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I


Au pays où se fait la guerre

Mon bel ami s'en est allé ;

Il semble à mon cœur désolé

Qu'il ne reste que moi sur terre !

En partant, au baiser d'adieu,

Il m'a pris mon âme à ma bouche.

Qui le tient si longtemps, mon Dieu ?

Voilà le soleil qui se couche,

Et moi, toute seule en ma tour,

J'attends encore son retour.


II


Les pigeons sur le toit roucoulent,

Roucoulent amoureusement ;

Avec un son triste et charmant

Les eaux sous les grands saules coulent.

Je me sens tout près de pleurer ;

Mon cœur comme un lis plein s'épanche,

Et je n'ose plus espérer.

Voici briller la lune blanche,

Et moi, toute seule en ma tour,

J'attends encore son retour.


III


Quelqu'un monte à grands pas la rampe :

Serait-ce lui, mon doux amant ?

Ce n'est pas lui, mais seulement

Mon petit page avec ma lampe.

Vents du soir, volez, dites-lui

Qu'il est ma pensée et mon rêve,

Toute ma joie et mon ennui.

Voici que l'aurore se lève,

Et moi, toute seule en ma tour,

J'attends encore son retour.
Enfant aux airs d'impératrice,
Colombe aux regards de faucon,
Tu me hais, mais c'est mon caprice,
De me planter sous ton balcon.

Là, je veux, le pied sur la borne,
Pinçant les nerfs, tapant le bois,
Faire luire à ton carreau morne
Ta lampe et ton front à la fois.

Je défends à toute guitare
De bourdonner aux alentours.
Ta rue est à moi : - je la barre
Pour y chanter seul mes amours,

Et je coupe les deux oreilles
Au premier racleur de jambon
Qui devant la chambre où tu veilles
Braille un couplet mauvais ou bon.

Dans sa gaine mon couteau bouge ;
Allons, qui veut de l'incarnat ?
A son jabot qui veut du rouge
Pour faire un bouton de grenat ?

Le sang dans les veines s'ennuie,
Car il est fait pour se montrer ;
Le temps est noir, gare la pluie !
Poltrons, hâtez-vous de rentrer.

Sortez, vaillants ! sortez, bravaches !
L'avant-bras couvert du manteau,
Que sur vos faces de gavaches
J'écrive des croix au couteau !

Qu'ils s'avancent ! seuls ou par bande,
De pied ferme je les attends.
A ta gloire il faut que je fende
Les naseaux de ces capitans.

Au ruisseau qui gêne ta marche
Et pourrait salir tes pieds blancs,
Corps du Christ ! je veux faire une arche
Avec les côtes des galants.

Pour te prouver combien je t'aime,
Dis, je tuerai qui tu voudras :
J'attaquerai Satan lui-même,
Si pour linceul j'ai tes deux draps.

Porte sourde ! - Fenêtre aveugle !
Tu dois pourtant ouïr ma voix ;
Comme un taureau blessé je beugle,
Des chiens excitant les abois !

Au moins plante un clou dans ta porte :
Un clou pour accrocher mon coeur.
A quoi sert que je le remporte
Fou de rage, mort de langueur ?
À Burgos, dans un coin de l'église déserte,

Un tableau me surprit par son effet puissant :

Un ange, pâle et fier, d'un ciel fauve descend,

À sainte Casilda portant la palme verte.


Pour l'œuvre des bourreaux la vierge découverte

Montre sur sa poitrine, albâtre éblouissant,

À la place des seins, deux ronds couleur de sang,

Distillant un rubis par chaque veine ouverte.


Et les seins déjà morts, beaux lis coupés en fleurs,

Blancs comme les morceaux d'une Vénus de marbre,

Dans un bassin d'argent gisent au pied d'un arbre.


Mais la sainte en extase, oubliant sa douleur,

Comme aux bras d'un amant de volupté se pâme,

Car aux lèvres du Christ elle suspend son âme !
Un jupon serré sur les hanches,

Un peigne énorme à son chignon,

Jambe nerveuse et pied mignon,

Oeil de feu, teint pâle et dents blanches ;

Alza ! olà !

Voilà

La véritable manola.



Gestes hardis, libre parole,

Sel et piment à pleine main,

Oubli parfait du lendemain,

Amour fantasque et grâce folle ;

Alza ! olà !

Voilà

La véritable manola.



Chanter, danser aux castagnettes,

Et, dans les courses de taureaux,

Juger les coups des toreros,

Tout en fumant des cigarettes ;

Alza ! olà !

Voilà

La véritable manola.
Sur le balcon où tu te penches
Je veux monter... efforts perdus !
Il est trop haut, et tes mains blanches
N'atteignent pas mes bras tendus.

Pour déjouer ta duègne avare,
Jette un collier, un ruban d'or ;
Ou des cordes de ta guitare
Tresse une échelle, ou bien encor...

Ôte tes fleurs, défais ton peigne,
Penche sur moi tes cheveux longs,
Torrent de jais dont le flot baigne
Ta jambe ronde et tes talons.

Aidé par cette échelle étrange,
Légèrement je gravirai,
Et jusqu'au ciel, sans être un ange,
Dans les parfums je monterai !
Notre-Dame
Que c'est beau !
Victor HUGO.

En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame.
Un nuage splendide à l'horizon de flamme,
Tel qu'un oiseau géant qui va prendre l'essor,
D'un bout du ciel à l'autre ouvrait ses ailes d'or,
- Et c'était des clartés à baisser la paupière.
Les tours au front orné de dentelles de pierre,
Le drapeau que le vent fouette, les minarets
Qui s'élèvent pareils aux sapins des forêts,
Les pignons tailladés que surmontent des anges
Aux corps roides et longs, aux figures étranges,
D'un fond clair ressortaient en noir ; l'Archevêché,
Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché,
Se dessinait au pied de l'église, dont l'ombre
S'allongeait à l'entour mystérieuse et sombre.
- Plus ****, un rayon rouge allumait les carreaux
D'une maison du quai ; - l'air était doux ; les eaux
Se plaignaient contre l'arche à doux bruit, et la vague
De la vieille cité berçait l'image vague ;
Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas
Que la nuit étoilée arrivait à grands pas.
Maintenant, dans la plaine ou bien dans la montagne,
Chêne ou sapin, un arbre est en train de pousser,
En France, en Amérique, en Turquie, en Espagne,
Un arbre sous lequel un jour je puis passer.

Maintenant, sur le seuil d'une pauvre chaumière,
Une femme, du pied agitant un berceau,
Sans se douter qu'elle est la parque filandière,
Allonge entre ses doigts l'étoupe d'un fuseau.

Maintenant, **** du ciel à la splendeur divine,
Comme une taupe aveugle en son étroit couloir,
Pour arracher le fer au ventre de la mine,
Sous le sol des vivants plonge un travailleur noir.

Maintenant, dans un coin du monde que j'ignore,
Il existe une place où le gazon fleurit,
Où le soleil joyeux boit les pleurs de l'aurore,
Où l'abeille bourdonne, où l'oiseau chante et rit.

Cet arbre qui soutient tant de nids sur ses branches,
Cet arbre épais et vert, frais et riant à l'oeil,
Dans son tronc renversé l'on taillera des planches,
Les planches dont un jour on fera mon cercueil !

Cette étoupe qu'on file et qui, tissée en toile,
Donne une aile au vaisseau dans le port engourdi,
À l'orgie une nappe, à la pudeur un voile,
Linceul, revêtira mon cadavre verdi !

Ce fer que le mineur cherche au fond de la terre
Aux brumeuses clartés de son pâle fanal,
Hélas ! le forgeron quelque jour en doit faire
Le clou qui fermera le couvercle fatal !

A cette même place où mille fois peut-être
J'allai m'asseoir, le coeur plein de rêves charmants,
S'entr'ouvrira le gouffre où je dois disparaître,
Pour descendre au séjour des épouvantements !
Dans la rue.

Il est un vieil air populaire
Par tous les violons raclé,
Aux abois des chiens en colère
Par tous les orgues nasillé.

Les tabatières à musique
L'ont sur leur répertoire inscrit ;
Pour les serins il est classique,
Et ma grand'mère, enfant, l'apprit.

Sur cet air, pistons, clarinettes,
Dans les bals aux poudreux berceaux,
Font sauter commis et grisettes,
Et de leurs nids fuir les oiseaux.

La guinguette, sous sa tonnelle
De houblon et de chèvrefeuil,
Fête, en braillant la ritournelle,
Le *** dimanche et l'argenteuil.

L'aveugle au basson qui pleurniche
L'écorche en se trompant de doigts ;
La sébile aux dents, son caniche
Près de lui le grogne à mi-voix.

Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.

Paganini, le fantastique,
Un soir, comme avec un crochet,
A ramassé le thème antique
Du bout de son divin archet,

Et, brodant la gaze fanée
Que l'oripeau rougit encor,
Fait sur la phrase dédaignée
Courir ses arabesques d'or.
Sur les lagunes.

Tra la, tra la, la, la, la laire !
Qui ne connaît pas ce motif ?
A nos mamans il a su plaire,
Tendre et ***, moqueur et plaintif :

L'air du Carnaval de Venise,
Sur les canaux jadis chanté
Et qu'un soupir de folle brise
Dans le ballet a transporté !

Il me semble, quand on le joue,
Voir glisser dans son bleu sillon
Une gondole avec sa proue
Faite en manche de violon.

Sur une gamme chromatique,
Le sein de perles ruisselant,
La Vénus de l'Adriatique
Sort de l'eau son corps rose et blanc.

Les dômes sur l'azur des ondes,
Suivant la phrase au pur contour,
S'enflent comme des gorges rondes
Que soulève un soupir d'amour.

L'esquif aborde et me dépose,
Jetant son amarre au pilier,
Devant une façade rose,
Sur le marbre d'un escalier.

Avec ses palais, ses gondoles,
Ses mascarades sur la mer,
Ses doux chagrins, ses gaités folles,
Tout Venise vit dans cet air.

Une frêle corde qui vibre
Refait sur un pizzicato,
Comme autrefois joyeuse et libre,
La ville de Canaletto !
Carnaval.

Venise pour le bal s'habille.
De paillettes tout étoilé,
Scintille, fourmille et babille
Le carnaval bariolé.

Arlequin, nègre par son masque,
Serpent par ses mille couleurs,
Rosse d'une note fantasque
Cassandre son souffre-douleurs.

Battant de l'aile avec sa manche
Comme un pingouin sur un écueil,
Le blanc Pierrot, par une blanche,
Passe la tête et cligne l'oeil.

Le Docteur bolonais rabâche
Avec la basse aux sons traînés ;
Polichinelle, qui se fâche,
Se trouve une croche pour nez.

Heurtant Trivelin qui se mouche
Avec un trille extravagant,
A Colombine Scaramouche
Rend son éventail ou son gant.

Sur une cadence se glisse
Un domino ne laissant voir
Qu'un malin regard en coulisse
Aux paupières de satin noir.

Ah ! fine barbe de dentelle,
Que fait voler un souffle pur,
Cet arpège m'a dit : C'est elle !
Malgré tes réseaux, j'en suis sûr,

Et j'ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l'affreux profil de carton,
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menton.
Clair de lune sentimental.

A travers la folle risée
Que Saint-Marc renvoie au Lido,
Une gamme monte en fusée,
Comme au clair de lune un jet d'eau...

A l'air qui jase d'un ton bouffe
Et secoue au vent ses grelots,
Un regret, ramier qu'on étouffe,
Par instant mêle ses sanglots.

Au ****, dans la brume sonore,
Comme un rêve presque effacé,
J'ai revu, pâle et triste encore,
Mon vieil amour de l'an passé.

Mon âme en pleurs s'est souvenue
De l'avril, où, guettant au bois
La violette à sa venue,
Sous l'herbe nous mêlions nos doigts...

Cette note de chanterelle,
Vibrant comme l'harmonica,
C'est la voix enfantine et grêle,
Flèche d'argent qui me piqua.

Le son en est si faux, si tendre,
Si moqueur, si doux, si cruel,
Si froid, si brûlant, qu'à l'entendre
On ressent un plaisir mortel,

Et que mon coeur, comme la voûte
Dont l'eau pleure dans un bassin,
Laisse tomber goutte par goutte
Ses larmes rouges dans mon sein.

Jovial et mélancolique,
Ah ! vieux thème du carnaval,
Où le rire aux larmes réplique,
Que ton charme m'a fait de mal !
Taisez-vous, ô mon cœur ! Taisez-vous, ô mon âme !

Et n'allez plus chercher de querelles au sort ;

Le néant vous appelle et l'oubli vous réclame.


Mon cœur, ne battez plus, puisque vous êtes mort ;

Mon âme, repliez le reste de vos ailes,

Car vous avez tenté votre suprême effort.


Vos deux linceuls sont prêts, et vos fosses jumelles

Ouvrent leur bouche sombre au flanc de mon passé,

Comme au flanc d'un guerrier deux blessures mortelles.


Couchez-vous tout du long dans votre lit glacé ;

Puisse avec vos tombeaux, que va recouvrir l'herbe,

Votre souvenir être à jamais effacé !


Vous n'aurez pas de croix ni de marbre superbe,

Ni d'épitaphe d'or, où quelque saule en pleurs

Laisse les doigts du vent éparpiller sa gerbe.


Vous n'aurez ni blasons, ni chants, ni vers, ni fleurs ;

On ne répandra pas les larmes argentées

Sur le funèbre drap, noir manteau des douleurs.


Votre convoi muet, comme ceux des athées,

Sur le triste chemin rampera dans la nuit ;

Vos cendres sans honneur seront au vent jetées.


La pierre qui s'abîme en tombant fait son bruit ;

Mais vous, vous tomberez sans que l'onde s'émeuve,

Dans ce gouffre sans fond où le remords nous suit.


Vous ne ferez pas même un seul rond sur le fleuve,

Nul ne s'apercevra que vous soyez absents,

Aucune âme ici-bas ne se sentira veuve.


Et le chaste secret du rêve de vos ans

Périra tout entier sous votre tombe obscure

Où rien n'attirera le regard des passants.


Que voulez-vous ? Hélas ! Notre mère Nature,

Comme toute autre mère, a ses enfants gâtés,

Et pour les malvenus elle est avare et dure.


Aux uns tous les bonheurs et toutes les beautés !

L'occasion leur est toujours bonne et fidèle :

Ils trouvent au désert des palais enchantés ;


Ils tètent librement la féconde mamelle ;

La chimère à leur voix s'empresse d'accourir,

Et tout l'or du Pactole entre leurs doigts ruisselle.


Les autres moins aimés, ont beau tordre et pétrir

Avec leurs maigres mains la mamelle tarie,

Leur frère a bu le lait qui les devait nourrir.


S'il éclot quelque chose au milieu de leur vie,

Une petite fleur sous leur pâle gazon,

Le sabot du vacher l'aura bientôt flétrie.


Un rayon de soleil brille à leur horizon,

Il fait beau dans leur âme ; à coup sûr, un nuage

Avec un flot de pluie éteindra le rayon.


L'espoir le mieux fondé, le projet le plus sage,

Rien ne leur réussit ; tout les trompe et leur ment.

Ils se perdent en mer sans quitter le rivage.


L'aigle, pour le briser, du haut du firmament,

Sur leur front découvert lâchera la tortue,

Car ils doivent périr inévitablement.


L'aigle manque son coup ; quelque vieille statue,

Sans tremblement de terre, on ne sait pas pourquoi,

Quitte son piédestal, les écrase et les tue.


Le cœur qu'ils ont choisi ne garde pas sa foi ;

Leur chien même les mord et leur donne la rage ;

Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.


Fils du Danube, ils vont se noyer dans le Tage ;

D'un bout du monde à l'autre ils courent à leur mort ;

Ils auraient pu du moins s'épargner le voyage !


Si dur qu'il soit, il faut qu'ils remplissent leur sort ;

Nul n'y peut résister, et le genou d'Hercule

Pour un pareil athlète est à peine assez fort.


Après la vie obscure une mort ridicule ;

Après le dur grabat, un cercueil sans repos

Au bord d'un carrefour où la foule circule.


Ils tombent inconnus de la mort des héros,

Et quelque ambitieux, pour se hausser la taille,

Se fait effrontément un socle de leurs os.


Sur son trône d'airain, le Destin qui s'en raille

Imbibe leur éponge avec du fiel amer,

Et la Nécessité les tord dans sa tenaille.


Tout buisson trouve un dard pour déchirer sa chair,

Tout beau chemin pour eux cache une chausse-trappe,

Et les chaînes de fleurs leur sont chaînes de fer.


Si le tonnerre tombe, entre mille il les frappe ;

Pour eux l'aveugle nuit semble prendre des yeux,

Tout plomb vole à leur cœur, et pas un seul n'échappe.


La tombe vomira leur fantôme odieux.

Vivants, ils ont servi de bouc expiatoire ;

Morts, ils seront bannis de la terre et des cieux.


Cette histoire sinistre est votre propre histoire ;

Ô mon âme ! Ô mon cœur ! Peut-être même, hélas !

La vôtre est-elle encore plus sinistre et plus noire.


C'est une histoire simple où l'on ne trouve pas

De grands événements et des malheurs de drame,

Une douleur qui chante et fait un grand fracas ;


Quelques fils bien communs en composent la trame,

Et cependant elle est plus triste et sombre à voir

Que celle qu'un poignard dénoue avec sa lame.


Puisque rien ne vous veut, pourquoi donc tout vouloir ;

Quand il vous faut mourir, pourquoi donc vouloir vivre,

Vous qui ne croyez pas et n'avez pas d'espoir ?


Ô vous que nul amour et que nul vin n'enivre,

Frères désespérés, vous devez être prêts

Pour descendre au néant où mon corps vous doit suivre !


Le néant a des lits et des ombrages frais.

La mort fait mieux dormir que son frère Morphée,

Et les pavots devraient jalouser les cyprès.


Sous la cendre à jamais, dors, ô flamme étouffée !

Orgueil, courbe ton front jusque sur tes genoux,

Comme un Scythe captif qui supporte un trophée.


Cesse de te raidir contre le sort jaloux,

Dans l'eau du noir Léthé plonge de bonne grâce,

Et laisse à ton cercueil planter les derniers clous.


Le sable des chemins ne garde pas ta trace,

L'écho ne redit pas ta chanson, et le mur

Ne veut pas se charger de ton ombre qui passe.


Pour y graver un nom ton airain est bien dur,

Ô Corinthe ! Et souvent froide et blanche Carrare,

Le ciseau ne mord pas sur ton marbre si pur.


Il faut un grand génie avec un bonheur rare

Pour faire jusqu'au ciel monter son monument,

Et de ce double don le destin est avare.


Hélas ! Et le poète est pareil à l'amant,

Car ils ont tous les deux leur maîtresse idéale,

Quelque rêve chéri caressé chastement :


Eldorado lointain, pierre philosophale

Qu'ils poursuivent toujours sans l'atteindre jamais,

Un astre impérieux, une étoile fatale.


L'étoile fuit toujours, ils lui courent après ;

Et, le matin venu, la lueur poursuivie,

Quand ils la vont saisir, s'éteint dans un marais.


C'est une belle chose et digne qu'on l'envie

Que de trouver son rêve au milieu du chemin,

Et d'avoir devant soi le désir de sa vie.


Quel plaisir quand on voit briller le lendemain

Le baiser du soleil aux frêles colonnades

Du palais que la nuit éleva de sa main !


Il est beau qu'un plongeur, comme dans les ballades,

Descende au gouffre amer chercher la coupe d'or

Et perce, triomphant, les vitreuses arcades.


Il est beau d'arriver où tendait votre essor,

De trouver sa beauté, d'aborder à son monde,

Et, quand on a fouillé, d'exhumer un trésor ;


De faire, du plus creux de son âme profonde,

Rayonner son idée ou bien sa passion ;

D'être l'oiseau qui chante et la foudre qui gronde ;


D'unir heureusement le rêve à l'action,

D'aimer et d'être aimé, de gagner quand on joue,

Et de donner un trône à son ambition ;


D'arrêter, quand on veut, la Fortune et sa roue,

Et de sentir, la nuit, quelque baiser royal

Se suspendre en tremblant aux fleurs de votre joue.


Ceux-là sont peu nombreux dans notre âge fatal.

Polycrate aujourd'hui pourrait garder sa bague :

Nul bonheur insolent n'ose appeler le mal.


L'eau s'avance et nous gagne, et pas à pas la vague,

Montant les escaliers qui mènent à nos tours,

Mêle aux chants du festin son chant confus et vague.


Les phoques monstrueux, traînant leurs ventres lourds,

Viennent jusqu'à la table, et leurs larges mâchoires

S'ouvrent avec des cris et des grognements sourds.


Sur les autels déserts des basiliques noires,

Les saints, désespérés et reniant leur Dieu,

S'arrachent à pleins poings l'or chevelu des gloires.


Le soleil désolé, penchant son œil de feu,

Pleure sur l'univers une larme sanglante ;

L'ange dit à la terre un éternel adieu.


Rien ne sera sauvé, ni l'homme ni la plante ;

L'eau recouvrira tout : la montagne et la tour ;

Car la vengeance vient, quoique boiteuse et lente.


Les plumes s'useront aux ailes du vautour,

Sans qu'il trouve une place où rebâtir son aire,

Et du monde vingt fois il refera le tour ;


Puis il retombera dans cette eau solitaire

Où le rond de sa chute ira s'élargissant :

Alors tout sera dit pour cette pauvre terre.


Rien ne sera sauvé, pas même l'innocent.

Ce sera, cette fois, un déluge sans arche ;

Les eaux seront les pleurs des hommes et leur sang.


Plus de mont Ararat où se pose, en sa marche,

Le vaisseau d'avenir qui cache en ses flancs creux

Les trois nouveaux Adams et le grand patriarche !


Entendez-vous là-haut ces craquements affreux ?

Le vieil Atlas, lassé, retire son épaule

Au lourd entablement de ce ciel ténébreux.


L'essieu du monde ploie ainsi qu'un brin de saule ;

La terre ivre a perdu son chemin dans le ciel ;

L'aimant déconcerté ne trouve plus son pôle.


Le Christ, d'un ton railleur, tord l'éponge de fiel

Sur les lèvres en feu du monde à l'agonie,

Et Dieu, dans son Delta, rit d'un rire cruel.


Quand notre passion sera-t-elle finie ?

Le sang coule avec l'eau de notre flanc ouvert,

La sueur rouge teint notre face jaunie.


Assez comme cela ! Nous avons trop souffert ;

De nos lèvres, Seigneur, détournez ce calice,

Car pour nous racheter votre Fils s'est offert.


Christ n'y peut rien : il faut que le sort s'accomplisse ;

Pour sauver ce vieux monde il faut un Dieu nouveau,

Et le prêtre demande un autre sacrifice.


Voici bien deux mille ans que l'on saigne l'Agneau ;

Il est mort à la fin, et sa gorge épuisée

N'a plus assez de sang pour teindre le couteau.


Le Dieu ne viendra pas. L'Église est renversée.
Quand Michel-Ange eut peint la chapelle Sixtine,

Et que de l'échafaud, sublime et radieux,

Il fut redescendu dans la cité latine,


Il ne pouvait baisser ni les bras ni les yeux ;

Ses pieds ne savaient pas comment marcher sur terre ;

Il avait oublié le monde dans les cieux.


Trois grands mois il garda cette attitude austère ;

On l'eût pris pour un ange en extase devant

Le saint triangle d'or, au moment du mystère.


Frère, voilà pourquoi les poètes, souvent,

Buttent à chaque pas sur les chemins du monde ;

Les yeux fichés au ciel, ils s'en vont en rêvant.


Les anges secouant leur chevelure blonde,

Penchent leur front sur eux et leur tendent les bras,

Et les veulent baiser avec leur bouche ronde.


Eux marchent au hasard et font mille faux pas ;

Ils cognent les passants, se jettent sous les roues,

Ou tombent dans des puits qu'ils n'aperçoivent pas.


Que leur font les passants, les pierres et les boues ?

Ils cherchent dans le jour le rêve de leurs nuits,

Et le jeu du désir leur empourpre les joues.


Ils ne comprennent rien aux terrestres ennuis,

Et, quand ils ont fini leur chapelle Sixtine,

Ils sortent rayonnants de leurs obscurs réduits.


Un auguste reflet de leur œuvre divine

S'attache à leur personne et leur dore le front,

Et le ciel qu'ils ont vu dans leurs yeux se devine.


Les nuits suivront les jours et se succéderont,

Avant que leur regard et leur front ne s'abaissent,

Et leurs pieds, de longtemps, ne se raffermiront.


Tous nos palais sous eux s'éteignent et s'affaissent ;

Leur âme à la coupole où leur œuvre reluit,

Revole, et ce ne sont que leurs corps qu'ils nous laissent.


Notre jour leur paraît plus sombre que la nuit ;

Leur œil cherche toujours le ciel bleu de la fresque,

Et le tableau quitté les tourmente et les suit.


Comme Buonarroti, le peintre gigantesque,

Ils ne peuvent plus voir que les choses d'en haut,

Et que le ciel de marbre où leur front touche presque.


Sublime aveuglement ! Magnifique défaut !
Élégie VIII.

Par tes yeux si beaux sous les voiles
De leurs franges de longs cils noirs,
Soleils jumeaux, doubles étoiles,
D'un cœur ardent ardents miroirs ;

Par ton front aux pâleurs d'albâtre,
Que couronnent des cheveux bruns,
Où l'haleine du vent folâtre
Parmi la soie et les parfums ;

Par tes lèvres, fraîche églantine,
Grenade en fleur, riant corail
D'où sort une voix argentine
A travers la nacre et l'émail ;

Par ton sein rétif qui s'agite
Et bat sa prison de satin,
Par ta main étroite et petite,
Par l'éclat vermeil de ton teint ;

Par ton doux accent d'Espagnole,
Par l'aube de tes dix-sept ans,
Je t'aimerai, ma jeune folle,
Un peu plus que toujours, - longtemps !
Mon rêve le plus cher et le plus caressé,

Le seul qui rit encore à mon cœur oppressé,

C'est de m'ensevelir au fond d'une chartreuse,

Dans une solitude inabordable, affreuse ;

****, bien ****, tout là-bas, dans quelque Sierra

Bien sauvage, où jamais voix d'homme ne vibra,

Dans la forêt de pins, parmi les âpres roches,

Où n'arrive pas même un bruit lointain de cloches ;

Dans quelque Thébaïde, aux lieux les moins hantés,

Comme en cherchaient les saints pour leurs austérités ;

Sous la grotte où grondait le lion de Jérôme,

Oui, c'est là que j'irais pour respirer ton baume

Et boire la rosée à ton calice ouvert,

Ô frêle et chaste fleur, qui crois dans le désert

Aux fentes du tombeau de l'Espérance morte !

De non cœur dépeuplé je fermerais la porte

Et j'y ferais la garde, afin qu'un souvenir

Du monde des vivants n'y pût pas revenir ;

J'effacerais mon nom de ma propre mémoire ;

Et de tous ces mots creux : Amour, Science et Gloire

Qu'aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,

Pour y dormir ma nuit j'en ferais un chevet ;

Car je sais maintenant que vaut cette fumée

Qu'au-dessus du néant pousse une renommée.

J'ai regardé de près et la science et l'art :

J'ai vu que ce n'était que mensonge et hasard ;

J'ai mis sur un plateau de toile d'araignée

L'amour qu'en mon chemin j'ai reçue et donnée :

Puis sur l'autre plateau deux grains du vermillon

Impalpable, qui teint l'aile du papillon,

Et j'ai trouvé l'amour léger dans la balance.

Donc, reçois dans tes bras, ô douce somnolence,

Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la mort,

Un pauvre naufragé des tempêtes du sort !

Exauce un malheureux qui te prie et t'implore,

Egraine sur son front le pavot inodore,

Abrite-le d'un pan de ton grand manteau noir,

Et du doigt clos ses yeux qui ne veulent plus voir.

Vous, esprits du désert, cependant qu'il sommeille,

Faites taire les vents et bouchez son oreille,

Pour qu'il n'entende pas le retentissement

Du siècle qui s'écroule, et ce bourdonnement

Qu'en s'en allant au but où son destin la mène

Sur le chemin du temps fait la famille humaine !


Je suis las de la vie et ne veux pas mourir ;

Mes pieds ne peuvent plus ni marcher ni courir ;

J'ai les talons usés de battre cette route

Qui ramène toujours de la science au doute.

Assez, je me suis dit, voilà la question.


Va, pauvre rêveur, cherche une solution

Claire et satisfaisante à ton sombre problème,

Tandis qu'Ophélia te dit tout haut : Je t'aime ;

Mon beau prince danois marche les bras croisés,

Le front dans la poitrine et les sourcils froncés,

D'un pas lent et pensif arpente le théâtre,

Plus pâle que ne sont ces figures d'albâtre,

Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts ;

Épuise ta vigueur en stériles efforts,

Et tu n'arriveras, comme a fait Ophélie,

Qu'à l'abrutissement ou bien à la folie.

C'est à ce degré-là que je suis arrivé.

Je sens ployer sous moi mon génie énervé ;

Je ne vis plus ; je suis une lampe sans flamme,

Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.


Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,

Si dans un coin du cœur il éclot un désir,

Lui couper sans pitié ses ailes de colombe,

Être comme est un mort, étendu sous la tombe,

Dans l'immobilité savourer lentement,

Comme un philtre endormeur, l'anéantissement :

Voilà quel est mon vœu, tant j'ai de lassitude,

D'avoir voulu gravir cette côte âpre et rude,

Brocken mystérieux, où des sommets nouveaux

Surgissent tout à coup sur de nouveaux plateaux,

Et qui ne laisse voir de ses plus hautes cimes

Que l'esprit du vertige errant sur les abîmes.


C'est pourquoi je m'assieds au revers du fossé,

Désabusé de tout, plus voûté, plus cassé

Que ces vieux mendiants que jusques à la porte

Le chien de la maison en grommelant escorte.

C'est pourquoi, fatigué d'errer et de gémir,

Comme un petit enfant, je demande à dormir ;

Je veux dans le néant renouveler mon être,

M'isoler de moi-même et ne plus me connaître ;

Et comme en un linceul, sans y laisser un seul pli,

Rester enveloppé dans mon manteau d'oubli.


J'aimerais que ce fût dans une roche creuse,

Au penchant d'une côte escarpée et pierreuse,

Comme dans les tableaux de Salvator Rosa,

Où le pied d'un vivant jamais ne se posa ;

Sous un ciel vert, zébré de grands nuages fauves,

Dans des terrains galeux clairsemés d'arbres chauves,

Avec un horizon sans couronne d'azur,

Bornant de tous côtés le regard comme un mur,

Et dans les roseaux secs près d'une eau noire et plate

Quelque maigre héron debout sur une patte.

Sur la caverne, un pin, ainsi qu'un spectre en deuil

Qui tend ses bras voilés au-dessus d'un cercueil,

Tendrait ses bras en pleurs, et du haut de la voûte

Un maigre filet d'eau suintant goutte à goutte,

Marquerait par sa chute aux sons intermittents

Le battement égal que fait le cœur du temps.

Comme la Niobé qui pleurait sur la roche,

Jusqu'à ce que le lierre autour de moi s'accroche,

Je demeurerais là les genoux au menton,

Plus ployé que jamais, sous l'angle d'un fronton,

Ces Atlas accroupis gonflant leurs nerfs de marbre ;

Mes pieds prendraient racine et je deviendrais arbre ;

Les faons auprès de moi tondraient le gazon ras,

Et les oiseaux de nuit percheraient sur mes bras.


C'est là ce qu'il me faut plutôt qu'un monastère ;

Un couvent est un port qui tient trop à la terre ;

Ma nef tire trop d'eau pour y pouvoir entrer

Sans en toucher le fond et sans s'y déchirer.

Dût sombrer le navire avec toute sa charge,

J'aime mieux errer seul sur l'eau profonde et large.

Aux barques de pêcheur l'anse à l'abri du vent,

Aux simples naufragés de l'âme, le couvent.

À moi la solitude effroyable et profonde,

Par dedans, par dehors !


Par dedans, par dehors ! Un couvent, c'est un monde ;

On y pense, on y rêve, on y prie, on y croit :

La mort n'est que le seuil d'une autre vie ; on voit

Passer au long du cloître une forme angélique ;

La cloche vous murmure un chant mélancolique ;

La Vierge vous sourit, le bel enfant Jésus

Vous tend ses petits bras de sa niche ; au-dessus

De vos fronts inclinés, comme un essaim d'abeilles,

Volent les Chérubins en légions vermeilles.

Vous êtes tout espoir, tout joie et tout amour,

À l'escalier du ciel vous montez chaque jour ;

L'extase vous remplit d'ineffables délices,

Et vos cœurs parfumés sont comme des calices ;

Vous marchez entourés de célestes rayons

Et vos pieds après vous laissent d'ardents sillons !


Ah ! grands voluptueux, sybarites du cloître,

Qui passez votre vie à voir s'ouvrir et croître

Dans le jardin fleuri de la mysticité,

Les pétales d'argent du lis de pureté,

Vrais libertins du ciel, dévots Sardanapales,

Vous, vieux moines chenus, et vous, novices pâles,

Foyers couverts de cendre, encensoirs ignorés,

Quel don Juan a jamais sous ses lambris dorés

Senti des voluptés comparables aux vôtres !

Auprès de vos plaisirs, quels plaisirs sont les nôtres !

Quel amant a jamais, à l'âge où l'œil reluit,

Dans tout l'enivrement de la première nuit,

Poussé plus de soupirs profonds et pleins de flamme,

Et baisé les pieds nus de la plus belle femme

Avec la même ardeur que vous les pieds de bois

Du cadavre insensible allongé sur la croix !

Quelle bouche fleurie et d'ambroisie humide,

Vaudrait la bouche ouverte à son côté livide !

Notre vin est grossier ; pour vous, au lieu de vin,

Dans un calice d'or perle le sang divin ;

Nous usons notre lèvre au seuil des courtisanes,

Vous autres, vous aimez des saintes diaphanes,

Qui se parent pour vous des couleurs des vitraux

Et sur vos fronts tondus, au détour des arceaux,

Laissent flotter le bout de leurs robes de gaze :

Nous n'avons que l'ivresse et vous avez l'extase.

Nous, nos contentements dureront peu de jours,

Les vôtres, bien plus vifs, doivent durer toujours.

Calculateurs prudents, pour l'abandon d'une heure,

Sur une terre où nul plus d'un jour ne demeure,

Vous achetez le ciel avec l'éternité.

Malgré ta règle étroite et ton austérité,

Maigre et jaune Rancé, tes moines taciturnes

S'entrouvrent à l'amour comme des fleurs nocturnes,

Une tête de mort grimaçante pour nous

Sourit à leur chevet du rire le plus doux ;

Ils creusent chaque jour leur fosse au cimetière,

Ils jeûnent et n'ont pas d'autre lit qu'une bière,

Mais ils sentent vibrer sous leur suaire blanc,

Dans des transports divins, un cœur chaste et brûlant ;

Ils se baignent aux flots de l'océan de joie,

Et sous la volupté leur âme tremble et ploie,

Comme fait une fleur sous une goutte d'eau,

Ils sont dignes d'envie et leur sort est très-beau ;

Mais ils sont peu nombreux dans ce siècle incrédule

Creux qui font de leur âme une lampe qui brûle,

Et qui peuvent, baisant la blessure du Christ,

Croire que tout s'est fait comme il était écrit.

Il en est qui n'ont pas le don des saintes larmes,

Qui veillent sans lumière et combattent sans armes ;

Il est des malheureux qui ne peuvent prier

Et dont la voix s'éteint quand ils veulent crier ;

Tous ne se baignent pas dans la pure piscine

Et n'ont pas même part à la table divine :

Moi, je suis de ce nombre, et comme saint Thomas,

Si je n'ai dans la plaie un doigt, je ne crois pas.


Aussi je me choisis un antre pour retraite

Dans une région détournée et secrète

D'où l'on n'entende pas le rire des heureux

Ni le chant printanier des oiseaux amoureux,

L'antre d'un loup crevé de faim ou de vieillesse,

Car tout son m'importune et tout rayon me blesse,

Tout ce qui palpite, aime ou chante, me déplaît,

Et je hais l'homme autant et plus que ne le hait

Le buffle à qui l'on vient de percer la narine.

De tous les sentiments croulés dans la ruine,

Du temple de mon âme, il ne reste debout

Que deux piliers d'airain, la haine et le dégoût.

Pourtant je suis à peine au tiers de ma journée ;

Ma tête de cheveux n'est pas découronnée ;

À peine vingt épis sont tombés du faisceau :

Je puis derrière moi voir encore mon berceau.

Mais les soucis amers de leurs griffes arides

M'ont fouillé dans le front d'assez profondes rides

Pour en faire une fosse à chaque illusion.

Ainsi me voilà donc sans foi ni passion,

Désireux de la vie et ne pouvant pas vivre,

Et dès le premier mot sachant la fin du livre.

Car c'est ainsi que sont les jeunes d'aujourd'hui :

Leurs mères les ont faits dans un moment d'ennui.

Et qui les voit auprès des blancs sexagénaires

Plutôt que les enfants les estime les pères ;

Ils sont venus au monde avec des cheveux gris ;

Comme ces arbrisseaux frêles et rabougris

Qui, dès le mois de mai, sont pleins de feuilles mortes,

Ils s'effeuillent au vent, et vont devant leurs portes

Se chauffer au soleil à côté de l'aïeul,

Et du jeune et du vieux, à coup sûr, le plus seul,

Le moins accompagné sur la route du monde,

Hélas ! C'est le jeune homme à tête brune ou blonde

Et non pas le vieillard sur qui l'âge a neigé ;

Celui dont le navire est le plus allégé

D'espérance et d'amour, lest divin dont on jette

Quelque chose à la mer chaque jour de tempête,

Ce n'est pas le vieillard, dont le triste vaisseau

Va bientôt échouer à l'écueil du tombeau.

L'univers décrépit devient paralytique,

La nature se meurt, et le spectre critique

Cherche en vain sous le ciel quelque chose à nier.

Qu'attends-tu donc, clairon du jugement dernier ?

Dis-moi, qu'attends-tu donc, archange à bouche ronde

Qui dois sonner là-haut la fanfare du monde ?

Toi, sablier du temps, que Dieu tient dans sa main,

Quand donc laisseras-tu tomber ton dernier grain ?
Le jour tombait, une pâle nuée

Du haut du ciel laissait nonchalamment,

Dans l'eau du fleuve à peine remuée,

Tremper les plis de son blanc vêtement.


La nuit parut, la nuit morne et sereine,

Portant le deuil de son frère le jour,

Et chaque étoile à son trône de reine,

En habits d'or, s'en vint faire sa cour.


On entendait pleurer les tourterelles

Et les enfants rêver dans leurs berceaux ;

C'était dans l'air comme un frôlement d'ailes,

Comme le bruit d'invisibles oiseaux.


Le ciel parlait à voix basse à la terre ;

Comme au vieux temps, ils parlaient en hébreu,

Et répétaient un acte du mystère ;

Je n'y compris qu'un seul mot, c'était : Dieu.
Avril est de retour.

La première des roses,

De ses lèvres mi-closes,

Rit au premier beau jour ;

La terre bienheureuse

S'ouvre et s'épanouit ;

Tout aime, tout jouit.

Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.


Les buveurs en gaîté,

Dans leurs chansons vermeilles,

Célèbrent sous les treilles

Le vin et la beauté ;

La musique joyeuse,

Avec leur rire clair

S'éparpille dans l'air.

Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.


En déshabillés blancs,

Les jeunes demoiselles

S'en vont sous les tonnelles

Au bras de leurs galants ;

La lune langoureuse

Argente leurs baisers

Longuement appuyés.

Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.


Moi, je n'aime plus rien,

Ni l'homme, ni la femme,

Ni mon corps, ni mon âme,

Pas même mon vieux chien.

Allez dire qu'on creuse,

Sous le pâle gazon,

Une fosse sans nom.

Hélas ! J'ai dans le cœur une tristesse affreuse.
Les mouettes volent et jouent ;
Et les blancs coursiers de la mer,
Cabrés sur les vagues, secouent
Leurs crins échevelés dans l'air.

Le jour tombe ; une fine pluie
Eteint les fournaises du soir,
Et le steam-boat crachant la suie
Rabat son long panache noir.

Plus pâle que le ciel livide
Je vais au pays du charbon,
Du brouillard et du suicide ;
- Pour se tuer le temps est bon.

Mon désir avide se noie
Dans le gouffre amer qui blanchit ;
Le vaisseau danse, l'eau tournoie,
Le vent de plus en plus fraîchit.

Oh ! je me sens l'âme navrée ;
L'Océan gonfle, en soupirant,
Sa poitrine désespérée,
Comme un ami qui me comprend.

Allons, peines d'amour perdues,
Espoirs lassés, illusions
Du socle idéal descendues,
Un saut dans les moites sillons !

A la mer, souffrances passées,
Qui revenez toujours, pressant
Vos blessures cicatrisées
Pour leur faire pleurer du sang !

A la mer, spectre de mes rêves,
Regrets aux mortelles pâleurs
Dans un coeur rouge ayant sept glaives,
Comme la mère des douleurs.

Chaque fantôme plonge et lutte
Quelques instants avec le flot
Qui sur lui ferme sa volute
Et l'engloutit dans un sanglot.

Lest de l'âme, pesant bagage,
Trésors misérables et chers,
Sombrez, et dans votre naufrage
Je vais vous suivre au fond des mers.

Bleuâtre, enflé, méconnaissable,
Bercé par le flot qui bruit,
Sur l'humide oreiller du sable
Je dormirai bien cette nuit !

... Mais une femme dans sa mante
Sur le pont assise à l'écart,
Une femme jeune et charmante
Lève vers moi son regard,

Dans ce regard, à ma détresse
La Sympathie à bras ouverts
Parle et sourit, soeur ou maîtresse,
Salut, yeux bleus ! bonsoir, flots verts !

Les mouettes voient et jouent ;
Et les blancs coursiers de la mer,
Cabrés sur les vagues, secouent
Leurs crins échevelés dans l'air.
Élégie XIII.

C'était une âme neuve, une âme de créole,
Toute de feu, cachant à ce monde frivole
Ce qui fait le poète, un inquiet désir
De gloire aventureuse et de profond loisir,
Et capable d'aimer comme aimerait un ange,
Ne trouvant en chemin que des âmes de fange ;
Peu comprise, blessée au vif à tout moment,
Mais n'osant pas s'en plaindre, et sans épanchement,
Sans consolation, traversant cette vie ;
Aux entraves du corps à regret asservie,
Esquif infortuné que d'un baiser vermeil
Dans sa course jamais n'a doré le soleil,
Triste jouet du vent et des ondes ; au reste,
Résignée à l'oubli, nécessité funeste
D'une existence vague et manquée ; ici-bas
Ne connaissant qu'amers et douloureux combats
Dans un corps abattu sous le chagrin, et frêle
Comme un épi courbé par la pluie ou la grêle ;
Encore si la foi... l'espérance... mais non,
Elle ne croyait pas, et Dieu n'était qu'un nom
Pour cette âme ulcérée... Enfin au cimetière,
Un soir d'automne sombre et grisâtre, une bière
Fut apportée : un être à la terre manqua,
Et cette absence, à peine un coeur la remarqua.
Versailles, tu n'es plus qu'un spectre de cité ;

Comme Venise au fond de son Adriatique,

Tu traînes lentement ton corps paralytique,

Chancelant sous le poids de ton manteau sculpté.


Quel appauvrissement ! Quelle caducité !

Tu n'es que surannée et tu n'es pas antique,

Et nulle herbe pieuse au long de ton portique

Ne grimpe pour voiler ta pâle nudité.


Comme une délaissée, à l'écart, sous ton arbre,

Sur ton sein douloureux croisant tes bras de marbre,

Tu guettes le retour de ton royal amant.


Le rival du soleil dort sous son monument ;

Les eaux de tes jardins à jamais se sont tues,

Et tu n'auras bientôt qu'un peuple de statues.
Quand viendra la saison nouvelle,

Quand auront disparu les froids,

Tous les deux, nous irons, ma belle,

Pour cueillir le muguet au bois ;

Sous nos pieds égrenant les perles

Que l'on voit au matin trembler,

Nous irons écouter les merles

Siffler.


Le printemps est venu, ma belle,

C'est le mois des amants béni,

Et l'oiseau, satinant son aile,

Dit des vers au rebord du nid.

Oh ! Viens donc sur le banc de mousse

Pour parler de nos beaux amours,

Et dis-moi de ta voix si douce :

« Toujours ! »


****, bien ****, égarant nos courses,

Faisons fuir le lapin caché

Et le daim au miroir des sources

Admirant son grand bois penché ;

Puis chez nous tout joyeux, tout aises,

En panier enlaçant nos doigts,

Revenons rapportant des fraises

Des bois.
Devers Paris, un soir, dans la campagne,

J'allais suivant l'ornière d'un chemin,

Seul avec moi, n'ayant d'autre compagne

Que ma douleur qui me donnait la main.


L'aspect des champs était sévère et morne,

En harmonie avec l'aspect des cieux,

Rien n'était vert sur la plaine sans borne,

Hormis un parc planté d'arbres très vieux.


Je regardai bien longtemps par la grille ;

C'était un parc dans le goût de Watteau :

Ormes fluets, ifs noirs, verte charmille,

Sentiers peignés et tirés au cordeau.


Je m'en allai l'âme triste et ravie ;

En regardant, j'avais compris cela :

Que j'étais près du rêve de ma vie,

Que mon bonheur était enfermé là.

— The End —