?
Plus léger sur ce flot que sur l'onde un vain liège,
Plus vacillant que l'ombre aux approches du soir,
Ecoutant sans entendre et regardant sans voir,
Il est là qui frissonne, impuissant, infertile,
Sa main tremble, et sa tête est un crible inutile,
Hélas ! hélas ! les rois en ont seuls de pareils !
Qui laisse tout passer, hors les mauvais conseils !

Que servent maintenant ces sabres, ces épées,
Ces lignes de soldats par des caissons coupées,
Ces bivouacs, allumés dans les jardins profonds,
Dont la lueur sinistre empourpre ses plafonds,
Ce général choisi, qui déjà, vaine garde,
Sent peut-être à son front sourdre une autre cocarde,
Et tous ces cuirassiers, soldats vieux ou nouveaux,
Qui plantent dans la cour des pieux pour leurs chevaux ?
Que sert la grille close et la mèche allumée ?
Il faudrait une tête, et tu n'as qu'une armée !

Que faire de ce peuple à l'immense roulis,
Mer qui traîne du moins une idée en ses plis,
Vaste inondation d'hommes, d'enfants, de femmes,
Flots qui tous ont des yeux, vagues qui sont des âmes ?

Malheur alors ! O Dieu ! faut-il que nous voyions
Le côté monstrueux des révolutions !
Qui peut dompter la mer ? Seigneur ! qui peut répondre
Des ondes de Paris et des vagues de Londres,
Surtout lorsque la ville, ameutée aux tambours
Sent ramper dans ses flots l'hydre de ses faubourgs !

Dans ce palais fatal où l'empire s'écroule,
Dont la porte bientôt va ployer sous la foule,
Où l'on parle tout bas de passages secrets,
Où le roi sent déjà qu'on le sert de moins près,
Où la mère en tremblant rit à l'enfant qui pleure,
Ô mon Dieu ! que va-t-il se passer tout à l'heure ?
Comment vont-ils jouer avec ce nid de rois ?
Pourquoi faut-il qu'aux jours où le pauvre aux abois
Sent sa haine des grands de ce qu'il souffre accrue,
Notre faute ou la leur le lâchent dans la rue ?
Temps de deuil où l'émeute en fureur sort de tout !
Où le peuple devient difforme tout à coup !

Malheur donc ! c'est fini. Plus de barrière au trône !
Mais Dieu garde un trésor à qui lui fit l'aumône.
Si le prince a laissé, dans des temps moins changeants,
L'empreinte de ses pas à des seuils indigents,
Si des bienfaits cachés il fut parfois complice,
S'il a souvent dit : grâce ! où la loi dit : supplice !
Ne désespérez pas. Le peuple aux mauvais jours
A pu tout oublier, Dieu se souvient toujours !

Souvent un cri du cœur sorti d'une humble bouche
Désarme, impérieux, une foule farouche
Qui tenait une proie en ses poings triomphants.
Les mères aux lions font rendre les enfants !

Oh ! dans cet instant même où le naufrage gronde,
Où l'on sent qu'un boulet ne peut rien contre une onde,
Où, liquide et fangeuse et pleine de courroux,
La populace à l'œil stupide, aux cheveux roux,
Aboyant sur le seuil comme un chien pour qu'on ouvre,
Arrive, éclaboussant les chapiteaux du Louvre,
Océan qui n'a pas d'heure pour son reflux !
Au moment où l'on voit que rien n'arrête plus
Ce flot toujours grossi, que chaque instant apporte,
Qui veut monter, qui hurle et qui mouille la porte,...
C'est un spectacle auguste et que j'ai vu déjà
Souvent, quand mon regard dans l'histoire plongea,
Qu'une bonne action, cachée en un coin sombre,
Qui sort subitement toute blanche de l'ombre,
Et comme autrefois Dieu qu'elle prend à témoin,
Dit au peuple écumant : Tu n'iras pas plus **** !

Le 28 décembre 1834.
Amor, ch'a null' amato amar perdona,
Mi prese del costui placer si forte
Che, come vedi, ancor non m'abbandona.
DANTE.


Contempler dans son bain sans voiles
Une fille aux yeux innocents ;
Suivre de **** de blanches voiles ;
Voir au ciel briller les étoiles
Et sous l'herbe les vers luisants ;

Voir autour des mornes idoles
Des sultanes danser en rond ;
D'un bal compter les girandoles ;
La nuit, voir sur l'eau les gondoles
Fuir avec une étoile au front ;

Regarder la lune sereine ;
Dormir sous l'arbre du chemin ;
Être le roi lorsque la reine,
Par son sceptre d'or souveraine,
L'est aussi par sa blanche main ;

Ouïr sur les harpes jalouses
Se plaindre la romance en pleurs ;
Errer, pensif, sur les pelouses,
Le soir, lorsque les andalouses
De leurs balcons jettent des fleurs ;

Rêver, tandis que les rosées
Pleuvent d'un beau ciel espagnol,
Et que les notes embrasées
S'épanouissent en fusées
Dans la chanson du rossignol ;

Ne plus se rappeler le nombre
De ses jours, songes oubliés ;
Suivre fuyant dans la nuit sombre
Un Esprit qui traîne dans l'ombre
Deux sillons de flamme à ses pieds ;

Des boutons d'or qu'avril étale
Dépouiller le riche gazon ;
Voir, après l'absence fatale,
Enfin, de sa ville natale
Grandir la flèche à l'horizon ;

Non, tout ce qu'a la destinée
De bien réels ou fabuleux
N'est rien pour mon âme enchaînée
Quand tu regardes inclinée
Mes yeux noirs avec tes yeux bleus !

Septembre 1831.
L'étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frisonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l'ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;
L'herbe s'éveille et parle aux sépulcres dormants.

Que dit-il, le brin d'herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.

Dieu veut qu'on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d'amour, on l'emploie à prier.

Les mortes d'aujourd'hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l'ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d'herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.

La forme d'un toit noir dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L'étoile aux cieux, ainsi qu'une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.

Aimez-vous ! c'est le mois où les fraises sont mûres.
L'ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.

Chelles, août 18...
En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet !
Les chiens mordent les pieds du lion qui dormait,
Ils relèvent leur tête infâme.
Ecrasez, ô croyants du prophète divin,
Ces chancelants soldats qui s'enivrent de vin,
Ces hommes qui n'ont qu'une femme !

Meure la race franque et ses rois détestés !
Spahis, timariots, allez, courez, jetez
A travers les sombres mêlées
Vos sabres, vos turbans, le bruit de votre cor.
Vos tranchants étriers, larges triangles d'or,
Vos cavales échevelées !

Qu'Othman, fils d'Ortogrul, vive en chacun de vous.
Que l'un ait son regard et l'autre son courroux.
Allez, allez, ô capitaines !
Et nous te reprendrons, ville aux dômes d'or pur,
Molle Setiniah, qu'en leur langage impur
Les barabares nomment Athènes !

Le 21 octobre 1828.
Dans cette ville où rien ne rit et ne palpite,
Comme dans une femme aujourd'hui décrépite,
On sent que quelque chose, hélas ! a disparu !
Les maisons ont un air fâché, rogue et bourru ;
Les fenêtres, luisant d'un luisant de limace,
Semblent cligner des yeux et faire la grimace,
Et de chaque escalier et de chaque pignon,
Il sort je ne sais quoi de triste et de grognon.
Des portes à claveaux du temps de Louis treize,
Des bonshommes de pierre avec pourpoint et fraise,
Des cours avec arceaux en anses de panier,
Force carreaux cassés, maint immonde grenier,
Des tours, de grands toits bleus sur des façades rouges,
Ce serait des palais si ce n'était des bouges.
Voilà ce qu'on rencontre à chaque pas, et puis
D'affreux enfants tout nus jouant au bord des puits.
Quelques arbres malsains, tout couverts de verrues,
Percent le long des murs le pavé dans les rues.
Les écriteaux sont pleins d'un gothique alphabet ;
Les poteaux à lanterne ont un air de gibet ;
Les vastes murs, les toits aigus, les girouettes,
Font sur le ciel brumeux de mornes silhouettes.
C'est surtout effrayant et lugubre le soir.
Le jour, les habitants sont rares. On croit voir
Partout le même vieux avec la même vieille.
Dans ces réduits vitrés en verres de bouteille,
Dans ces trous où jamais le, soleil n'arriva,
On entend bougonner le siècle qui s'en va.
Beau, frais, souriant d'aise à cette vie amère.
SAINTE-BEUVE.


Dans l'alcôve sombre,
Près d'un humble autel,
L'enfant dort à l'ombre
Du lit maternel.
Tandis qu'il repose,
Sa paupière rose,
Pour la terre close,
S'ouvre pour le ciel.

Il fait bien des rêves.
Il voit par moments
Le sable des grèves
Plein de diamants ;
Des soleils de flammes,
Et de belles dames
Qui portent des âmes
Dans leurs bras charmants.

Songe qui l'enchante !
Il voit des ruisseaux.
Une voix qui chante
Sort du fond des eaux.
Ses soeurs sont plus belles.
Son père est près d'elles.
Sa mère a des ailes
Comme les oiseaux.

Il voit mille choses
Plus belles encor ;
Des lys et des roses
Plein le corridor ;
Des lacs de délice
Où le poisson glisse,
Où l'onde se plisse
A des roseaux d'or !

Enfant, rêve encore !
Dors, ô mes amours !
Ta jeune âme ignore
Où s'en vont tes jours.
Comme une algue morte
Tu vas, que t'importe !
Le courant t'emporte,
Mais tu dors toujours !

Sans soin, sans étude,
Tu dors en chemin ;
Et l'inquiétude,
A la froide main,
De son ongle aride
Sur ton front candide
Qui n'a point de ride,
N'écrit pas : Demain !

Il dort, innocence !
Les anges sereins
Qui savent d'avance
Le sort des humains,
Le voyant sans armes,
Sans peur, sans alarmes,
Baisent avec larmes
Ses petites mains.

Leurs lèvres effleurent
Ses lèvres de miel.
L'enfant voit qu'ils pleurent
Et dit : Gabriel !
Mais l'ange le touche,
Et, berçant sa couche,
Un doigt sur sa bouche,
Lève l'autre au ciel !

Cependant sa mère,
Prompte à le bercer,
Croit qu'une chimère
Le vient oppresser.
Fière, elle l'admire,
L'entend qui soupire,
Et le fait sourire
Avec un baiser.

Novembre 1831.
La foule des vivants rit et suit sa folie,
Tantôt pour son plaisir, tantôt pour son tourment ;
Mais par les morts muets, par les morts qu'on oublie,
Moi, rêveur, je me sens regardé fixement.

Ils savent que je suis l'homme des solitudes,
Le promeneur pensif sous les arbres épais,
L'esprit qui trouve, ayant ses douleurs pour études,
Au seuil de tout le trouble, au fond de tout la paix !

Ils savent l'attitude attentive et penchée
Que j'ai parmi les buis, les fosses et les croix ;
Ils m'entendent marcher sur la feuille séchée ;
Ils m'ont vu contempler des ombres dans les bois,

Ils comprennent ma voix sur le monde épanchée,
Mieux que vous, ô vivants bruyants et querelleurs !
Les hymnes de la lyre en mon âme cachée,
Pour vous ce sont des chants, pour eux ce sont des pleurs.

Moi, c'est là que je vis ! - cueillant les roses blanches,
Consolant les tombeaux délaissés trop longtemps,
Je passe et je reviens, je dérange les branches,
Je fais du bruit dans l'herbe, et les morts sont contents.

Là je rêve ! et, rôdant dans le champ léthargique,
Je vois, avec des yeux dans ma pensée ouverts,
Se transformer mon âme en un monde magique,
Miroir mystérieux du visible univers.

Regardant sans les voir de vagues scarabées,
Des rameaux indistincts, des formes, des couleurs,
Là, j'ai dans l'ombre, assis sur des pierres tombées,
Des éblouissements de rayons et de fleurs.

Là, le songe idéal qui remplit ma paupière
Flotte, lumineux voile, entre la terre et nous ;
Là, mes doutes ingrats se fondent en prière ;
Je commence debout et j'achève à genoux.

Comme au creux du rocher vole l'humble colombe,
Cherchant la goutte d'eau qui tombe avant le jour,
Mon esprit altéré, dans l'ombre de la tombe,
Va boire un peu de foi, d'espérance et d'amour !

Mars 1840.
I.

C'était une humble église au cintre surbaissé,
L'église où nous entrâmes,
Où depuis trois cents ans avaient déjà passé
Et pleuré bien des âmes.

Elle était triste et calme à la chute du jour,
L'église où nous entrâmes ;
L'autel sans serviteur, comme un cœur sans amour,
Avait éteint ses flammes.

Les antiennes du soir, dont autrefois saint Paul
Réglait les chants fidèles,
Sur les stalles du chœur d'où s'élance leur vol
Avaient ployé leurs ailes.

L'ardent musicien qui sur tous à pleins bords
Verse la sympathie,
L'homme-esprit n'était plus dans l'orgue, vaste corps
Dont l'âme était partie.

La main n'était plus là, qui, vivante et jetant
Le bruit par tous les pores,
Tout à l'heure pressait le clavier palpitant,
Plein de notes sonores,

Et les faisait jaillir sous son doigt souverain
Qui se crispe et s'allonge,
Et ruisseler le long des grands tubes d'airain
Comme l'eau d'une éponge.

L'orgue majestueux se taisait gravement
Dans la nef solitaire ;
L'orgue, le seul concert, le seul gémissement
Qui mêle aux cieux la terre !

La seule voix qui puisse, avec le flot dormant
Et les forêts bénies,
Murmurer ici-bas quelque commencement
Des choses infinies !

L'église s'endormait à l'heure où tu t'endors,
Ô sereine nature !
À peine, quelque lampe au fond des corridors
Étoilait l'ombre obscure.

À peine on entendait flotter quelque soupir,
Quelque basse parole,
Comme en une forêt qui vient de s'assoupir
Un dernier oiseau vole ;

Hélas ! et l'on sentait, de moment en moment,
Sous cette voûte sombre,
Quelque chose de grand, de saint et de charmant
S'évanouir dans l'ombre !

Elle était triste et calme à la chute du jour
L'église où nous entrâmes ;
L'autel sans serviteur, comme un cœur sans amour,
Avait éteint ses flammes.

Votre front se pencha, morne et tremblant alors,
Comme une nef qui sombre,
Tandis qu'on entendait dans la ville au dehors
Passer des voix sans nombre.

II.

Et ces voix qui passaient disaient joyeusement
« Bonheur ! gaîté ! délices !
À nous les coupes d'or pleines d'un vin charmant !
À d'autres les calices !

Jouissons ! l'heure est courte et tout fuit promptement
L'urne est vite remplie !
Le nœud de l'âme au corps, hélas ! à tout moment
Dans l'ombre se délie !

Tirons de chaque objet ce qu'il a de meilleur,
La chaleur de la flamme,
Le vin du raisin mûr, le parfum de la fleur,
Et l'amour de la femme !

Épuisons tout ! Usons du printemps enchanté
Jusqu'au dernier zéphire,
Du jour jusqu'au dernier rayon, de la beauté
Jusqu'au dernier sourire !

Allons jusqu'à la fin de tout, en bien vivant,
D'ivresses en ivresses,
Une chose qui meurt, mes amis, a souvent
De charmantes caresses !

Dans le vin que je bois, ce que j'aime le mieux
C'est la dernière goutte.
L'enivrante saveur du breuvage joyeux
Souvent s'y cache toute !

Sur chaque volupté pourquoi nous hâter tous,
Sans plonger dans son onde,
Pour voir si quelque perle ignorée avant nous
N'est pas sous l'eau profonde ?

Que sert de n'effleurer qu'à peine ce qu'on tient,
Quand on a les mains pleines,
Et de vivre essoufflé comme un enfant qui vient
De courir dans les plaines ?

Jouissons à loisir ! Du loisir tout renaît !
Le bonheur nous convie !
Faisons, comme un tison qu'on heurte au dur chenet,
Étinceler la vie !

N'imitons pas ce fou que l'ennui tient aux fers,
Qui pleure et qui s'admire.
Toujours les plus beaux fruits d'ici-bas sont offerts
Aux belles dents du rire !

Les plus tristes d'ailleurs, comme nous qui rions,
Souillent parfois leur âme.
Pour fondre ces grands cœurs il suffit des rayons
De l'or ou de la femme.

Ils tombent comme nous, malgré leur fol orgueil
Et leur vaine amertume ;
Les flots les plus hautains, dès que vient un écueil,
S'écroulent en écume !

Vivons donc ! et buvons, du soir jusqu'au matin,
Pour l'oubli de nous-même,
Et déployons gaîment la nappe du festin,
Linceul du chagrin blême !

L'ombre attachée aux pas du beau plaisir vermeil,
C'est la tristesse sombre.
Marchons les yeux toujours tournés vers le soleil ;
Nous ne verrons pas l'ombre !

Qu'importe le malheur, le deuil, le désespoir,
Que projettent nos joies,
Et que derrière nous quelque chose de noir
Se traîne sur nos voies !

Nous ne le savons pas. - Arrière les douleurs,
Et les regrets moroses !
Faut-il donc, en fanant des couronnes de fleurs,
Avoir pitié des roses ?

Les vrais biens dans ce monde, - et l'autre est importun !
C'est tout ce qui nous fête,
Tout ce qui met un chant, un rayon, un parfum,
Autour de notre tête !

Ce n'est jamais demain, c'est toujours aujourd'hui !
C'est la joie et le rire !
C'est un sein éclatant peut-être plein d'ennui,
Qu'on baise et qui soupire !

C'est l'orgie opulente, enviée au-dehors,
Contente, épanouie,
Qui rit, et qui chancelle, et qui boit à pleins bords,
De flambeaux éblouie ! »

III.

Et tandis que ces voix, que tout semblait grossir,
Voix d'une ville entière,
Disaient : Santé, bonheur, joie, orgueil et plaisir !
Votre œil disait : Prière !

IV.

Elles parlaient tout haut et vous parliez tout bas
- « Dieu qui m'avez fait naître,
Vous m'avez réservée ici pour des combats
Dont je tremble, ô mon maître !

Ayez pitié ! - L'esquif où chancellent mes pas
Est sans voile et sans rames.
Comme pour les enfants, pourquoi n'avez-vous pas
Des anges pour les femmes ?

Je sais que tous nos jours ne sont rien, Dieu tonnant,
Devant vos jours sans nombre.
Vous seul êtes réel, palpable et rayonnant ;
Tout le reste est de l'ombre.

Je le sais. Mais cette ombre où nos cœurs sont flottants,
J'y demande ma route.
Quelqu'un répondra-t-il ? Je prie, et puis j'attends !
J'appelle, et puis j'écoute !

Nul ne vient. Seulement par instants, sous mes pas,
Je sens d'affreuses trames.
Comme pour les enfants, pourquoi n'avez-vous pas
Des anges pour les femmes ?

Seigneur ! autour de moi, ni le foyer joyeux,
Ni la famille douce,
Ni l'orgueilleux palais qui touche presque aux cieux,
Ni le nid dans la mousse,

Ni le fanal pieux qui montre le chemin,
Ni pitié, ni tendresse,
Hélas ! ni l'amitié qui nous serre la main,
Ni l'amour qui la presse,

Seigneur, autour de moi rien n'est resté debout !
Je pleure et je végète,
Oubliée au milieu des ruines de tout,
Comme ce qu'on rejette !

Pourtant je n'ai rien fait à ce monde d'airain,
Vous le savez vous-même.
Toutes mes actions passent le front serein
Devant votre œil suprême.

Jusqu'à ce que le pauvre en ait pris la moitié,
Tout ce que j'ai me pèse.
Personne ne me plaint. Moi, de tous j'ai pitié.
Moi, je souffre et j'apaise !

Jamais de votre haine ou de votre faveur
Je n'ai dit : Que m'importe !
J'ai toujours au passant que je voyais rêveur
Enseigné votre porte.

Vous le savez. - Pourtant mes pleurs que vous voyez,
Seigneur, qui les essuie ?
Tout se rompt sous ma main, tout tremble sous mes pieds,
Tout coule où je m'appuie.

Ma vie est sans bonheur, mon berceau fut sans jeux.
Cette loi, c'est la vôtre !
Tous les rayons de jour de mon ciel orageux
S'en vont l'un après l'autre.

Je n'ai plus même, hélas ! le flux et le reflux
Des clartés et des ombres.
Mon esprit chaque jour descend de plus en plus
Parmi les rêves sombres.

On dit que sur les cœurs, pleins de trouble et d'effroi,
Votre grâce s'épanche.
Soutenez-moi, Seigneur ! Seigneur, soutenez-moi,
Car je sens que tout penche ! »

V.

Et moi, je contemplais celle qui priait Dieu
Dans l'enceinte sacrée,
La trouvant grave et douce et digne du saint lieu,
Cette belle éplorée.

Et je lui dis, tâchant de ne pas la troubler,
La pauvre enfant qui pleure,
Si par hasard dans l'ombre elle entendait parler
Quelque autre voix meilleure,

Car au déclin des ans comme au matin des jours,
Joie, extase ou martyre,
Un autel que rencontre une femme a toujours
Quelque chose à lui dire !

VI.

« Ô madame ! pourquoi ce chagrin qui vous suit,
Pourquoi pleurer encore,
Vous, femme au cœur charmant, sombre comme la nuit,
Douce comme l'aurore ?

Qu'importe que la vie, inégale ici-bas
Pour l'homme et pour la femme,
Se dérobe et soit prête à rompre sous vos pas ?
N'avez-vous pas votre âme ?

Votre âme qui bientôt fuira peut-être ailleurs
Vers les régions pures,
Et vous emportera plus **** que nos douleurs,
Plus **** que nos murmures !

Soyez comme l'oiseau, posé pour un instant
Sur des rameaux trop frêles,
Qui sent ployer la branche et qui chante pourtant,
Sachant qu'il a des ailes ! »

Octobre 18...
Seuls tous deux, ravis, chantants !
Comme on s'aime !
Comme on cueille le printemps
Que Dieu sème !

Quels rires étincelants
Dans ces ombres,
Pleines jadis de fronts blancs,
De coeurs sombres !

On est tout frais mariés.
On s'envoie
Les charmants cris variés
De la joie.

Purs ébats mêlés au vent
Qui frissonne !
Gaietés que le noir couvent
Assaisonne !

On effeuille des jasmins
Sur la pierre
Où l'abbesse joint les mains
En prière.

Les tombeaux, de croix marqués,
Font partie
De ces jeux, un peu piqués
Par l'ortie.

On se cherche, on se poursuit,
On sent croître
Ton aube, amour, dans la nuit
Du vieux cloître.

On s'en va se becquetant,
On s'adore,
On s'embrasse à chaque instant,
Puis encore,

Sous les piliers, les arceaux,
Et les marbres.
C'est l'histoire des oiseaux
Dans les arbres.
Dante écrit deux vers, puis il sort ; et les deux vers
Se parlent. Le premier dit : - Les cieux sont ouverts.
Cieux ! je suis immortel. - Moi, je suis périssable.
Dit l'autre. - je suis l'astre. - Et moi le grain de sable.
- Quoi ! tu doutes étant fils d'un enfant du ciel !
- Je me sens mort. - Et moi, je me sens éternel.
Quelqu'un rentre et relit ces vers, Dante lui-même :
Il garde le premier et barre le deuxième.
La rature est la haute et fatale cloison.
L'un meurt, et l'autre vit. Tous deux avaient raison.
David, le marbre est saint, le bronze est vénérable.
Sous le bois, où grandit le tilleul et l'érable,
Où le chêne tressaille, où les germes vivants,
Comme une bouche ouverts, boivent l'onde et les vents,
Sous le fleuve moiré qui, roulant ses eaux vives,
Décompose en ses flots les ombres de ses rives,
Sous le mont colossal, sous l'énorme plateau
Que Jéhovah tailla de son divin marteau,
Sous les vallons charmants, sous la fraîche prairie,
Ce globe laisse voir à notre rêverie
Et cache en même temps à nos yeux trop charnels
Des métaux glorieux, des granits éternels
Veinés de noirs filons et de zébrures blanches
Comme le sol marbré par les ombres des branches,
Blocs où filtre la sève, où l'eau monte et descend,
Que le fleuve connaît, que la montagne sent,
Et que l'âpre forêt sous sa racine austère
Presse et fait sourdement remuer dans la terre !
Car la chose aime l'être et tout dans tout se fond.
Un esprit bienveillant, intelligent, profond,
Circule dans les. champs, dans l'air, dans l'eau sonore ;
Et la création sait ce que l'homme ignore !
À LORD BYRON, EN 1811.

Yo contra todos y todos contra yo.
ROMANCE DEL VIEJO ARIAS.

I.

Qui peut savoir combien de jalouses pensées,
De haines, par l'envie en tous lieux ramassées,
De sourds ressentiments, d'inimitiés sans frein,
D'orages à courber les plus sublimes têtes,
Combien de passions, de fureurs, de tempêtes,
Grondent autour de toi, jeune homme au front serein !

Tu ne le sais pas, toi ! - Car tandis qu'à ta base
La gueule des serpents s'élargit et s'écrase,
Tandis que ces rivaux, que tu croyais meilleurs,
Vont t'assiégeant en foule, ou dans la nuit secrète
Creusent maint piège infâme à ta marche distraite,
Pensif, tu regardes ailleurs !

Ou si parfois leurs cris montent jusqu'à ton âme,
Si ta colère, ouvrant ses deux ailes de flamme,
Veut foudroyer leur foule acharnée à ton nom,
Avant que le volcan n'ait trouvé son issue,
Avant que tu n'aies mis la main à ta massue,
Tu te prends à sourire et tu dis : À quoi bon ?

Puis voilà que revient ta chère rêverie,
Famille, enfant, amour, Dieu, liberté, patrie ;
La lyre à réveiller ; la scène à rajeunir ;
Napoléon, ce dieu dont tu seras le prêtre ;
Les grands hommes, mépris du temps qui les voit naître,
Religion de l'avenir !

II.

Allez donc ! ennemis de son nom ! foule vaine !
Autour de son génie épuisez votre haleine !
Recommencez toujours ! ni trêve, ni remord.
Allez, recommencez, veillez, et sans relâche
Roulez votre rocher, refaites votre tâche,
Envieux ! - Lui poète, il chante, il rêve, il dort.

Votre voix, qui s'aiguise et vibre comme un glaive,
N'est qu'une voix de plus dans le bruit qu'il soulève.
La gloire est un concert de mille échos épars,
Chœurs de démons, accords divins, chants angéliques,
Pareil au bruit que font dans les places publiques
Une multitude de chars.

Il ne vous connaît pas. - Il dit par intervalles
Qu'il faut aux jours d'été l'aigre cri des cigales,
L'épine à mainte fleur ; que c'est le sort commun ;
Que ce serait pitié d'écraser la cigale ;
Que le trop bien est mal ; que la rose au Bengale
Pour être sans épine est aussi sans parfum.

Et puis, qu'importe ! amis, ennemis, tout s'écroule.
C'est au même tombeau que va toute la foule.
Rien ne touche un esprit que Dieu même a saisi.
Trônes, sceptres, lauriers, temples, chars de victoire,
On ferait à des rois des couronnes de gloire
De tout ce qu'il dédaigne ici !

Que lui font donc ces cris où votre voix s'enroue ?
Que sert au flot amer d'écumer sur la proue ?
Il ignore vos noms, il n'en a point souci,
Et quand, pour ébranler l'édifice qu'il fonde,
La sueur de vos fronts ruisselle et vous inonde,
Il ne sait même pas qui vous fatigue ainsi !

III.

Puis, quand il le voudra, scribes, docteurs, poètes,
Il sait qu'il peut, d'un souffle, en vos bouches muettes
Éteindre vos clameurs,
Et qu'il emportera toutes vos voix ensemble
Comme le vent de mer emporte où bon lui semble
La chanson des rameurs !

En vain vos légions l'environnent sans nombre,
Il n'a qu'à se lever pour couvrir de son ombre
À la fois tous vos fronts ;
Il n'a qu'à dire un mot pour couvrir vos voix grêles,
Comme un char en passant couvre le bruit des ailes
De mille moucherons !

Quand il veut, vos flambeaux, sublimes auréoles
Dont vous illuminez vos temples, vos idoles,
Vos dieux, votre foyer,
Phares éblouissants, clartés universelles,
Pâlissent à l'éclat des moindres étincelles
Du pied de son coursier !

Avril 1830.
Malgré moi je reviens, et mes vers s'y résignent,
À cet homme qui fut si misérable, hélas !
Et dont Mathieu Molé, chez les morts qui s'indignent,
Parle à Boissy d'Anglas.

Ô loi sainte ! Justice ! où tout pouvoir s'étaie,
Gardienne de tout droit et de tout ordre humain !
Cet homme qui, vingt ans, pour recevoir sa paie,
T'avait tendu la main,

Quand il te vit sanglante et livrée à l'infâme,
Levant tes bras, meurtrie aux talons des soldats,
Tourna la tête et dit : Qu'est-ce que cette femme
Je ne la connais pas !

Les vieux partis avaient mis au fauteuil ce juste !
Ayant besoin d'un homme, on prit un mannequin.
Il eût fallu Caton sur cette chaise auguste
On y jucha Pasquin.

Opprobre ! il dégradait à plaisir l'assemblée
Souple, insolent, semblable aux valets familiers,
Ses gros lazzis marchaient sur l'éloquence allée
Avec leurs gros souliers.

Quand on ne croit à rien on est prêt à tout faire.
Il eût reçu Cromwell ou Monk dans Temple-Bar.
Suprême abjection ! riant avec Voltaire,
Votant pour Escobar !

Ne sachant que lécher à droite et mordre à gauche,
Aidant, à son insu, le crime ; vil pantin,
Il entrouvrait la porte aux sbires en débauche
Qui vinrent un matin.

Si l'on avait voulu, pour sauver du déluge,
Certes, son traitement, sa place, son trésor,
Et sa loque d'hermine et son bonnet de juge
Au triple galon d'or,

Il eût été complice, il eût rempli sa tâche
Mais les chefs sur son nom passèrent le charbon
Ils n'ont pas daigné faire un traître avec ce lâche
Ils ont dit : à quoi bon ?

Sous ce règne où l'on vend de la fange au pied cube,
Du moins cet homme a-t-il à jamais disparu,
Rustre exploiteur des rois, courtisan du Danube,
Hideux flatteur bourru !

Il s'offrit aux brigands après la loi tuée ;
Et pour qu'il lâchât prise, aux yeux de tout Paris,
Il fallut qu'on lui dît : Vieille prostituée,
Vois donc tes cheveux gris !

Aujourd'hui méprisé, même de cette clique,
On voit pendre la honte à son nom infamant,
Et le dernier lambeau de la pudeur publique
À son dernier serment.

Si par hasard, la nuit, dans les carrefours mornes,
Fouillant du croc l'ordure où dort plus d'un secret,
Un chiffonnier trouvait cette âme au coin des bornes,
Il la dédaignerait !

Jersey, le 25 décembre 1852.
L'âme a des étapes profondes.
On se laisse d'abord charmer,
Puis convaincre. Ce sont deux mondes.
Comprendre est au-delà d'aimer.

Aimer, comprendre : c'est le faîte.
Le Coeur, cet oiseau du vallon,
Sur le premier degré s'arrête ;
L'Esprit vole à l'autre échelon.

À l'amant succède l'archange ;
Le baiser, puis le firmament ;
Le point d'obscurité se change
En un point de rayonnement.

Mets de l'amour sur cette terre
Dans les vains brins d'herbe flottants.
Cette herbe devient, ô mystère !
Le nid sombre au fond du printemps.

Ajoute, en écartant son voile,
De la lumière au nid béni.
Et le nid deviendra l'étoile
Dans la forêt de l'infini.
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer **** de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au **** descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
J'ai vu ton ami, j'ai vu ton amie ;
Mérante et Rosa ; vous n'étiez point trois.
Fils, ils ont produit une épidémie
De baisers parmi les nids de mon bois.

Ils étaient contents, le diable m'emporte !
Tu n'étais point là. Je les regardais.
Jadis on trompait Jupin de la sorte ;
Car parfois un dieu peut être un dadais.

Moi je suis très laid, j'ai l'épaule haute,
Mais, bah ! Quand je peux, je ris de bon coeur.
Chacun a sa part ; on plane, je saute ;
Vous êtes les beaux, je suis le moqueur.

Quand le ciel charmant se mire à la source,
Quand les autres ont l'âme et le baiser,
Faire la grimace est une ressource.
N'étant pas heureux, il faut s'amuser.

Je dois t'avertir qu'un bois souvent couvre
Des détails, piquant pour Brantôme et Grimm,
Que les yeux sont faits pour qu'on les entrouvre,
Fils, et qu'une absence est un intérim.

Un coeur parfois trompe et se désabonne.
Qui veille a raison. Dieu, ce grand Bréguet,
Fit la confiance, et, la trouvant bonne,
L'améliora par un peu de guet.

Tu serais marmotte ou l'un des Quarante
Que tu ne pourrais dormir mieux que ça
Pendant que Rosa sourit à Mérante,
Pendant que Mérante embrasse Rosa.
Causa tangor ab omni.
OVIDE.

Souvent, quand mon esprit riche en métamorphoses
Flotte et roule endormi sur l'océan des choses,
Dieu, foyer du vrai jour qui ne luit point aux yeux,
Mystérieux soleil dont l'âme est embrasée,
Le frappe d'un rayon, et, comme une rosée,
Le ramasse et l'enlève aux cieux.

Alors, nuage errant, ma haute poésie
Vole capricieuse, et sans route choisie,
De l'occident au sud, du nord à l'orient ;
Et regarde, du haut des radieuses voûtes,
Les cités de la terre, et, les dédaignant toutes,
Leur jette son ombre en fuyant.

Puis, dans l'or du matin luisant comme une étoile,
Tantôt elle y découpe une frange à son voile ;
Tantôt, comme un guerrier qui résonne en marchant,
Elle frappe d'éclairs la forêt qui murmure ;
Et tantôt en passant rougit sa noire armure
Dans la fournaise du couchant.

Enfin sur un vieux mont, colosse à tête grise,
Sur des Alpes de neige un vent jaloux la brise.
Qu'importe ! suspendu sur l'abîme béant
Le nuage se change en un glacier sublime,
Et des mille fleurons qui hérissent sa cime
Fait une couronne au géant !

Comme le haut cimier du mont inabordable,
Alors il dresse au **** sa crête formidable.
L'arc-en-ciel vacillant joue à son flanc d'acier ;
Et, chaque soir, tandis que l'ombre en bas l'assiège,
Le soleil, ruisselant en lave sur sa neige,
Change en cratère le glacier.

Son front blanc dans la nuit semble une aube éternelle ;
La chamois effaré, dont le pied vaut une aile,
L'aigle même le craint, sombre et silencieux ;
La tempête à ses pieds tourbillonne et se traîne ;
L'œil ose à peine atteindre à sa face sereine,
Tant il est avant dans les cieux !
Et seul, à ces hauteurs, sans crainte et sans vertige
Mon esprit, de la terre oubliant le prestige,
Voit le jour étoilé, le ciel qui n'est plus bleu,
Et contemple de près ces splendeurs sidérales
Dont la nuit sème au **** ses sombres cathédrales,
Jusqu'à ce qu'un rayon de Dieu

Le frappe de nouveau, le précipite, et change
Les prismes du glacier en flots mêlés de fange ;
Alors il croule, alors, éveillant mille échos,
Il retombe en torrent dans l'océan du monde,
Chaos aveugle et sourd, mer immense et profonde,
Où se ressemblent tous les flots !

Au gré du divin souffle ainsi vont mes pensées,
Dans un cercle éternel incessamment poussées.
Du terrestre océan dont les flots sont amers,
Comme sous un rayon monte une nue épaisse,
Elles montent toujours vers le ciel, et sans cesse
Redescendent des cieux aux mers.

Mai 1829.
Dieu.
À travers ce qu'on sent confusément bruire,
C'est lui qui fait trembler, c'est lui qui fait reluire
L'oeil sous le cil baissé, l'eau sous la berge en fleurs ;
Le rayon de la lune au bas des monts paisibles
Et le vague reflet des choses invisibles
Au front incliné des rêveurs.
Dieu qui sourit et qui donne
Et qui vient vers qui l'attend,
Pourvu que vous soyez bonne,
Sera content.

Le monde où tout étincelle,
Mais où rien n'est enflammé,
Pourvu que vous soyez belle,
Sera charmé.

Mon cœur, dans l'ombre amoureuse
Où l'enivre deux beaux yeux,
Pourvu que tu sois heureuse,
Sera joyeux.

Le 1er janvier 1840.
Une de plus que les muses ;
Elles sont dix. On croirait,
Quand leurs jeunes voix confuses
Bruissent dans la forêt,

Entendre, sous les caresses
Des grands vieux chênes boudeurs,
Un brouhaha de déesses
Passant dans les profondeurs.

Elles sont dix châtelaines
De tout le pays voisin.
La ruche vers leurs haleines
Envoie en chantant l'essaim.

Elles sont dix belles folles,
Démons dont je suis cagot ;
Obtenant des auréoles
Et méritant le *****.

Que de coeurs cela dérobe,
Même à nous autres manants !
Chacune étale à sa robe
Quatre volants frissonnants,

Et court par les bois, sylphide
Toute parée, en dépit
De la griffe qui, perfide,
Dans les ronces se tapit.

Oh ! ces anges de la terre !
Pensifs, nous les décoiffons ;
Nous adorons le mystère
De la robe aux plis profonds.

Jadis Vénus sur la grève
N'avait pas l'attrait taquin
Du jupon qui se soulève
Pour montrer le brodequin.

Les antiques Arthémises
Avaient des fronts élégants,
Mais n'étaient pas si bien mises
Et ne portaient point de gants.

La gaze ressemble au rêve ;
Le satin, au pli glacé,
Brille, et sa toilette achève
Ce que l'oeil a commencé.

La marquise en sa calèche
Plaît, même au butor narquois ;
Car la grâce est une flèche
Dont la mode est le carquois.

L'homme, sot par étiquette,
Se tient droit sur son ergot ;
Mais Dieu créa la coquette
Dès qu'il eut fait le nigaud.

Oh ! toutes ces jeunes femmes,
Ces yeux où flambe midi,
Ces fleurs, ces chiffons, ces âmes,
Quelle forêt de Bondy !

Non, rien ne nous dévalise
Comme un minois habillé,
Et comme une Cydalise
Où Chapron a travaillé !

Les jupes sont meurtrières.
La femme est un canevas
Que, dans l'ombre, aux couturières
Proposent les Jéhovahs.

Cette aiguille qui l'arrange
D'une certaine façon
Lui donne la force étrange
D'un rayon dans un frisson.

Un ruban est une embûche,
Une guimpe est un péril ;
Et, dans l'Éden, où trébuche
La nature à son avril,

Satan - que le diable enlève ! -
N'eût pas risqué son pied-bot
Si Dieu sur les cheveux d'Ève
Eût mis un chapeau d'Herbaut.

Toutes les dix, sous les voûtes,
Des grands arbres, vont chantant ;
On est amoureux de toutes ;
On est farouche et content.

On les compare, on hésite
Entre ces robes qui font
La lueur d'une visite
Arrivant du ciel profond.

Oh ! pour plaire à cette moire,
À ce gros de Tours flambé,
On se rêve plein de gloire,
On voudrait être un abbé.

On sort du hallier champêtre,
La tête basse, à pas lents,
Le coeur pris, dans ce bois traître,
Par les quarante volants.
À un ami.

Jeanne a laissé de son jarret
Tomber un joli ruban rose
Qu'en vers on diviniserait,
Qu'on baise simplement en prose.

Comme femme elle met des bas,
Comme ange elle a droit à des ailes ;
Résultat : demain je me bats.
Les jours sont longs, les nuits sont belles,

On fait les foins, et ce barbon,
L'usage, roi de l'équipée,
Veut qu'on prenne un pré qui sent bon
Pour se donner des coups d'épée.

Pendant qu'aux lueurs du matin
La lame à la lame est croisée,
Dans l'herbe humide et dans le thym,
Les grives boivent la rosée.

Tu sais ce marquis insolent ?
Il ordonne, il rit. Jamais ivre
Et toujours gris ; c'est son talent.
Il faut ou le fuir, ou le suivre.

Qui le fuit a l'air d'un poltron,
Qui le suit est un imbécile.
Il est jeune, ***, fanfaron,
Leste, vif, pétulant, fossile.

Il hait Voltaire ; il se croit né
Pas tout à fait comme les autres ;
Il sert la messe, il sert Phryné ;
Il mêle Gnide aux patenôtres.

Le ruban perdu, ce muguet
L'a trouvé ; quelle bonne fête !
Il s'en est vanté chez Saguet ;
Moi, je passais par là, tout bête ;

J'analysais, précisément
Dans cet instant-là, les bastilles,
Les trônes, Dieu, le firmament,
Et les rubans des jeunes filles ;

Et j'entendis un quolibet ;
Comme il s'en donnait, le coq d'Inde !
Car on insulte dans Babet
Ce qu'on adore dans Florinde.

Le marquis agitait en l'air
Un fil, un chiffon, quelque chose
Qui parfois semblait un éclair
Et parfois semblait une rose.

Tout de suite je reconnus
Ce diminutif admirable
De la ceinture de Vénus.
J'aime, donc je suis misérable ;

Mon pouls dans mes tempes battait ;
Et le marquis riait de Jeanne !
Le soir la campagne se tait,
Le vent dort, le nuage flâne ;

Mais le poète a le frisson,
Il se sent extraordinaire,
Il va, couvant une chanson
Dans laquelle roule un tonnerre.

Je me dis : Cyrus dégaina
Pour reprendre une bandelette
De la reine Abaïdorna
Que ronge aujourd'hui la belette.

Serais-je moins brave et moins beau
Que Cyrus, roi d'Ur et de Sarde ?
Cette reine dans son tombeau
Vaut-elle Jeanne en sa mansarde ?

Faire le siège d'un ruban !
Quelle oeuvre ! il faut un art farouche ;
Et ce n'est pas trop d'un Vauban
Complété par un Scaramouche.

Le marquis barrait le chemin.
Prompt comme Joubert sur l'Adige,
J'arrachai l'objet de sa main.
- Monsieur ! cria-t-il. - Soit, lui dis-je.

Il se dressa tout en courroux,
Et moi, je pris ma mine altière.
- Je suis marquis, dit-il, et vous ?
- Chevalier de la Jarretière.

- Soyez deux. - J'aurai mon témoin.
- Je vous tue, et je vous tiens quitte.
- Où ça ? - Là, dans ces tas de foin.
- Vous en déjeunerez ensuite.

C'est pourquoi demain, réveillés,
Les faunes, au bruit des rapières,
Derrière les buissons mouillés,
Ouvriront leurs vagues paupières.
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