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Les grands appartements qu'elle habite l'hiver
Sont tièdes. Aux plafonds, légers comme l'éther,
Planent d'amoureuses peintures.

Nul bruit ; partout les voix, les pas sont assoupis
Par la laine opulente et molle des tapis
Et l'ample velours des tentures.

Aux fenêtres, dehors, la grêle a beau sévir,
Sous ses balles de glace à peine on sent frémir
L'épais vitrail qui les renvoie ;

Et la neige et le givre aux glaciales fleurs
Restent voilés aux yeux sous les chaudes couleurs
De longs rideaux brochés de soie.

Là, dans de vieux tableaux, le ciel vénitien
Prête au soleil de France un effluve du sien ;
Et sur la haute cheminée,

Dans des vases ravis en Grèce à des autels,
Des lis renouvelés qu'on dirait immortels
Ne font qu'un printemps de l'année.

Sa chambre est toute bleue et suave ; on y sent
Le vestige embaumé de quelque œillet absent
Dont l'air a gardé la mémoire ;

Ses genoux, pour prier, posent sur du satin,
Et ses aïeux tenaient d'un maître florentin
Son crucifix de vieil ivoire.

Elle peut, lasse enfin des salons somptueux,
Goûter de son boudoir le jour voluptueux
Où sommeille un vague mystère ;

Et là ses yeux levés rencontrent un Watteau
Où de sveltes amants, un pied sur le bateau,
Vont appareiller pour Cythère.

L'hiver passe, elle émigre en sa villa d'été.
Elle y trouve le ciel, l'immense aménité
Des monts, des vallons et des plaines ;

Depuis les dahlias qui bordent la maison
Jusques au dernier flot des blés à l'horizon,
Elle ne voit que ses domaines.

Puis c'est la promenade en barque sur les lacs,
La sieste à l'ombre au fond des paresseux hamacs,
La course aux prés en jupes blanches,

Et le roulement doux des calèches au bois,
Et le galop, voilette au front, badine aux doigts,
Sous le mobile arceau des branches ;

Et, par les midis lourds, les délices du bain :
Deux jets purs inondant la vasque dont sa main
Tourne à son gré les cols de cygnes,

Et le charme du frais, suave abattement
Où, rêveuse, elle voit sous l'eau, presque en dormant,
De son beau corps trembler les lignes.

Ainsi coulent ses jours, pareils aux jours heureux ;
Mais un secret fardeau s'appesantit sur eux,
Ils ne sont pas dignes d'envie.

On lit dans son regard fiévreux ou somnolent,
Dans son rare sourire et dans son geste lent
Le dégoût amer de la vie.

Oh ! Quelle âme entendra sa pauvre âme crier ?
Quel sauveur magnanime et beau, quel chevalier
Doit survenir à l'improviste,

Et l'enlever en croupe, et l'emporter là-bas,
Sous un chaume enfoui dans l'herbe et les lilas,
****, bien **** de ce luxe triste ?

Personne. Elle dédaigne un criminel espoir,
Et se plaît à languir, en proie à son devoir.
Morte sous ses parures neuves,

Elle n'a pas d'amour, l'honneur le lui défend ;
Misérablement riche, elle n'a pas d'enfant ;
Elle est plus seule que les veuves.
L'épouse, la compagne à mon cœur destinée,
Promise à mon jeune tourment,
Je ne la connais pas, mais je sais qu'elle est née ;
Elle respire en ce moment.

Son âge et ses devoirs lui font la vie étroite ;
Sa chambre est un frais petit coin ;
Elle y prend sa leçon, bien soumise et bien droite,
Et sa mère n'est jamais ****.

Ma mère, parlez-lui du bon Dieu, de la Vierge
Et des saints tant qu'il lui plaira ;
Oui, rendez-la timide, et qu'elle brûle un cierge
Quand le tonnerre grondera.

Je veux, entendez-vous, qu'elle soit grave et tendre,
Qu'elle chérisse et qu'elle ait peur ;
Je veux que tout mon sang me serve à la défendre,
À la caresser de tout mon cœur.

Déjà dans l'inconnu je t'épouse et je t'aime,
Tu m'appartiens dès le passé,
Fiancée invisible et dont j'ignore même
Le nom sans cesse prononcé.

À défaut de mes yeux, mon rêve te regarde,
Je te soigne et te sers tout bas :
« Que veux-tu ? Le voici. Couvre-toi bien, prends garde
Au vent du soir, et ne sors pas. »

Pour te sentir à moi je fais un peu le maître,
Et je te gronde avec amour ;
Mais j'essuie aussitôt les pleurs que j'ai fait naître,
Implorant ma grâce à mon tour.

Tu t'assiéras, l'été, bien ****, dans la campagne,
En robe claire, au bord de l'eau.
Qu'il est bon d'emporter sa nouvelle compagne
Tout seul dans un pays nouveau !

Et dire que ma vie est cependant déserte,
Que mon bonheur peut aujourd'hui
Passer tout près de moi dans la foule entr'ouverte
Qui se refermera sur lui,

Et que déjà peut-être elle m'est apparue,
Et j'ai dit : ! La jolie enfant ! »
Peut-être suivons-nous toujours la même rue,
Elle derrière et moi devant.

Nous pourrons nous croiser en un point de l'espace,
Sans nous sourire, bien longtemps,
Puisqu'on n'oserait dire à la vierge qui passe :
Ô Vous êtes celle que j'attends. »

Un jour, mais je sais trop ce que l'épreuve en coûte,
J'ai cru la voir sur mon chemin,
Et j'ai dit : « C'est bien vous. » Je me trompais sans doute,
Car elle a retiré sa main.

Depuis lors, je me tais ; mon âme solitaire
Confie au Dieu qui sait unir
Par les souffles du ciel les plantes sur la terre
Notre union dans l'avenir.

À moins que, me privant de la jamais connaître,
La mort déjà n'ait emporté
Ma femme encore enfant, toi qui naissais pour l'être
Et ne l'auras jamais été.
En mars, quand s'achève l'hiver,
Que la campagne renaissante
Ressemble à la convalescente
Dont le premier sourire est cher ;

Quand l'azur, tout frileux encore,
Est de neige éparse mêlé,
Et que midi, frais et voilé,
Revêt une blancheur d'aurore ;

Quand l'air doux dissout la torpeur
Des eaux qui se changeaient en marbres ;
Quand la feuille aux pointes des arbres
Suspend une verte vapeur ;

Et quand la femme est deux fois belle,
Belle de la candeur du jour,
Et du réveil de notre amour
Où sa pudeur se renouvelle,

Oh ! Ne devrais-je pas saisir
Dans leur vol ces rares journées
Qui sont les matins des années
Et la jeunesse du désir ?

Mais je les goûte avec tristesse ;
Tel un hibou, quand l'aube luit,
Roulant ses grands yeux pleins de nuit,
Craint la lumière qui les blesse,

Tel, sortant du deuil hivernal,
J'ouvre de grands yeux encore ivres
Du songe obscur et vain des livres,
Et la nature me fait mal.
Nul troupeau n'erre ni ne broute ;
Le berger s'allonge à l'écart ;
La poussière dort sur la route,
Le charretier sur le brancard.

Le forgeron dort dans la forge ;
Le maçon s'étend sur un banc ;
Le boucher ronfle à pleine gorge,
Les bras rouges encor de sang.

La guêpe rôde au bord des jattes ;
Les ramiers couvrent les pignons ;
Et, la gueule entre les deux pattes,
Le dogue a des rêves grognons.

Les lavandières babillardes
Se taisent. Non **** du lavoir,
En plein azur, sèchent les hardes
D'une blancheur blessante à voir.

La férule à peine surveille
Les écoliers inattentifs ;
Le murmure épars d'une abeille
Se mêle aux alphabets plaintifs...

Un vent chaud traîne ses écharpes
Sur les grands blés lourds de sommeil,
Et les mouches se font des harpes
Avec des rayons de soleil.

Immobiles devant les portes
Sur la pierre des seuils étroits,
Les aïeules semblent des mortes
Avec leurs quenouilles aux doigts.

C'est alors que de la fenêtre
S'entendent, tout en parlant bas,
Plus libres qu'à minuit peut-être,
Les amants, qui ne dorment pas.
Va, ne nous plaignons pas de nos heures d'angoisse.
Un trop facile amour n'est pas sans repentir ;
Le bonheur se flétrit, comme une fleur se froisse
Dès qu'on veut l'incliner vers soi pour la sentir.

Regarde autour de nous ceux qui pleuraient naguère
Les voilà l'un à l'autre, ils se disent heureux,
Mais ils ont à jamais violé le mystère
Qui faisait de l'amour un infini pour eux.

Ils se disent heureux ; mais, dans leurs nuits sans fièvres,
Leurs yeux n'échangent plus les éclairs d'autrefois ;
Déjà sans tressaillir ils se baisent les lèvres,
Et nous, nous frémissons rien qu'en mêlant nos doigts.

Ils se disent heureux, et plus jamais n'éprouvent
Cette vive brûlure et cette oppression
Dont nos cœurs sont saisis quand nos yeux se retrouvent ;
Nous nous sommes toujours une apparition !

Ils se disent heureux, parce qu'ils peuvent vivre
De la même fortune et sous le même toit ;
Mais ils ne sentent plus un cher secret les suivre ;
Ils se disent heureux, et le monde les voit !
Sonnet.


Ceux qui sont morts d'amour ne montent pas au ciel :
Ils n'auraient plus les soirs, les sentiers, les ravines,
Et ne goûteraient pas, aux demeures divines,
Un miel qui du baiser pût effacer le miel.

Ils ne descendent pas dans l'enfer éternel :
Car ils se sont brûlés aux lèvres purpurines,
Et l'ongle des démons fouille moins les poitrines
Que le doute incurable et le dédain cruel.

Où vont-ils ? Quels plaisirs, quelles douleurs suprêmes
Pour ceux-là, si les cœurs au tombeau sont les mêmes,
Passeront les douleurs et les plaisirs sentis ?

Comme ils ont eu l'enfer et le ciel dans leur vie,
L'infini qu'on redoute et celui qu'on envie,
Ils sont morts jusqu'à l'âme, ils sont anéantis.
À François Coppée.



Ô senteur suave et modeste
Qu'épanchait le front maternel,
Et dont le souvenir nous reste
Comme un lointain parfum d'autel,

Pure émanation divine
Qui mêlait en moi ta douceur
À la petite senteur fine
Des longues tresses d'une sœur,

Chère odeur, tu t'en es allée
Où sont les parfums de jadis,
Où remonte l'âme exhalée
Des violettes et des lis.



Ô fraîche senteur de la vie
Qu'au temps des premières amours
Un baiser candide a ravie
Au plus délicat des velours,

**** des lèvres décolorées
Tu t'es enfuie aussi là-bas,
Jusqu'où planent, évaporées,
Les jeunesses des vieux lilas,

Et le cœur, cloué dans l'abîme,
Ne peut suivre, à ta trace uni,
Le voyage épars et sublime
Que tu poursuis dans l'infini.

*

Mais ô toi, l'homicide arome
Dont en pleurant nous nous grisons,
Où notre cœur cherchait un baume
Et n'aspira que des poisons,

Ah ! Toi seule, odeur trop aimée  
Des cheveux trop noirs et trop lourds,
Tu nous laisses, courte fumée,
Des vestiges brûlant toujours.

Dans les replis où tu te glisses
Tu déposes un marc fatal,
Comme l'âcre odeur des épices
S'incruste aux coins d'un vieux cristal.

* * *

En tel, dans une eau fraîche et claire,
Le flacon, vainement plongé,
Garde l'âcreté séculaire
De l'essence qui l'a rongé,

Tel, dans la tendresse embaumante
Que verse au cœur, pour l'assainir,
Une fidèle et chaste amante,
Sévit encor ton souvenir.

Ô parfum modeste et suave,
Épanché du front maternel,
Qui lave ce que rien ne lave,
Où donc es-tu, parfum d'autel ?
J'ai mal placé mon cœur, j'aime l'enfant d'un autre ;
Et c'est pour m'exploiter qu'il fait le bon apôtre,
Ce petit traître ! Je le sais.
Sa mère, quand je viens, me devine, et l'appelle,
Sentant que je suis là pour lui plus que pour elle,
Mais elle ne m'en veut jamais.

Le marmot prend alors sa voix flûtée et tendre
(Les enfants ont deux voix) et dit, sans la comprendre,
Sa fable, avec expression ;
Puis il me fait ranger des soldats sur la table,
Et m'obsède, et je trouve un plaisir ineffable
À sa gentille obsession.

Je m'y laisse duper toutes les fois : j'espère
Qu'à force de bonté je serai presque un père :
Ne dit-il pas qu'il m'aime bien ?
Mais voici tout à coup le vrai père, ô disgrâce !
L'enfant court, bat des mains, lui saute au cou, l'embrasse,
Et le pauvre oncle n'est plus rien.
En souvenir je m'aventure
Vers les jours passés où j'aimais,
Pour visiter la sépulture
Des rêves que mon cœur a faits.

Cependant qu'on vieillit sans cesse,
Les amours ont toujours vingt ans,
Jeunes de la fixe jeunesse
Des enfants qu'on pleure longtemps.

Je soulève un peu les paupières
De ces chers et douloureux morts ;
Leurs yeux sont froids comme des pierres
Avec des regards toujours forts.

Leur grâce m'attire et m'oppresse ;
En dépit des ans révolus
Je leur ai gardé ma tendresse ;
Ils ne me reconnaîtraient plus :

J'ai changé d'âme et de visage ;
Ils redoutent l'adieu moqueur
Que font les hommes de mon âge
Aux premiers rêves de leur cœur,

Et moi, plein de pitié, j'hésite,
J'ai peur qu'en se posant sur eux
Mon baiser ne les ressuscite :
Ils ont été trop malheureux.
Elle est si douce, la pensée,
Qu'il faut, pour en sentir l'attrait,
D'une vision commencée
S'éveiller tout à coup distrait.

Le cœur dépouillé la réclame ;
Il ne la fait point revenir,
Et cependant elle est dans l'âme,
Et l'on mourrait pour la finir.

À quoi pensais-je tout à l'heure ?
À quel beau songe évanoui
Dois-je les larmes que je pleure ?
Il m'a laissé tout ébloui.

Et ce bonheur d'une seconde,
Nul effort ne me l'a rendu ;
Je n'ai goûté de joie au monde
Qu'en rêve, et mon rêve est perdu.
Soudain je t'ai si fort pressée
Pour sentir ton cœur bien à moi,
Que je t'en ai presque blessée,
Et tu m'as demandé pourquoi.

Un mot, un rien, m'a tout à l'heure
Fait étreindre ainsi mon trésor,
Comme, au moindre vent qui l'effleure,
L'avare en hâte étreint son or ;

La porte de sa cave est sûre,
Il en tient dans son poing la clé,
Mais, par le trou de la serrure,
Un filet d'air froid a soufflé ;

Et pendant qu'il comptait dans l'ombre
Son trésor écu par écu,
Savourant le titre et le nombre,
Il a senti le souffle aigu !

Il serre en vain sa clé chérie,
Vainement il s'est verrouillé,
Avant d'y réfléchir il crie
Comme s'il était dépouillé !

C'est que l'instinct fait sentinelle,
C'est que l'âme du possesseur
N'ose jamais plier qu'une aile,
Ô ma sainte amie, ô ma sœur !

C'est que ma richesse tardive,
Fruit de mes soupirs quotidiens,
Me semble encore fugitive
Au moment même où je la tiens !

Et cette épargne que j'amasse
A beau grandir en sûreté,
Je crois, au moindre vent qui passe,
Qu'un ravisseur a fureté...

Et je fais aussitôt l'épreuve
De tout le deuil qui peut tenir
Dans une âme absolument veuve
Où l'amour n'a plus d'avenir.

Alors je tremble et te supplie
D'un anxieux et long regard...
Oh ! Pardonne-moi la folie
De trembler encore ; si **** !

Hélas ! L'habitude en est prise :
Tu n'as que si **** deviné
Combien le doute martyrise,
Impérissable une fois né.

Dans l'âge (qui n'est plus le nôtre)
Où bat le cœur à découvert,
Le mien, plus exposé qu'un autre,
Puisqu'il t'aimait, a plus souffert ;

Ah ! Tout cœur où l'amour habite
Recèle un pouvoir de souffrir
Dont il ignore la limite,
Tant qu'il souffre sans en mourir ;

Et j'ignorais, naïf encore,
Combien le calice est profond
Que ta main douce emmielle et dore
Sans jamais en montrer le fond ;

Car tu savais, déjà coquette,
Ménager longtemps la douleur
En faisant, d'un coup de baguette,
Naître un mirage dans un pleur.

Que de froideurs instantanées
Ont ébranlé longtemps ma foi !
Enfin la pente des années
T'a fait pencher le front sur moi,

Et j'ai cru que ma jalousie,
Humble tigresse aux reins ployés,
Bien rompue à ta fantaisie,
Dormait de fatigue à tes pieds ;

Voilà pourtant qu'une pensée,
Moins qu'un soupçon, moins qu'une erreur,
- Une rêverie insensée
M'a fait tressaillir de terreur ;

Cet éclair de peur indicible
Tout à coup m'a fait entrevoir,
Aux obscurs confins du possible,
Un abîme de désespoir.
Sonnet.


Vrai Dieu, si quelque part dans un monde écarté
J'eusse grandi tout seul, nourri par une chèvre,
Sans maîtres, bégayant du cœur et de la lèvre,
Par l'esprit et les yeux épelant la clarté,

J'aurais pu dans tes bras jouir en liberté
Des robustes plaisirs dont l'étude me sèvre ;
Religieux debout, et curieux sans fièvre,
Je n'aurais pas perdu la paix et la fierté.

Mais ils sont venus tous s'acharner sur mon âme.
Ils me rendent aveugle au jour qui te proclame
Et n'agitent en moi que des flambeaux obscurs.

Tes chemins sont barrés de tant de sacrés murs,
Qu'à peine, en sapant tout sur mes pas, te verrai-je,
Et que ma piété ressemble au sacrilège !
Depuis que la beauté, laissant tomber ses charmes,
N'a plus offert qu'un marbre à mon désir vainqueur ;
Depuis que j'ai senti mes plus brûlantes larmes
Rejaillir froides à mon cœur ;

À présent que j'ai vu la volupté malsaine
Fléchir tant de beaux fronts qui n'ont pu se lever,
Et que j'ai vu parfois luire un enfer obscène
Dans des yeux qui m'ont fait rêver,

La grâce me désole ; et si, pendant une heure,
Le mensonge puissant des caresses m'endort,
Je m'éveille en sursaut, je m'en arrache et pleure :
- Plus ****, me dis-je, après la mort !

Après les jours changeants, sur la terre éternelle,
Quand je serai certain que rien n'y peut finir,
Quand le Temps, hors d'haleine, aura brisé son aile
Sur les confins de l'avenir !

Après les jours fuyants, voués à la souffrance,
Et quand aura grandi comme un soleil meilleur
Le point d'azur qui tremble au fond de l'espérance,
Aube du ciel intérieur ;

Quand tout aura son lieu, lorsque enfin toute chose,
Après le flux si long des accidents mauvais,
Pure, belle et complète, ayant tari sa cause,
Vivra jeune et stable à jamais :

Alors, je t'aimerai sans retour sur la vie,
Sans rider le présent des regrets du passé,
Épouse que mon âme aura tant poursuivie,
Et tu me tiendras embrassé !
On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours ;
Les autres font leurs cabrioles,
Eux, ils restent au fond des cours.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l'air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles,
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.

Les plus poltrons leur font des niches,
Et les gourmands sont leurs copains ;
Leurs camarades les croient riches,
Parce qu'ils se lavent les mains.

Ils frissonnent sous l'œil du maître,
Son ombre les rend malheureux.
Ces enfants n'auraient pas dû naître,
L'enfance est trop dure pour eux !

Oh ! La leçon qui n'est pas sue,
Le devoir qui n'est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d'être puni !

Tout leur est terreur et martyre :
Le jour, c'est la cloche, et, le soir,
Quand le maître enfin se retire,
C'est le désert du grand dortoir ;

La lueur des lampes y tremble
Sur les linceuls des lits de fer ;
Le sifflet des dormeurs ressemble
Au vent sur les tombes, l'hiver.

Pendant que les autres sommeillent,
Faits au coucher de la prison,
Ils pensent au dimanche, ils veillent
Pour se rappeler la maison ;

Ils songent qu'ils dormaient naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits.

Ô mères, coupables absentes,
Qu'alors vous leur paraissez **** !
À ces créatures naissantes
Il manque un indicible soin ;

On leur a donné les chemises,
Les couvertures qu'il leur faut :
D'autres que vous les leur ont mises,
Elles ne leur tiennent pas chaud.

Mais, tout ingrates que vous êtes,
Ils ne peuvent vous oublier,
Et cachent leurs petites têtes,
En sanglotant, sous l'oreiller.
Ah ! Si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyers,
Quelquefois devant ma demeure
Vous passeriez.

Si vous saviez ce que fait naître
Dans l'âme triste un pur regard,
Vous regarderiez ma fenêtre
Comme au hasard.

Si vous saviez quel baume apporte
Au cœur la présence d'un cœur,
Vous vous assoiriez sous ma porte
Comme une sœur.

Si vous saviez que je vous aime,
Surtout si vous saviez comment,
Vous entreriez peut-être même
Tout simplement.
Toi qui fleuris ce que tu touches,
Qui, dans les bois, aux vieilles souches
Rends la vigueur,
Le sourire à toutes les bouches,
La vie au cœur ;

Qui changes la boue en prairies,
Sèmes d'or et de pierreries
Tous les haillons,
Et jusqu'au seuil des boucheries
Mets des rayons !

Ô printemps, alors que tout aime,
Que s'embellit la tombe même,
Verte au dehors,
Fais naître un renouveau suprême
Au cœur des morts !

Qu'ils ne soient pas les seuls au monde
Pour qui tu restes inféconde,
Saison d'amour !
Mais fais germer dans leur poussière
L'espoir divin de la lumière
Et du retour !
Ce beau printemps qui vient de naître
À peine goûté va finir ;
Nul de nous n'en fera connaître
La grâce aux peuples à venir.

Nous n'osons plus parler des roses :
Quand nous les chantons, on en rit ;
Car des plus adorables choses
Le culte est si vieux qu'il périt.

Les premiers amants de la terre
Ont célébré Mai sans retour,
Et les derniers doivent se taire,
Plus nouveaux que leur propre amour.

Rien de cette saison fragile
Ne sera sauvé dans nos vers,
Et les cytises de Virgile
Ont embaumé tout l'univers.

Ah ! frustrés par les anciens hommes,
Nous sentons le regret jaloux
Qu'ils aient été ce que nous sommes,
Qu'ils aient eu nos cœurs avant nous.
Sonnet.


Beauté qui rends pareils à des temples les corps,
Es-tu donc à ce point par les dieux conspuée
De descendre du ciel sur la prostituée,
De prêter ta splendeur vivante à des cœurs morts ?

Faite pour revêtir les cœurs chastes et forts,
D'habitants à ta taille es-tu si dénuée ?
Et quelle esclave es-tu pour t'être habituée,
Souriante, à masquer l'opprobre et ses remords ?

Beauté, retourne au ciel, va-t'en, tu te profanes ;
Fuis, et n'avilis plus aux pieds des courtisanes
Le génie et l'amour qui n'y cherchent que toi.

Déserte pour jamais le blanc troupeau des femmes,
Ou qu'enfin, se moulant sur le nu de leurs âmes,
La forme leur inflige un front de bonne foi !
Sonnet.


Quand les heures pour vous prolongeant la sieste,
Toutes, d'un vol égal et d'un front différent,
Sur vos yeux demi-clos qu'elles vont effleurant,
Bercent de leurs pieds frais l'oisiveté céleste,

Elles marchent pour nous, et leur bande au pied leste,
Dans le premier repos, dès l'aube, nous surprend,
Pousse du pied les vieux et les jeunes du geste,
Sur les coureurs tombés passe comme un torrent ;

Esclaves surmenés des heures trop rapides,
Nous mourrons n'ayant fait que nous donner des rides,
Car le beau sous nos fronts demeure inexprimé.

Mais vous, votre art consiste à vous laisser éclore,
Vous qui même en dormant accomplissez encore
Votre beauté, chef-d'œuvre ignorant, mais aimé.
Sonnet.


Elle part, mais je veux, à mon amour fidèle,
La garder tout entière en un pieux portrait,
Portrait naïf où rien ne me sera soustrait
Des grâces, des défauts, chers aussi, du modèle.

Arrière les pinceaux ! sur la toile cruelle
Le profane idéal du peintre sourirait :
C'est elle que je veux, c'est elle trait pour trait,
Belle d'une beauté que seul je vois en elle.

Mais, ô soleil, ami qui la connais le mieux,
Qui prêtes à son cœur, quand nous sommes ensemble
Tes rayons les plus purs pour luire dans ses yeux,

Artiste dont la main ne cherche ni ne tremble,
Viens toi-même au miroir que je t'offre imprimer
Chacun de ces rayons qui me la font aimer.
Je voudrais, les prunelles closes,
Oublier, renaître, et jouir
De la nouveauté, fleur des choses,
Que l'âge fait évanouir.

Je resaluerais la lumière,
Mais je déplierais lentement
Mon âme vierge et ma paupière
Pour savourer l'étonnement ;

Et je devinerais moi-même
Les secrets que nous apprenons ;
J'irais seul aux êtres que j'aime
Et je leur donnerais des noms ;

Émerveillé des bleus abîmes
Où le vrai Dieu semble endormi,
Je cacherais mes pleurs sublimes
Dans des vers sonnant l'infini ;

Et pour toi, mon premier poème,
Ô mon aimée, ô ma douleur,
Je briserais d'un cri suprême
Un vers frêle comme une fleur.

Si pour nous il existe un monde
Où s'enchaînent de meilleurs jours,
Que sa face ne soit pas ronde,
Mais s'étende toujours, toujours...

Et que la beauté, désapprise
Par un continuel oubli,
Par une incessante surprise
Nous fasse un bonheur accompli.
Sonnet.


Je ne te raille point, jeune prostituée !
Tu vas l'œil provocant, le pied galant et prompt,
À travers le sarcasme et l'ignoble huée :
Ton immuable rire est plus fort que l'affront.

Et moi, je porte au bal le masque de mon front ;
J'y vais, l'âme d'amour à vingt ans dénuée,
Mendier des regards dans la blanche nuée
Des vierges dont jamais les cœurs ne choisiront.

Également parés et dédaignés de même,
Tu cherches ton dîner, moi j'ai besoin qu'on m'aime.
Qui voudra de ton corps ? L'amant heureux te fuit ;

Qui voudra de mon cœur ? L'ange aimé se retire...
Sommes-nous donc voués au glacial délire
Du Désespoir pâmé sur la Faim dans la nuit ?
Sonnet.


Ni l'amour ni les dieux ! Ce double mal nous tue.
Je ne poursuivrai plus la guêpe du baiser,
Et, las d'approfondir, je veux me reposer
De l'ingrate besogne où mon front s'évertue.

Ni l'amour ni les dieux ! Qu'enfin je m'habitue
À ne sentir jamais le désir m'embraser,
Ni l'éternel secret des choses m'écraser !
Qu'enfin je sois heureux ! Que je vive en statue,

Comme un Terme habitant sa gaine avec plaisir !
Il emprunte une vie auguste à la nature ;
Une mousse lui fait sa verte chevelure ;

Un liseron lui fait des lèvres sans soupir ;
Une feuille est son cœur ; un lierre ami, ses hanches ;
Et ses yeux souriants sont faits de deux pervenches.
Vous désirez savoir de moi
D'où me vient pour vous ma tendresse ;
Je vous aime, voici pourquoi :
Vous ressemblez à ma jeunesse.

Vos yeux noirs sont mouillés souvent
Par l'espérance et la tristesse,
Et vous allez toujours rêvant :
Vous ressemblez à ma jeunesse.

Votre tête est de marbre pur,
Faite pour le ciel de la Grèce
Où la blancheur luit dans l'azur :
Vous ressemblez a ma jeunesse.

Je vous tends chaque jour la main,
Vous offrant l'amour qui m'oppresse ;
Mais vous passez votre chemin...
Vous ressemblez à ma jeunesse.
À Paul Bouvard.


Je rêve, et la pâle rosée
Dans les plaines perle sans bruit,
Sur le duvet des fleurs posée
Par la main fraîche de la nuit.

D'où viennent ces tremblantes gouttes ?
Il ne pleut pas, le temps est clair ;
C'est qu'avant de se former, toutes,
Elles étaient déjà dans l'air.

D'où viennent mes pleurs ? Toute flamme,
Ce soir, est douce au fond des cieux ;
C'est que je les avais dans l'âme
Avant de les sentir aux yeux.

On a dans l'âme une tendresse
Où tremblent toutes les douleurs,
Et c'est parfois une caresse
Qui trouble, et fait germer les pleurs.
Sonnet.


Pascal ! pour mon salut à quel dieu dois-je croire ?
- Tu doutes ? crois au mien, c'est le moins hasardeux,
Il est ou non : forcé d'avouer l'un des deux,
Parie. À l'infini court la rouge ou la noire.

Tu risques le plaisir pour l'immortelle gloire ;
Contre l'éternité, le plus grand des enjeux,
N'exposer qu'une vie est certes avantageux :
La plus sûre vaut moins qu'un ciel aléatoire.

- Pitié ! maître, j'avance et retire ma main ;
Joueur que le tapis sollicite et repousse,
J'hésite, tant la vie est légitime et douce !

Tout mon être répugne à ce choix inhumain ;
Le cœur a ses raisons où la raison s'abîme,
Et ton calcul est faux si je m'en sens victime.
Sonnet.


Vous êtes ignorants comme moi, plus encore,
Innombrables soleils ! La raison de vos lois
Vous échappe, et, soumis, vous prodiguez sans choix
Les vibrantes clartés dont l'abîme se dore.

Tu ne sais rien non plus, rose qui viens d'éclore,
Et vous ne savez rien, zéphyrs, fleuves et bois !
Et le monde invisible et celui que je vois
Ne savent rien d'un but et d'un plan que j'ignore.

L'ignorance est partout ; et la divinité,
Ni dans l'atome obscur, ni dans l'humanité,
Ne se lève en criant : « Je suis et me révèle ! »

Etrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le cœur comme pour la cervelle,
Que l'Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir !
Je veux lui dire quelque chose,
Je ne peux pas ;
Le mot dirait plus que je n'ose,
Même tout bas.

D'où vient que je suis plus timide
Que je n'étais ?
Il faut parler, je m'y décide...
Et je me tais.

Les aveux m'ont paru moins graves
À dix-huit ans ;
Mes lèvres ne sont plus si braves
Depuis longtemps.

J'ai peur, en sentant que je l'aime,
De mal sentir ;
Dans mes yeux une larme même
Pourrait mentir,

Car j'aurais beau l'y laisser naître
De bonne foi,
C'est quelque ancien amour peut-être
Qui pleure en moi.
Je ne devais pas vous le dire ;
Mes pleurs, plus forts que la vertu,
Mouillant mon douloureux sourire,
Sont allés sur vos mains écrire
L'aveu brûlant que j'avais tu.

Danser, babiller, rire ensemble,
Ces jeux ne nous sont plus permis :
Vous rougissez, et moi je tremble ;
Je ne sais ce qui nous rassemble.
Mais nous ne sommes plus amis.

Disposez de nous, voici l'heure
Où je ne puis vous parler bas
Sans que l'amitié change ou meure :
Oh ! dites-moi qu'elle demeure,
Je sens qu'elle ne suffit pas.

Si le langage involontaire
De mes larmes vous a déplu,
Eh bien, suivons chacun sur terre
Notre sentier : moi, solitaire,
Vous, heureuse, au bras de l'élu.

Je voyais nos deux cœurs éclore
Comme un couple d'oiseaux chantants
Éveillés par la même aurore ;
Ils n'ont pas pris leur vol encore :
Séparons-les, il en est temps ;

Séparons-les à leur naissance,
De crainte qu'un jour à venir,
Malheureux d'une longue absence,
Ils n'aillent dans le vide immense
Se chercher sans pouvoir s'unir.
Sonnet.


Ils m'ont dit : « Le secret est la marque des forts :
Tu n'as pas respecté la peine de ta vie,
Tu ne l'as point aux yeux stoïquement ravie. »
Ah ! combien mes aveux m'ont coûté plus d'efforts !

Pour sauver une forme éphémère et chérie,
Le profane embaumeur, troublé, mais sans remords,
Plongeant sa main hardie aux entrailles des morts,
Y dépose avec art les parfums de Syrie.

Et moi, du deuil aussi je me suis fait un art :
Mes vers, plus pénétrants que la myrrhe et le nard,
Conserveront pour moi ma jeunesse amoureuse.

Dans la tombe qu'au fond de mon cœur je lui creuse,
En sauvant sa fraîcheur j'ai voulu l'enfermer,
Et j'ai dû malgré moi l'ouvrir pour l'embaumer.
Sonnet.


Je passerai l'été dans l'herbe, sur le dos,
La nuque dans les mains, les paupières mi-closes,
Sans mêler un soupir à l'haleine des roses
Ni troubler le sommeil léger des clairs échos.

Sans peur je livrerai mon sang, ma chair, mes os,
Mon être, au cours de l'heure et des métamorphoses,
Calme et laissant la foule innombrable des causes
Dans l'ordre universel assurer mon repos.

Sous le pavillon d'or que le soleil déploie,
Mes yeux boiront l'éther, dont l'immuable joie
Filtrera dans mon âme au travers de mes cils,

Et je dirai, songeant aux hommes : « Que font-ils ? »
Et le ressouvenir des amours et des haines
Me bercera, pareil au bruit des mers lointaines.
Si j'étais Dieu, la mort serait sans proie,
Les hommes seraient bons, j'abolirais l'adieu,
Et nous ne verserions que des larmes de joie,
Si j'étais Dieu.

Si j'étais Dieu, de beaux fruits sans écorces
Mûriraient, le travail ne serait plus qu'un jeu,
Car nous n'agirions plus que pour sentir nos forces,
Si j'étais Dieu.

Si j'étais Dieu, pour toi, celle que j'aime,
Je déploierais un ciel toujours frais, toujours bleu,
Mais je te laisserais, ô mon ange, la même,
Si j'étais Dieu.
Sonnet.


La pudeur n'a pas de clémence,
Nul aveu ne reste impuni,
Et c'est par le premier nenni
Que l'ère des douleurs commence.

De ta bouche où ton cœur s'élance
Que l'aveu reste donc banni !
Le cœur peut offrir l'infini
Dans la profondeur du silence.

Baise sa main sans la presser
Comme un lis facile à blesser,
Qui tremble à la moindre secousse ;

Et l'aimant sans nommer l'amour,
Tais-lui que sa présence est douce,
La tienne sera douce un jour.
Il est plus d'un silence, il est plus d'une nuit,
Car chaque solitude a son propre mystère :
Les bois ont donc aussi leur façon de se taire
Et d'être obscurs aux yeux que le rêve y conduit.

On sent dans leur silence errer l'âme du bruit,
Et dans leur nuit filtrer des sables de lumière.
Leur mystère est vivant : chaque homme à sa manière
Selon ses souvenirs l'éprouve et le traduit.

La nuit des bois fait naître une aube de pensées ;
Et, favorable au vol des strophes cadencées,
Leur silence est ailé comme un oiseau qui dort.

Et le cœur dans les bois se donne sans effort :
Leur nuit rend plus profonds les regards qu'on y lance,
Et les aveux d'amour se font de leur silence.
En ces temps où le corps éclôt pour s'avilir,
Où des races le sang fatigué dégénère,
Tu nous épargneras, Suzanne, enfant prospère,
De voir en toi la fleur du genre humain pâlir.

Deux artistes puissants sont jaloux d'embellir
En toi l'âme immortelle et l'argile éphémère :
Le dieu de la nature et celui de ta mère ;
L'un travaille à t'orner, et l'autre à t'ennoblir.

L'enfant de Bethlehem façonne à sa caresse
Ta grâce, où cependant des enfants de la Grèce
Sourit encore aux yeux le modèle invaincu.

Et par cette alliance ingénument profonde,
Dans une même femme auront un jour vécu
L'un et l'autre idéal qui divise le monde.
Sonnet.


Par moments je souhaite une esclave au beau corps,
Sans ouïe et sans voix, pour toute bien-aimée.
À son oreille close, aux rougeurs de camée,
Le feu de mon soupir dirait seul mes transports,

Et sa bouche, semblable aux coupes dont les bords
Distillent en silence une ivresse enflammée,
M'offrirait son ardeur sans me l'avoir nommée :
Nous nous embrasserions, muets comme deux morts.

Du moins pourrais-je, exempt d'amères découvertes,
Goûter dans la splendeur de ces charmes inertes
L'idéal, sans qu'un mot l'eût jamais démenti ;

Lire, au contour sacré d'une lèvre pareille,
Le verbe de Dieu seul, et, baisant cette oreille,
À Dieu seul confier ce que j'aurais senti.
Ne jamais la voir ni l'entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais, fidèle, toujours l'attendre,
Toujours l'aimer.

Ouvrir les bras et, las d'attendre,
Sur le néant les refermer,
Mais encor, toujours les lui tendre,
Toujours l'aimer.

Ah ! Ne pouvoir que les lui tendre,
Et dans les pleurs se consumer,
Mais ces pleurs toujours les répandre,
Toujours l'aimer.

Ne jamais la voir ni l'entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais d'un amour toujours plus tendre
Toujours l'aimer.
I.

On ne songe à la Mort que dans son voisinage :
Au sépulcre éloquent d'un être qui m'est cher,
J'ai, pour m'en pénétrer, fait un pèlerinage,
Et je pèse aujourd'hui ma tristesse d'hier.

Je veux, à mon retour de cette sombre place
Où semblait m'envahir la funèbre torpeur,
Je veux me recueillir et contempler en face
La mort, la grande mort, sans défi, mais sans peur.

Assiste ma pensée, austère poésie
Qui sacres de beauté ce qu'on a bien senti ;
Ta sévère caresse aux pleurs vrais s'associe,
Et tu sais que mon cœur ne t'a jamais menti.

Si ton charme n'est point un misérable leurre,
Ton art un jeu servile, un vain culte sans foi,
Ne m'abandonne pas précisément à l'heure
Où, pour ne pas sombrer, j'ai tant besoin de toi.

Devant l'atroce énigme où la raison succombe,
Si la mienne fléchit tu la relèveras ;
Fais-moi donc explorer l'infini d'outre-tombe
Sur ta grande poitrine entre tes puissants bras ;

Fais taire l'envieux qui t'appelle frivole,
Toi qui dans l'inconnu fais crier des échos
Et prêtes par l'accent, plus sûr que la parole,
Un sens révélateur au seul frisson des mots.

Ne crains pas qu'au tombeau la morte s'en offense,
Ô poésie, ô toi, mon naturel secours,
Ma seconde berceuse au sortir de l'enfance,
Qui seras la dernière au dernier de mes jours.

II.

Hélas ! J'ai trop songé sous les blêmes ténèbres
Où les astres ne sont que des bûchers lointains,
Pour croire qu'échappé de ses voiles funèbres
L'homme s'envole et monte à de plus beaux matins ;

J'ai trop vu sans raison pâtir les créatures
Pour croire qu'il existe au delà d'ici-bas
Quelque plaisir sans pleurs, quelque amour sans tortures,
Quelque être ayant pris forme et qui ne souffre pas.

Toute forme est sur terre un vase de souffrances,
Qui, s'usant à s'emplir, se brise au moindre heurt ;
Apparence mobile entre mille apparences
Toute vie est sur terre un flot qui roule et meurt.

N'es-tu plus qu'une chose au vague aspect de femme,
N'es-tu plus rien ? Je cherche à croire sans effroi
Que, ta vie et ta chair ayant rompu leur trame,
Aujourd'hui, morte aimée, il n'est plus rien de toi.

Je ne puis, je subis des preuves que j'ignore.
S'il ne restait plus rien pour m'entendre en ce lieu,
Même après mainte année y reviendrais-je encore,
Répéter au néant un inutile adieu ?

Serais-je épouvanté de te laisser sous terre ?
Et navré de partir, sans pouvoir t'assister
Dans la nuit formidable où tu gis solitaire,
Penserais-je à fleurir l'ombre où tu dois rester ?

III.

Pourtant je ne sais rien, rien, pas même ton âge :
Mes jours font suite au jour de ton dernier soupir,
Les tiens n'ont-ils pas fait quelque immense passage
Du temps qui court au temps qui n'a plus à courir ?

Ont-ils joint leur durée à l'ancienne durée ?
Pour toi s'enchaînent-ils aux ans chez nous vécus ?
Ou dois-tu quelque part, immuable et sacrée,
Dans l'absolu survivre à ta chair qui n'est plus ?

Certes, dans ma pensée, aux autres invisible,
Ton image demeure impossible à ternir,
Où t'évoque mon cœur tu luis incorruptible,
Mais serais-tu sans moi, hors de mon souvenir ?

Servant de sanctuaire à l'ombre de ta vie,
Je la préserve encor de périr en entier.
Mais que suis-je ? Et demain quand je t'aurai suivie,
Quel ami me promet de ne pas t'oublier ?

Depuis longtemps ta forme est en proie à la terre,
Et jusque dans les cœurs elle meurt par lambeaux,
J'en voudrais découvrir le vrai dépositaire,
Plus sûr que tous les cœurs et que tous les tombeaux.

IV.

Les mains, dans l'agonie, écartent quelque chose.
Est-ce aux mots d'ici-bas l'impatient adieu
Du mourant qui pressent sa lente apothéose ?
Ou l'horreur d'un calice imposé par un dieu ?

Est-ce l'élan qu'imprime au corps l'âme envolée ?
Ou contre le néant un héroïque effort ?
Ou le jeu machinal de l'aiguille affolée,
Quand le balancier tombe, oublié du ressort ?

Naguère ce problème où mon doute s'enfonce,
Ne semblait pas m'atteindre assez pour m'offenser ;
J'interrogeais de ****, sans craindre la réponse,
Maintenant je tiens plus à savoir qu'à penser.

Ah ! Doctrines sans nombre où l'été de mon âge
Au vent froid du discours s'est flétri sans mûrir,
De mes veilles sans fruit réparez le dommage,
Prouvez-moi que la morte ailleurs doit refleurir,

Ou bien qu'anéantie, à l'abri de l'épreuve,
Elle n'a plus jamais de calvaire à gravir,
Ou que, la même encor sous une forme neuve,
Vers la plus haute étoile elle se sent ravir !

Faites-moi croire enfin dans le néant ou l'être,
Pour elle et tous les morts que d'autres ont aimés,
Ayez pitié de moi, car j'ai faim de connaître,
Mais vous n'enseignez rien, verbes inanimés !

Ni vous, dogmes cruels, insensés que vous êtes,
Qui du juif magnanime avez couvert la voix ;
Ni toi, qui n'es qu'un bruit pour les cerveaux honnêtes,
Vaine philosophie où tout sombre à la fois ;

Toi non plus, qui sur Dieu résignée à te taire
Changes la vision pour le tâtonnement,
Science, qui partout te heurtant au mystère
Et n'osant l'affronter, l'ajournes seulement.

Des mots ! Des mots ! Pour l'un la vie est un prodige,
Pour l'autre un phénomène. Eh ! Que m'importe à moi !
Nécessaire ou créé je réclame, vous dis-je,
Et vous les ignorez, ma cause et mon pourquoi.

V.

Puisque je n'ai pas pu, disciple de tant d'autres,
Apprendre ton vrai sort, ô morte que j'aimais,
Arrière les savants, les docteurs, les apôtres.
Je n'interroge plus, je subis désormais.

Quand la nature en nous mit ce qu'on nomme l'âme,
Elle a contre elle-même armé son propre enfant ;
L'esprit qu'elle a fait juste au nom du droit la blâme,
Le cœur qu'elle a fait haut la méprise en rêvant.

Avec elle longtemps, de toute ma pensée
Et de tout mon cœur, j'ai lutté corps à corps,
Mais sur son œuvre inique, et pour l'homme insensée,
Mon front et ma poitrine ont brisé leurs efforts.

Sa loi qui par le meurtre a fait le choix des races,
Abominable excuse au carnage que font
Des peuples malheureux les nations voraces,
De tout aveugle espoir m'a vidé l'âme à fond ;

Je succombe épuisé, comme en pleine bataille
Un soldat, par la veille et la marche affaibli,
Sans vaincre, ni mourir d'une héroïque entaille,
Laisse en lui les clairons s'éteindre dans l'oubli ;

Pourtant sa cause est belle, et si doux est d'y croire
Qu'il cherche en sommeillant la vigueur qui l'a fui ;
Mais trop las pour frapper, il lègue la victoire
Aux fermes compagnons qu'il sent passer sur lui.

Ah ! Qui que vous soyez, vous qui m'avez fait naître,
Qu'on vous nomme hasard, force, matière ou dieux,
Accomplissez en moi, qui n'en suis pas le maître,
Les destins sans refuge, aussi vains qu'odieux.

Faites, faites de moi tout ce que bon vous semble,
Ouvriers inconnus de l'infini malheur,
Je viens de vous maudire, et voyez si je tremble,
Prenez ou me laissez mon souffle et ma chaleur !

Et si je dois fournir aux avides racines
De quoi changer mon être en mille êtres divers,
Dans l'éternel retour des fins aux origines,
Je m'abandonne en proie aux lois de l'univers.
Sonnet.


Je n'entends que le bruit de la rive et de l'eau,
Le chagrin résigné d'une source qui pleure
Ou d'un rocher qui verse une larme par heure,
Et le vague frisson des feuilles de bouleau.

Je ne sens pas le fleuve entraîner le bateau,
Mais c'est le bord fleuri qui passe, et je demeure ;
Et dans le flot profond que de mes yeux j'effleure,
Le ciel bleu renversé tremble comme un rideau.

On dirait que cette onde en sommeillant serpente,
Oscille et ne sait plus le côté de la pente :
Une fleur qu'on y pose hésite à le choisir.

Et, comme cette fleur, tout ce que l'homme envie
Peut se venir poser sur le flot de ma vie
Sans désormais m'apprendre où penche mon désir.
Si tous les astres, ô nature,
Trompant la main qui les conduit,
S'entre-choquaient par aventure
Pour se dissoudre dans la nuit ;

Ou comme une flotte qui sombre,
Si ces foyers, grands et petits,
Lentement dévorés par l'ombre,
Y disparaissaient engloutis,

Tu pourrais repeupler l'abîme,
Et rallumer un firmament
Plus somptueux et plus sublime,
Avec la terre seulement !

Car il te suffirait, pour rendre
À l'infini tous ses flambeaux,
D'y secouer l'humaine cendre
Qui sommeille au fond des tombeaux,

La cendre des cœurs innombrables,
Enfouis, mais brûlants toujours,
Où demeurent inaltérables
Dans la mort d'immortels amours.

Sous la terre, dont les entrailles
Absorbent les cœurs trépassés,
En six mille ans de funérailles
Quels trésors de flamme amassés !

Combien dans l'ombre sépulcrale
Dorment d'invisibles rayons !
Quelle semence sidérale
Dans la poudre des passions !

Ah ! Que sous la voûte infinie
Périssent les anciens soleils,
Avec les éclairs du génie
Tu feras des midis pareils ;

Tu feras des nuits populeuses,
Des nuits pleines de diamants,
En leur donnant pour nébuleuses
Tous les rêves des cœurs aimants ;

Les étoiles plus solitaires,
Éparses dans le sombre azur,
Tu les feras des cœurs austères
Où veille un feu profond et sûr ;

Et tu feras la blanche voie
Qui nous semble un ruisseau lacté,
De la pure et sereine joie
Des cœurs morts avant leur été ;

Tu feras jaillir tout entière
L'antique étoile de Vénus
D'un atome de la poussière
Des cœurs qu'elle embrasa le plus ;

Et les fermes cœurs, pour l'attaque
Et la résistance doués,
Reformeront le zodiaque
Où les titans furent cloués !

Pour moi-même enfin, grain de sable
Dans la multitude des morts,
Si ce que j'ai d'impérissable
Doit scintiller au ciel d'alors,

Qu'un astre généreux renaisse
De mes cendres à leur réveil !
Rallume au feu de ma jeunesse
Le plus clair, le plus chaud soleil !

Rendant sa flamme primitive
À Sirius, des nuits vainqueur,
Fais-en la pourpre encor plus vive
Avec tout le sang de mon cœur !
Elle était blanche, cette page,
Mieux valait la laisser ainsi ;
Du plus innocent griffonnage
Son état vierge est obscurci.

Il valait mieux n'y rien écrire,
Elle était blanche, et je pouvais
Y voir seul pleurer ou sourire
Les vers amis que je rêvais ;

Ces vers que vous dictiez vous-même
Y miraient en paix leur fraîcheur,
Et la page sous le poème
Ne perdait rien de sa blancheur.

C'est une étrange fantaisie
D'avoir voulu sur ce papier
Crucifier la poésie
Comme une fleur sur un herbier :

Elle n'est plus qu'une victime ;
Il ne demeure sous vos yeux
Plus rien de sa primeur intime,
Tous les vers écrits sont si vieux !

Et vous voilà bien avancée !
Vous aurez eu pour tout régal,
Au lieu d'un lis dans ma pensée,
Dans votre album un madrigal.
Sonnet.


L'homme qu'on a cru mort, de son sommeil profond
S'éveille. Un frisson court dans sa chair engourdie ;
Il appelle. Personne ! Et sa plainte assourdie
Lui semble retomber d'un étrange plafond.

Seul dans le vide épais que les ténèbres font,
Il écoute, et, roulant pleine de léthargie
Sa prunelle par l'ombre et la peur élargie,
Il sonde éperdument l'obscurité sans fond.

Personne ! À se dresser faible et lent il s'apprête,
Et voilà que des pieds, des reins et de la tête,
Horreur ! il a heurté six planches à la fois.

Dors, ne te dresse plus vers le haut empyrée,
Ô mon âme, retiens ton essor et ta voix
Pour ne pas te sentir toute vive enterrée.
Sonnet.


J'ai deux tentations, fortes également,
Le duvet de la rose et le crin du cilice :
Une rose du moins qui jamais ne se plisse,
Un cilice qui morde opiniâtrement ;

Car les répits ne font qu'attiser le tourment,
Et le plus léger trouble est le pire supplice,
S'il traverse la vie aux heures de délice :
Plutôt le franc malheur que le bonheur qui ment !

Un jeûne incorruptible ou bien l'ivresse entière !
Maintenir vierge en soi l'horreur de la matière,
Ou, moins beau, sans remords en épuiser l'amour !

Mais, pur et vil, je sens le charbon d'Isaïe
Et le trop cher baiser de la femme ennemie
Châtier ou flatter mes lèvres tour à tour.
Sonnet.


Quand on a tant aimé, c'est un rude réveil !
Tu t'es cru dans un nid semblable aux nids des haies,
Caché, sûr et profond. Vain songe ! Tu t'effraies
D'avoir osé dormir ce dangereux sommeil.

La foi, bonne ou mauvaise, a donc un front pareil !
Tu ne veux même plus croire les larmes vraies ;
Et si l'amitié cherche à te panser tes plaies,
Ton désespoir viril arrache l'appareil.

Tu goûtes l'âcreté de l'insulte récente :
Gonflé de sa douleur en niant qu'il la sente,
Ton grand cœur se console à la bien soutenir.

Mais, si tu veux garder vivace ta rancune,
Marche au soleil, et fuis les pâles clairs de lune,
Et crains plus que la mort ton plus doux souvenir.
Sonnet.


Nature, accomplis-tu tes œuvres au hasard,
Sans raisonnable loi ni prévoyant génie ?
Ou bien m'as-tu donné par cruelle ironie
Des lèvres et des mains, l'ouïe et le regard ?

Il est tant de saveurs dont je n'ai point ma part,
Tant de fruits à cueillir que le sort me dénie !
Il voyage vers moi tant de flots d'harmonie,
Tant de rayons qui tous m'arriveront trop **** !

Et si je meurs sans voir mon idole inconnue,
Si sa lointaine voix ne m'est point parvenue,
À quoi m'auront servi mon oreille et mes yeux ?

À quoi m'aura servi ma main hors de la sienne ?
Mes lèvres et mon cœur, sans qu'elle m'appartienne ?
Pourquoi vivre à demi quand le néant vaut mieux ?
Sonnet.


C'était un homme doux, de chétive santé,
Qui, tout en polissant des verres de lunettes,
Mit l'essence divine en formules très nettes,
Si nettes que le monde en fut épouvanté.

Ce sage démontrait avec simplicité
Que le bien et le mal sont d'antiques sornettes
Et les libres mortels d'humbles marionnettes
Dont le fil est aux mains de la nécessité.

Pieux admirateur de la sainte Ecriture,
Il n'y voulait pas voir un dieu contre nature ;
À quoi la synagogue en rage s'opposa.

**** d'elle, polissant des verres de lunettes,
Il aidait les savants à compter les planètes.
C'était un homme doux, Baruch de Spinoza.
Sonnet.


La forge fait son bruit, pleine de spectres noirs.
Le pilon monstrueux, la scie âpre et stridente,
L'indolente cisaille atrocement mordante,
Les lèvres sans merci des fougueux laminoirs,

Tout hurle, et dans cet antre, où les jours sont des soirs
Et les nuits des midis d'une rougeur ardente,
On croit voir se lever la figure de Dante
Qui passe, interrogeant d'éternels désespoirs :

C'est l'enfer de la Force obéissante et triste.
« Quel ennemi toujours me pousse ou me résiste ?
Dit-elle. N'ai-je point débrouillé le chaos ? »

Mais l'homme, devinant ce qu'elle peut encore,
Plus hardi qu'elle, et riche en secrets qu'elle ignore,
Recule à l'infini l'heure de son repos.
En tes yeux nage une factice opale,
Et le charbon t'allonge les sourcils,
Mais ton regard sans douceur n'est que pâle
Sous tes gros cils de sépia noircis.

Ah ! Pauvre femme, il règne un froid de pierre
Dans la langueur menteuse de ce fard ;
Quand tu mettrais l'azur sous ta paupière,
Tu ne pourrais embellir ton regard !

Oui, porte envie aux yeux vrais qui nous laissent,
En se voilant, captivés d'autant mieux ;
Ceux-là sont beaux, même quand ils se baissent :
C'est le regard qui fait le prix des yeux.

Qui sait pourtant s'il faut qu'on te dédaigne,
S'il n'est plus rien, dans ton âme, à cueillir ?
Pour la sauver il suffit qu'on la plaigne,
Un dernier lis y pourra tressaillir.

Est-il si vain, ce rêve de jeunesse
Dont nous rions et que nous fîmes tous :
Guérir une âme où la vertu renaisse !
Si généreux, étions-nous donc si fous ?

Qui sait pourtant si tout ton maquillage
N'endigue pas des pleurs accumulés,
Qui brusquement y feraient leur sillage,
Pareils aux pleurs des yeux immaculés ?

Car tous les pleurs, de pécheresse ou d'ange,
Dans tous les yeux sont d'eau vive et de sel ;
L'onde en est pure, et rien de ce mélange,
S'il vient du cœur, n'est indigne du ciel ;

Vois Madeleine : elle y trône ravie
Pour une larme où Dieu se put mirer :
S'il t'en reste une, une ancienne, à pleurer,
Tu peux laver ta paupière et ta vie.
Je plains les exilés qui laissent derrière eux
L'amour et la beauté d'une amante chérie ;
Mais ceux qu'elle a suivis au désert sont heureux :
Ils ont avec la femme emporté la patrie.

Ils retrouvent le jour de leur pays natal
Dans la clarté des yeux qui leur sourient encor,
Et des champs paternels, sur un front virginal,
Les lis abandonnés recommencent d'éclore.

Le ciel quitté les suit sous les nouveaux climats ;
Car l'amante a gardé, dans l'âme et sur la bouche,
Un fidèle reflet des soleils de là-bas
Et les anciennes nuits pour la nouvelle couche.

Je ne plains point ceux-là ; ceux-là n'ont rien perdu :
Ils vont, les yeux ravis et les mains parfumées
D'un vivant souvenir ! Et tout leur est rendu,
Saisons, terre et famille, au sein des bien-aimées.

Je plains ceux qui, partant, laissent, vraiment bannis,
Tout ce qu'ils possédaient sur terre de céleste !
Mais plus encor, s'il n'a dans son propre pays
Point d'amante à pleurer, je plains celui qui reste.

Ah ! Jour et nuit chercher dans sa propre maison
Cet être nécessaire, une amante chérie !
C'est plus de solitude avec moins d'horizon ;
Oui, c'est le pire exil, l'exil dans la patrie.

Et ni le ciel, ni l'air, ni le lis virginal,
Ni le champ paternel, n'en guérissent la peine :
Au contraire, l'amour tendre du sol natal
Rend l'absente plus douce au cœur et plus lointaine.
Dans ce nid furtif où nous sommes,
Ô ma chère âme, seuls tous deux,
Qu'il est bon d'oublier les hommes,
Si près d'eux !

Pour ralentir l'heure fuyante,
Pour la goûter, il ne faut pas
Une félicité bruyante ;
Parlons bas.

Craignons de la hâter d'un geste,
D'un mot, d'un souffle seulement,
D'en perdre, tant elle est céleste,
Un moment.

Afin de la sentir bien nôtre,
Afin de la bien ménager,
Serrons-nous tout près l'un de l'autre
Sans bouger ;

Sans même lever la paupière :
Imitons le chaste repos
De ces vieux châtelains de pierre
Aux yeux clos,

Dont les corps sur les mausolées,
Immobiles et tout vêtus,
**** de leurs âmes envolées
Se sont tus ;

Dans une alliance plus haute
Que les terrestres unions,
Gravement comme eux côte à côte,
Sommeillons.

Car nous n'en sommes plus aux fièvres
D'un jeune amour qui peut finir ;
Nos cœurs n'ont plus besoin des lèvres
Pour s'unir,

Ni des paroles solennelles
Pour changer leur culte en devoir,
Ni du mirage des prunelles
Pour se voir.

Ne me fais plus jurer que j'aime,
Ne me fais plus dire comment ;
Goûtons la félicité même
Sans serment.

Savourons, dans ce que nous disent
Silencieusement nos pleurs,
Les tendresses qui divinisent
Les douleurs !

Chère, en cette ineffable trêve
Le désir enchanté s'endort ;
On rêve à l'amour comme on rêve
À la mort.

On croit sentir la fin du monde ;
L'univers semble chavirer
D'une chute douce et profonde,
Et sombrer...

L'âme de ses fardeaux s'allège
Par la fuite immense de tout ;
La mémoire comme une neige
Se dissout.

Toute la vie ardente et triste
Semble anéantie à l'entour,
Plus rien pour nous, plus rien n'existe
Que l'amour.

Aimons en paix : il fait nuit noire,
La lueur blême du flambeau
Expire... nous pouvons nous croire
Au tombeau.

Laissons-nous dans les mers funèbres,
Comme après le dernier soupir,
Abîmer, et par leurs ténèbres
Assoupir...

Nous sommes sous la terre ensemble
Depuis très longtemps, n'est-ce pas ?
Écoute en haut le sol qui tremble
Sous les pas.

Regarde au **** comme un vol sombre
De corbeaux, vers le nord chassé,
Disparaître les nuits sans nombre
Du passé,

Et comme une immense nuée
De cigognes (mais sans retours !)
Fuir la blancheur diminuée
Des vieux jours...

Hors de la sphère ensoleillée
Dont nous subîmes les rigueurs,
Quelle étrange et douce veillée
Font nos cœurs ?

Je ne sais plus quelle aventure
Nous a jadis éteint les yeux,
Depuis quand notre extase dure,
En quels cieux.

Les choses de la vie ancienne
Ont fui ma mémoire à jamais,
Mais du plus **** qu'il me souvienne
Je t'aimais...

Par quel bienfaiteur fut dressée
Cette couche ? Et par quel *****
Fut pour toujours ta main laissée
Dans ma main ?

Mais qu'importe ! ô mon amoureuse,
Dormons dans nos légers linceuls,
Pour l'éternité bienheureuse
Enfin seuls !
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