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I.

Retournons à l'école, ô mon vieux Juvénal.
Homme d'ivoire et d'or, descends du tribunal
Où depuis deux mille ans tes vers superbes tonnent.
Il paraît, vois-tu bien, ces choses nous étonnent,
Mais c'est la vérité selon monsieur Riancey,
Que lorsqu'un peu de temps sur le sang a passé,
Après un an ou deux, c'est une découverte,
Quoi qu'en disent les morts avec leur bouche verte,
Le meurtre n'est plus meurtre et le vol n'est plus vol.
Monsieur Veuillot, qui tient d'Ignace et d'Auriol,
Nous l'affirme, quand l'heure a tourné sur l'horloge,
De notre entendement ceci fait peu l'éloge,
Pourvu qu'à Notre-Dame on brûle de l'encens
Et que l'abonné vienne aux journaux bien pensants,
Il paraît que, sortant de son hideux suaire,
Joyeux, en panthéon changeant son ossuaire,
Dans l'opération par monsieur Fould aidé,
Par les juges lavé, par les filles fardé,
Ô miracle ! entouré de croyants et d'apôtres,
En dépit des rêveurs, en dépit de nous autres
Noirs poètes bourrus qui n'y comprenons rien,
Le mal prend tout à coup la figure du bien.

II.

Il est l'appui de l'ordre ; il est bon catholique
Il signe hardiment - prospérité publique.
La trahison s'habille en général français
L'archevêque ébloui bénit le dieu Succès
C'était crime jeudi, mais c'est haut fait dimanche.
Du pourpoint Probité l'on retourne la manche.
Tout est dit. La vertu tombe dans l'arriéré.
L'honneur est un vieux fou dans sa cave muré.
Ô grand penseur de bronze, en nos dures cervelles
Faisons entrer un peu ces morales nouvelles,
Lorsque sur la Grand'Combe ou sur le blanc de zinc
On a revendu vingt ce qu'on a payé cinq,
Sache qu'un guet-apens par où nous triomphâmes
Est juste, honnête et bon. Tout au rebours des femmes,
Sache qu'en vieillissant le crime devient beau.
Il plane cygne après s'être envolé corbeau.
Oui, tout cadavre utile exhale une odeur d'ambre.
Que vient-on nous parler d'un crime de décembre
Quand nous sommes en juin ! l'herbe a poussé dessus.
Toute la question, la voici : fils, tissus,
Cotons et sucres bruts prospèrent ; le temps passe.
Le parjure difforme et la trahison basse
En avançant en âge ont la propriété
De perdre leur bassesse et leur difformité
Et l'assassinat louche et tout souillé de lange
Change son front de spectre en un visage d'ange.

III.

Et comme en même temps, dans ce travail normal,
La vertu devient faute et le bien devient mal,
Apprends que, quand Saturne a soufflé sur leur rôle,
Néron est un sauveur et Spartacus un drôle.
La raison obstinée a beau faire du bruit ;
La justice, ombre pâle, a beau, dans notre nuit,
Murmurer comme un souffle à toutes les oreilles ;
On laisse dans leur coin bougonner ces deux vieilles.
Narcisse gazetier lapide Scévola.
Accoutumons nos yeux à ces lumières-là
Qui font qu'on aperçoit tout sous un nouvel angle,
Et qu'on voit Malesherbe en regardant Delangle.
Sachons dire : Lebœuf est grand, Persil est beau
Et laissons la pudeur au fond du lavabo.

IV.

Le bon, le sûr, le vrai, c'est l'or dans notre caisse.
L'homme est extravagant qui, lorsque tout s'affaisse,
Proteste seul debout dans une nation,
Et porte à bras tendu son indignation.
Que diable ! il faut pourtant vivre de l'air des rues,
Et ne pas s'entêter aux choses disparues.
Quoi ! tout meurt ici-bas, l'aigle comme le ver,
Le charançon périt sous la neige l'hiver,
Quoi ! le Pont-Neuf fléchit lorsque les eaux sont grosses,
Quoi ! mon coude est troué, quoi ! je perce mes chausses,
Quoi ! mon feutre était neuf et s'est usé depuis,
Et la vérité, maître, aurait, dans son vieux puits,
Cette prétention rare d'être éternelle !
De ne pas se mouiller quand il pleut, d'être belle
À jamais, d'être reine en n'ayant pas le sou,
Et de ne pas mourir quand on lui tord le cou !
Allons donc ! Citoyens, c'est au fait qu'il faut croire.

V.

Sur ce, les charlatans prêchent leur auditoire
D'idiots, de mouchards, de grecs, de philistins,
Et de gens pleins d'esprit détroussant les crétins
La Bourse rit ; la hausse offre aux badauds ses prismes ;
La douce hypocrisie éclate en aphorismes ;
C'est bien, nous gagnons gros et nous sommes contents
Et ce sont, Juvénal, les maximes du temps.
Quelque sous-diacre, éclos dans je ne sais quel bouge,
Trouva ces vérités en balayant Montrouge,
Si bien qu'aujourd'hui fiers et rois des temps nouveaux,
Messieurs les aigrefins et messieurs les dévots
Déclarent, s'éclairant aux lueurs de leur cierge,
Jeanne d'Arc courtisane et Messaline vierge.

Voilà ce que curés, évêques, talapoins,
Au nom du Dieu vivant, démontrent en trois points,
Et ce que le filou qui fouille dans ma poche
Prouve par A plus B, par Argout plus Baroche.

VI.

Maître ! voilà-t-il pas de quoi nous indigner ?
À quoi bon s'exclamer ? à quoi bon trépigner ?
Nous avons l'habitude, en songeurs que nous sommes,
De contempler les nains bien moins que les grands hommes
Même toi satirique, et moi tribun amer,
Nous regardons en haut, le bourgeois dit : en l'air ;
C'est notre infirmité. Nous fuyons la rencontre
Des sots et des méchants. Quand le Dombidau montre
Son crâne et que le Fould avance son menton,
J'aime mieux Jacques Coeur, tu préfères Caton
La gloire des héros, des sages que Dieu crée,
Est notre vision éternelle et sacrée ;
Eblouis, l'œil noyé des clartés de l'azur,
Nous passons notre vie à voir dans l'éther pur
Resplendir les géants, penseurs ou capitaines
Nous regardons, au bruit des fanfares lointaines,
Au-dessus de ce monde où l'ombre règne encor,
Mêlant dans les rayons leurs vagues poitrails d'or,
Une foule de chars voler dans les nuées.
Aussi l'essaim des gueux et des prostituées,
Quand il se heurte à nous, blesse nos yeux pensifs.
Soit. Mais réfléchissons. Soyons moins exclusifs.
Je hais les cœurs abjects, et toi, tu t'en défies ;
Mais laissons-les en paix dans leurs philosophies.

VII.

Et puis, même en dehors de tout ceci, vraiment,
Peut-on blâmer l'instinct et le tempérament ?
Ne doit-on pas se faire aux natures des êtres ?
La fange a ses amants et l'ordure a ses prêtres ;
De la cité bourbier le vice est citoyen ;
Où l'un se trouve mal, l'autre se trouve bien ;
J'en atteste Minos et j'en fais juge Eaque,
Le paradis du porc, n'est-ce pas le cloaque ?
Voyons, en quoi, réponds, génie âpre et subtil,
Cela nous touche-t-il et nous regarde-t-il,
Quand l'homme du serment dans le meurtre patauge,
Quand monsieur Beauharnais fait du pouvoir une auge,
Si quelque évêque arrive et chante alleluia,
Si Saint-Arnaud bénit la main qui le paya,
Si tel ou tel bourgeois le célèbre et le loue,
S'il est des estomacs qui digèrent la boue ?
Quoi ! quand la France tremble au vent des trahisons,
Stupéfaits et naïfs, nous nous ébahissons
Si Parieu vient manger des glands sous ce grand chêne !
Nous trouvons surprenant que l'eau coule à la Seine,
Nous trouvons merveilleux que Troplong soit Scapin,
Nous trouvons inouï que Dupin soit Dupin !

VIII.

Un vieux penchant humain mène à la turpitude.
L'opprobre est un logis, un centre, une habitude,
Un toit, un oreiller, un lit tiède et charmant,
Un bon manteau bien ample où l'on est chaudement.
L'opprobre est le milieu respirable aux immondes.
Quoi ! nous nous étonnons d'ouïr dans les deux mondes
Les dupes faisant chœur avec les chenapans,
Les gredins, les niais vanter ce guet-apens !
Mais ce sont là les lois de la mère nature.
C'est de l'antique instinct l'éternelle aventure.
Par le point qui séduit ses appétits flattés
Chaque bête se plaît aux monstruosités.
Quoi ! ce crime est hideux ! quoi ! ce crime est stupide !
N'est-il plus d'animaux pour l'admirer ? Le vide
S'est-il fait ? N'est-il plus d'êtres vils et rampants ?
N'est-il plus de chacals ? n'est-il plus de serpents ?
Quoi ! les baudets ont-ils pris tout à coup des ailes,
Et se sont-ils enfuis aux voûtes éternelles ?
De la création l'âne a-t-il disparu ?
Quand Cyrus, Annibal, César, montaient à cru
Cet effrayant cheval qu'on appelle la gloire,
Quand, ailés, effarés de joie et de victoire,
Ils passaient flamboyants au fond des cieux vermeils,
Les aigles leur craient : vous êtes nos pareils !
Les aigles leur criaient : vous portez le tonnerre !
Aujourd'hui les hiboux acclament Lacenaire.
Eh bien ! je trouve bon que cela soit ainsi.
J'applaudis les hiboux et je leur dis : merci.
La sottise se mêle à ce concert sinistre,
Tant mieux. Dans sa gazette, ô Juvénal, tel cuistre
Déclare, avec messieurs d'Arras et de Beauvais,
Mandrin très bon, et dit l'honnête homme mauvais,
Foule aux pieds les héros et vante les infâmes,
C'est tout simple ; et, vraiment, nous serions bonnes âmes
De nous émerveiller lorsque nous entendons
Les Veuillots aux lauriers préférer les chardons !

IX.

Donc laissons aboyer la conscience humaine
Comme un chien qui s'agite et qui tire sa chaîne.
Guerre aux justes proscrits ! gloire aux coquins fêtés !
Et faisons bonne mine à ces réalités.
Acceptons cet empire unique et véritable.
Saluons sans broncher Trestaillon connétable,
Mingrat grand aumônier, Bosco grand électeur ;
Et ne nous fâchons pas s'il advient qu'un rhéteur,
Un homme du sénat, un homme du conclave,
Un eunuque, un cagot, un sophiste, un esclave,
Esprit sauteur prenant la phrase pour tremplin,
Après avoir chanté César de grandeur plein,
Et ses perfections et ses mansuétudes,
Insulte les bannis jetés aux solitudes,
Ces brigands qu'a vaincus Tibère Amphitryon.
Vois-tu, c'est un talent de plus dans l'histrion ;
C'est de l'art de flatter le plus exquis peut-être ;
On chatouille moins bien Henri huit, le bon maître,
En louant Henri huit qu'en déchirant Morus.
Les dictateurs d'esprit, bourrés d'éloges crus,
Sont friands, dans leur gloire et dans leurs arrogances,
De ces raffinements et de ces élégances.
Poète, c'est ainsi que les despotes sont.
Le pouvoir, les honneurs sont plus doux quand ils ont
Sur l'échafaud du juste une fenêtre ouverte.
Les exilés, pleurant près de la mer déserte,
Les sages torturés, les martyrs expirants
Sont l'assaisonnement du bonheur des tyrans.
Juvénal, Juvénal, mon vieux lion classique,
Notre vin de Champagne et ton vin de Massique,
Les festins, les palais, et le luxe effréné,
L'adhésion du prêtre et l'amour de Phryné,
Les triomphes, l'orgueil, les respects, les caresses,
Toutes les voluptés et toutes les ivresses
Dont s'abreuvait Séjan, dont se gorgeait Rufin,
Sont meilleures à boire, ont un goût bien plus fin,
Si l'on n'est pas un sot à cervelle exiguë,
Dans la coupe où Socrate hier but la ciguë !

Jersey, le 5 février 1853.
Gabrielle Ayoub Jul 2014
Citoyens du monde,
Un climat d'intolérence et de fanatisme s'installe, des révolutions menées au nom de fausses idéologies font tache d'huile. A l'heure ou' fleurit l'obscurantisme des sociétés qui se transforment en moutons de panurge, en foules violées par la propagande politique et empetrées dans une conception maladroite de la révolution et du changement, l'individu doit se distinguer de son groupe.
Le XXème a été le siècle des guerres mondiales, ne laissons pas le XXIème devenir le siècle des persécutions aux noms d'idéologies et de conceptions délirantes.
Sachons au moins nous reconnaitre entre nous, nous reconnaitre en tant qu'individus pensants et non en moutons de panurge aliénés. Nous sommes certes influencés par les sollicitations immédiates de la situation et ce que font les autres autour de nous. Si l'homme, de nature est un etre autonome, comment se permet-il d'abandonner son sens critique et de se faire embrigader au nom de théories insensées? Eduquons nos  gosses, saisissons toutes les occasions de sauver ces foules fanatisées!
"Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde", disait Gandhi. Le changement commence par chacun d'entre nous, ici-meme, aujourd'hui, nous sommes le changement de demain.
Ceci est un discours que j'ai rédigé pour mon projet de TPE "individu et société".
V.

Ce n'est pas à moi, ma colombe,
De prier pour tous les mortels,
Pour les vivants dont la foi tombe,
Pour tous ceux qu'enferme la tombe,
Cette racine des autels !

Ce n'est pas moi, dont l'âme est vaine,
Pleine d'erreurs, vide de foi,
Qui prierais pour la race humaine,
Puisque ma voix suffit à peine,
Seigneur, à vous prier pour moi !

Non, si pour la terre méchante
Quelqu'un peut prier aujourd'hui,
C'est toi, dont la parole chante,
C'est toi ! ta prière innocente,
Enfant, peut se charger d'autrui !

Ah ! demande à ce père auguste
Qui sourit à ton oraison
Pourquoi l'arbre étouffe l'arbuste,
Et qui fait du juste à l'injuste
Chanceler l'humaine raison ?

Demande-lui si la sagesse
N'appartient qu'à l'éternité ?
Pourquoi son souffle nous abaisse ?
Pourquoi dans la tombe sans cesse
Il effeuille l'humanité ?

Pour ceux que les vices consument,
Les enfants veillent au saint lieu ,
Ce sont des fleurs qui le parfument,
Ce sont des encensoirs qui fument,
Ce sont des voix qui vont à Dieu !

Laissons faire ces voix sublimes,
Laissons les enfants à genoux.
Pécheurs ! nous avons tous nos crimes,
Nous penchons tous sur les abîmes,
L'enfance doit prier pour tous !

Mai 1830.
Paul d'Aubin Jul 2016
La plage de la tour Génoise
de Sagone en Corse.

Sur le mol étendu
De la crique aux rochers
Ou le sable nous offre
Un couchage argenté
Et d'où le clapotis
Des vagues qui se meurent
Offre un balancement
Si propice à la sieste
Nous ne nous lassons pas
De regarder la mer
Qui se montre si douce
Mais peut, être, féroce
Mais nous n'y songeons pas
Occupés à laisser
La torpeur nous saisir.
Mais le meilleur moment
Est quand le soleil
S'étire, paressant
Sur l'horizon, comme
Une orange mure.
Un zeste de fraîcheur
Vient nous revigorer
Et un léger zéphyr
Aiguise notre incessant
Besoin de nous bouger
Alors que nous étions précédemment apaisés.
Une salinité un peu plus épicée
Fait songer aux poissons,
Peut être que ce soir ?
Là-bas sous les « paillotes »
et d’autres «brises de mer»
où des cuisiniers s'affairent
Pour nous donner envie
De découvrir quelques saveurs
Et ces vins blancs si frais
Qui font claquer la langue
Et vont si bien avec des poissons grillés,
Ce soir, aucune restriction
Ni régime fâcheux,
Laissons l'austérité
A ses propagandistes intéressés
Et vivons selon ce moment
Ou vivre est une fête.
A Sagone, ce soir,
Comme si cette fête
Ne devait pas finir.

Paul Arrighi
A quoi passer la nuit quand on soupe en carême ?
Ainsi, le verre en main, raisonnaient deux amis.
Quels entretiens choisir, honnêtes et permis,
Mais gais, tels qu'un vieux vin les conseille et les aime ?

Rodolphe

Parlons de nos amours ; la joie et la beauté
Sont mes dieux les plus chers, après la liberté.
Ébauchons, en trinquant, une joyeuse idylle.
Par les bois et les prés, les bergers de Virgile
Fêtaient la poésie à toute heure, en tout lieu ;
Ainsi chante au soleil la cigale-dorée.
D'une voix plus modeste, au hasard inspirée,
Nous, comme le grillon, chantons au coin du feu.

Albert

Faisons ce qui te plaît. Parfois, en cette vie,
Une chanson nous berce et nous aide à souffrir,
Et, si nous offensons l'antique poésie,
Son ombre même est douce à qui la sait chérir.

Rodolphe

Rosalie est le nom de la brune fillette
Dont l'inconstant hasard m'a fait maître et seigneur.
Son nom fait mon délice, et, quand je le répète,
Je le sens, chaque fois, mieux gravé dans mon coeur.

Albert

Je ne puis sur ce ton parler de mon amie.
Bien que son nom aussi soit doux à prononcer,
Je ne saurais sans honte à tel point l'offenser,
Et dire, en un seul mot, le secret de ma vie.

Rodolphe

Que la fortune abonde en caprices charmants
Dès nos premiers regards nous devînmes amants.
C'était un mardi gras dans une mascarade ;
Nous soupions ; - la Folie agita ses grelots,
Et notre amour naissant sortit d'une rasade,
Comme autrefois Vénus de l'écume des flots.

Albert

Quels mystères profonds dans l'humaine misère !
Quand, sous les marronniers, à côté de sa mère,
Je la vis, à pas lents, entrer si doucement
(Son front était si pur, son regard si tranquille ! ),
Le ciel m'en est témoin, dès le premier moment,
Je compris que l'aimer était peine inutile ;
Et cependant mon coeur prit un amer plaisir
À sentir qu'il aimait et qu'il allait souffrir !

Rodolphe

Depuis qu'à mon chevet rit cette tête folle,
Elle en chasse à la fois le sommeil et l'ennui ;
Au bruit de nos baisers le temps joyeux s'envole,
Et notre lit de fleurs n'a pas encore un pli.

Albert

Depuis que dans ses yeux ma peine a pris naissance,
Nul ne sait le tourment dont je suis déchiré.
Elle-même l'ignore, - et ma seule espérance
Est qu'elle le devine un jour, quand j'en mourrai.

Rodolphe

Quand mon enchanteresse entr'ouvre sa paupière,
Sombre comme la nuit, pur comme la lumière,
Sur l'émail de ses yeux brille un noir diamant.

Albert

Comme sur une fleur une goutte de pluie,
Comme une pâle étoile au fond du firmament,
Ainsi brille en tremblant le regard de ma vie.

Rodolphe

Son front n'est pas plus grand que celui de Vénus.
Par un noeud de ruban deux bandeaux retenus
L'entourent mollement d'une fraîche auréole ;
Et, lorsqu'au pied du lit tombent ses longs cheveux,
On croirait voir, le soir, sur ses flancs amoureux,
Se dérouler gaiement la mantille espagnole.

Albert

Ce bonheur à mes yeux n'a pas été donné
De voir jamais ainsi la tête bien-aimée.
Le chaste sanctuaire où siège sa pensée
D'un diadème d'or est toujours couronné.

Rodolphe

Voyez-la, le matin, qui gazouille et sautille ;
Son coeur est un oiseau, - sa bouche est une fleur.
C'est là qu'il faut saisir cette indolente fille,
Et, sur la pourpre vive où le rire pétille,
De son souffle enivrant respirer la fraîcheur.

Albert

Une fois seulement, j'étais le soir près d'elle ;
Le sommeil lui venait et la rendait plus belle ;
Elle pencha vers moi son front plein de langueur,
Et, comme on voit s'ouvrir une rose endormie,
Dans un faible soupir, des lèvres de ma mie,
Je sentis s'exhaler le parfum de son coeur.

Rodolphe

Je voudrais voir qu'un jour ma belle dégourdie,
Au cabaret voisin de champagne étourdie,
S'en vînt, en jupon court, se glisser dans tes bras.
Qu'adviendrait-il alors de ta mélancolie ?
Car enfin toute chose est possible ici-bas.

Albert

Si le profond regard de ma chère maîtresse
Un instant par hasard s'arrêtait sur le tien,
Qu'adviendrait-il alors de cette folle ivresse ?
Aimer est quelque chose, et le reste n'est rien.

Rodolphe

Non, l'amour qui se tait n'est qu'une rêverie.
Le silence est la mort, et l'amour est la vie ;
Et c'est un vieux mensonge à plaisir inventé,
Que de croire au bonheur hors, de la volupté !
Je ne puis partager ni plaindre ta souffrance
Le hasard est là-haut pour les audacieux ;
Et celui dont la crainte a tué l'espérance
Mérite son malheur et fait injure aux dieux.

Albert

Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
Les dieux n'ont pas tout dit à la matière impure
Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté.
C'est une vision que la réalité.
Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
Qu'on prononce au hasard et qu'on croit échanger,
Entre deux froids baisers quelques rires frivoles,
Et d'un être inconnu le contact passager,
Non, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas même un rêve,
Et la satiété, qui succède au désir,
Amène un tel dégoût quand le coeur se soulève,
Que je ne sais, au fond, si c'est peine ou plaisir.

Rodolphe

Est-ce peine ou plaisir, une alcôve bien close,
Et le punch allumé, quand il fait mauvais temps ?
Est-ce peine ou plaisir, l'incarnat de la rose,
La blancheur de l'albâtre et l'odeur du printemps ?
Quand la réalité ne serait qu'une image,
Et le contour léger des choses d'ici-bas,
Me préserve le ciel d'en savoir davantage !
Le masque est si charmant, que j'ai peur du visage,
Et même en carnaval je n'y toucherais pas.

Albert

Une larme en dit plus que tu n'en pourrais dire.

Rodolphe

Une larme a son prix, c'est la soeur d'un sourire.
Avec deux yeux bavards parfois j'aime à jaser ;
Mais le seul vrai langage au monde est un baiser.

Albert

Ainsi donc, à ton gré dépense ta paresse.
O mon pauvre secret ! que nos chagrins sont doux !

Rodolphe

Ainsi donc, à ton gré promène ta tristesse.
O mes pauvres soupers ! comme on médit de vous !

Albert

Prends garde seulement que ta belle étourdie
Dans quelque honnête ennui ne perde sa gaieté.

Rodolphe

Prends garde seulement que ta rose endormie
Ne trouve un papillon quelque beau soir d'été.

Albert

Des premiers feux du jour j'aperçois la lumière.

Rodolphe

Laissons notre dispute et vidons notre verre.
Nous aimons, c'est assez, chacun à sa façon.
J'en ai connu plus d'une, et j'en sais la chanson.
Le droit est au plus fort, en amour comme en guerre,
Et la femme qu'on aime aura toujours raison.
Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge ;
Pas un pêcheur dans l'eau,
Pas un falot.

Seul, assis à la grève,
Le grand lion soulève,
Sur l'horizon serein,
Son pied d'airain.

Autour de lui, par groupes,
Navires et chaloupes,
Pareils à des hérons
Couchés en ronds,

Dorment sur l'eau qui fume,
Et croisent dans la brume,
En légers tourbillons,
Leurs pavillons.

La lune qui s'efface
Couvre son front qui passe
D'un nuage étoilé
Demi-voilé.

Ainsi, la dame abbesse
De Sainte-Croix rabaisse
Sa cape aux larges plis
Sur son surplis.

Et les palais antiques,
Et les graves portiques,
Et les blancs escaliers.
Des chevaliers,

Et les ponts, et les rues,
Et les mornes statues,
Et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,

Tout se tait, fors les gardes
Aux longues hallebardes,
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.

- Ah ! maintenant plus d'une
Attend, au clair de lune,
Quelque jeune muguet,
L'oreille au guet.

Pour le bal qu'on prépare,
Plus d'une qui se pare,
Met devant son miroir
Le masque noir.

Sur sa couche embaumée,
La Vanina pâmée
Presse encor son amant,
En s'endormant ;

Et Narcisa, la folle,
Au fond de sa gondole,
S'oublie en un festin
Jusqu'au matin.

Et qui, dans l'Italie,
N'a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?

Laissons la vieille horloge,
Au palais du vieux doge,
Lui compter de ses nuits
Les longs ennuis.

Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés...
Ou pardonnés.

Comptons plutôt tes charmes,
Comptons les douces larmes,
Qu'à nos yeux a coûté
La volupté !
Non
Laissons le glaive à Rome et le stylet à Sparte.
Ne faisons pas saisir, trop pressés de punir,
Par le spectre Brutus le brigand Bonaparte.
Gardons ce misérable au sinistre avenir.

Vous serez satisfaits, je vous le certifie,
Bannis, qui de l'exil portez le triste faix,
Captifs, proscrits, martyrs qu'il foule et qu'il défie,
Vous tous qui frémissez, vous serez satisfaits.

Jamais au criminel son crime ne pardonne ;
Mais gardez, croyez-moi, la vengeance au fourreau
Attendez ; ayez foi dans les ordres que donne
Dieu, juge patient, au temps, tardif bourreau !

Laissons vivre le traître en sa honte insondable.
Ce sang humilierait même le vil couteau.
Laissons venir le temps, l'inconnu formidable
Qui tient le châtiment caché sous son manteau.

Qu'il soit le couronné parce qu'il est le pire ;
Le maître des fronts plats et des cœurs abrutis
Que son sénat décerne à sa race l'empire,
S'il trouve une femelle et s'il a des petits

Qu'il règne par la messe et par la pertuisane ;
Qu'on le fasse empereur dans son flagrant délit ;
Que l'église en rampant, que cette courtisane
Se glisse dans son antre et couche dans son lit

Qu'il soit cher à Troplong, que Sibour le vénère,
Qu'il leur donne son pied tout sanglant à baiser,
Qu'il vive, ce césar ! Louvel ou Lacenaire
Seraient pour le tuer forcés de se baisser.

Ne tuez pas cet homme, ô vous, songeurs sévères,
Rêveurs mystérieux, solitaires et forts,
Qui, pendant qu'on le fête et qu'il choque les verres,
Marchez, le poing crispé, dans l'herbe où sont les morts !

Avec l'aide d'en haut toujours nous triomphâmes.
L'exemple froid vaut mieux qu'un éclair de fureur.
Non, ne le tuez pas. Les piloris infâmes
Ont besoin d'être ornés parfois d'un empereur.

Jersey, le 12 novembre.
Hummmm.
Mon Immortelle, mes aïeux !
Comme tu es appétissante !
Je n'en crois pas mes yeux !
J'ai agrandi ta photo jusqu'à ce qu'elle crève l 'écran.
J 'aurais pu t'embrasser si je l 'avais voulu,
Tellement tu étais proche, magnifiée !
Mais je me suis retenu
et j 'ai décidé de détourner le regard de ta chair et de me concentrer sur les accessoires
car le risque d'atteindre une illumination visuelle à distance aurait été grand
si j 'avais seulement pris le temps de m'attarder
Une demi-seconde sur le lac de tes yeux profonds
et la moue sur tes lèvres couleur aubergine
Je me suis donc consacré exclusivement à l 'examen minutieux,
Détail après détail,  
de tes accessoires, de tes épices.
Oh ne m'en veux pas
Si ce n 'était pas toi, la déesse, que je regardais défiler
Sur l 'écran à vitesse lente chevauchant une tigresse blanche
Mais tes accessoires
Et tes accessoires en disent long sur ton essentiel !
Ce sont des accessoires magiques, physiques, magnétiques, chimiques
Un simple verre de vin de letchi devient entre tes doigts du divin jus de jade
Tes boucles d'oreille et ton collier  d'argent assorti d'une fleur blanche odorante majestueuse!
Jasmin ? Frangipanier ? Rose ? Orchidée ? Lotus ? Dis moi !
Tes bagues dorées au majeur et à l 'annulaire, main droite comme main gauche, deux par main
Des fleurs, encore des boutons de fleurs !
De veuvage ? De mariage ? De fiançailles ?
Tes deux bracelets  d'argent au poignet gauche
Sans oublier ta robe bleue imprimée à fleurs
Et tes mocassins bleus assortis.
Et ton pantalon blanc bien évidemment !
Laissons de côté ce sublime rouge à lèvres couleur aubergine !
Bref j 'ai passé en ***** tout ce qui t'enlumine et t'illumine
Sans être toi tout en étant toi.
Comme ton sac en bandoulière et ce verre de vin de letchi ou de jade que tu presses entre tes doigts.
Tes accessoires sont la voie royale vers ton essentiel !
Et je sais désormais que tu es fleur caméléon,
Je sais les couleurs de ta quintessence :
Tigresse de jade blanc aux oreilles et au cou
Dorée au bout des doigts
et marron et blanche sur fond bleu,
Toute de lianes et feuilles et clochettes
Toute fleurs de  safran, gingembre, curcuma
Piment, tamarin et cannelle
Des épaules aux cuisses !
Me voilà bien avancé, n 'est-ce pas, ma fleur,
Dragon de jade, sur ton chemin de Compostelle ! ?
Alors laissons aller

Je vis, je crie,
Je pleure, j’oublie,
Je marche, je danse,
Je tombe et j'avance
Je perds je doute
Je parle, j'écoute
Je crois, je change
Je plais ou je dérange
Et j'ai le même sang que toi

\Translation//
So let's go

I live, I yell,
I cry, I forget,
I walk, I dance,
I fall and I advance
I lose I doubt
I speak, I listen
I think, I change
I like or annoy me
And I have the same blood as you
true
C'est assez, suspendons ma lyre,
Terminons ici mes travaux :
Sur nos vices, sur nos défauts,
J'aurais encor beaucoup à dire ;
Mais un autre le dira mieux.
Malgré ses efforts plus heureux,
L'orgueil, l'intérêt, la folie,
Troubleront toujours l'univers ;
Vainement la philosophie
Reproche à l'homme ses travers,
Elle y perd sa prose et ses vers.
Laissons, laissons aller le monde
Comme il lui plaît, comme il l'entend ;
Vivons caché, libre et content,
Dans une retraite profonde.
Là, que faut-il pour le bonheur ?
La paix, la douce paix du cœur,
Le désir vrai qu'on nous oublie,
Le travail qui sait éloigner
Tous les fléaux de notre vie,
Assez de bien pour en donner,
Et pas assez pour faire envie.
Dans ce nid furtif où nous sommes,
Ô ma chère âme, seuls tous deux,
Qu'il est bon d'oublier les hommes,
Si près d'eux !

Pour ralentir l'heure fuyante,
Pour la goûter, il ne faut pas
Une félicité bruyante ;
Parlons bas.

Craignons de la hâter d'un geste,
D'un mot, d'un souffle seulement,
D'en perdre, tant elle est céleste,
Un moment.

Afin de la sentir bien nôtre,
Afin de la bien ménager,
Serrons-nous tout près l'un de l'autre
Sans bouger ;

Sans même lever la paupière :
Imitons le chaste repos
De ces vieux châtelains de pierre
Aux yeux clos,

Dont les corps sur les mausolées,
Immobiles et tout vêtus,
**** de leurs âmes envolées
Se sont tus ;

Dans une alliance plus haute
Que les terrestres unions,
Gravement comme eux côte à côte,
Sommeillons.

Car nous n'en sommes plus aux fièvres
D'un jeune amour qui peut finir ;
Nos cœurs n'ont plus besoin des lèvres
Pour s'unir,

Ni des paroles solennelles
Pour changer leur culte en devoir,
Ni du mirage des prunelles
Pour se voir.

Ne me fais plus jurer que j'aime,
Ne me fais plus dire comment ;
Goûtons la félicité même
Sans serment.

Savourons, dans ce que nous disent
Silencieusement nos pleurs,
Les tendresses qui divinisent
Les douleurs !

Chère, en cette ineffable trêve
Le désir enchanté s'endort ;
On rêve à l'amour comme on rêve
À la mort.

On croit sentir la fin du monde ;
L'univers semble chavirer
D'une chute douce et profonde,
Et sombrer...

L'âme de ses fardeaux s'allège
Par la fuite immense de tout ;
La mémoire comme une neige
Se dissout.

Toute la vie ardente et triste
Semble anéantie à l'entour,
Plus rien pour nous, plus rien n'existe
Que l'amour.

Aimons en paix : il fait nuit noire,
La lueur blême du flambeau
Expire... nous pouvons nous croire
Au tombeau.

Laissons-nous dans les mers funèbres,
Comme après le dernier soupir,
Abîmer, et par leurs ténèbres
Assoupir...

Nous sommes sous la terre ensemble
Depuis très longtemps, n'est-ce pas ?
Écoute en haut le sol qui tremble
Sous les pas.

Regarde au **** comme un vol sombre
De corbeaux, vers le nord chassé,
Disparaître les nuits sans nombre
Du passé,

Et comme une immense nuée
De cigognes (mais sans retours !)
Fuir la blancheur diminuée
Des vieux jours...

Hors de la sphère ensoleillée
Dont nous subîmes les rigueurs,
Quelle étrange et douce veillée
Font nos cœurs ?

Je ne sais plus quelle aventure
Nous a jadis éteint les yeux,
Depuis quand notre extase dure,
En quels cieux.

Les choses de la vie ancienne
Ont fui ma mémoire à jamais,
Mais du plus **** qu'il me souvienne
Je t'aimais...

Par quel bienfaiteur fut dressée
Cette couche ? Et par quel *****
Fut pour toujours ta main laissée
Dans ma main ?

Mais qu'importe ! ô mon amoureuse,
Dormons dans nos légers linceuls,
Pour l'éternité bienheureuse
Enfin seuls !
I.

Maintenant il se dit : - L'empire est chancelant
La victoire est peu sûre. -
Il cherche à s'en aller, furtif et reculant.
Reste dans la masure !

Tu dis : - Le plafond croule. Ils vont, si l'on me voit,
Empêcher que je sorte. -
N'osant rester ni fuir, tu regardes le toit,
Tu regardes la porte ;

Tu mets timidement la main sur le verrou.
Reste en leurs rangs funèbres !
Reste ! la loi qu'ils ont enfouie en un trou
Est là dans les ténèbres.

Reste ! elle est là, le flanc percé de leur couteau,
Gisante, et sur sa bière
Ils ont mis une dalle. Un pan de ton manteau
Est pris sous cette pierre !

Pendant qu'à l'Elysée en fête et plein d'encens
On chante, on déblatère,
Qu'on oublie et qu'on rit, toi tu pâlis ; tu sens
Ce spectre sous la terre !

Tu ne t'en iras pas ! quoi ! quitter leur maison
Et fuir leur destinée !
Quoi ! tu voudrais trahir jusqu'à la trahison,
Elle-même indignée !

Quoi ! tu veux renier ce larron au front bas
Qui t'admire et t'honore !
Quoi ! Judas pour Jésus, tu veux pour Barabbas
Etre Judas encore !

Quoi ! n'as-tu pas tenu l'échelle à ces fripons,
En pleine connivence ?
Le sac de ces voleurs ne fut-il pas, réponds,
Cousu par toi d'avance !

Les mensonges, la haine au dard froid et visqueux,
Habitent ce repaire ;
Tu t'en vas ! de quel droit ? étant plus renard qu'eux,
Et plus qu'elle vipère !

II.

Quand l'Italie en deuil dressa, du Tibre au Pô,
Son drapeau magnifique,
Quand ce grand peuple, après s'être couché troupeau,
Se leva république,

C'est toi, quand Rome aux fers jeta le cri d'espoir,
Toi qui brisas son aile,
Toi qui fis retomber l'affreux capuchon noir
Sur sa face éternelle !

C'est toi qui restauras Montrouge et Saint-Acheul,
Écoles dégradées,
Où l'on met à l'esprit frémissant un linceul,
Un bâillon aux idées.

C'est toi qui, pour progrès rêvant l'homme animal,
Livras l'enfant victime
Aux jésuites lascifs, sombres amants du mal,
En rut devant le crime !

Ô pauvres chers enfants qu'ont nourris de leur lait
Et qu'ont bercés nos femmes,
Ces blêmes oiseleurs ont pris dans leur filet
Toutes vos douces âmes !

Hélas ! ce triste oiseau, sans plumes sur la chair,
Rongé de lèpre immonde,
Qui rampe et qui se meurt dans leur cage de fer,
C'est l'avenir du monde !

Si nous les laissons faire, on aura dans vingt ans,
Sous les cieux que Dieu dore,
Une France aux yeux ronds, aux regards clignotants,
Qui haïra l'aurore !

Ces noirs magiciens, ces jongleurs tortueux,
Dont la fraude est la règle,
Pour en faire sortir le hibou monstrueux,
Ont volé l'oeuf de l'aigle !

III.

Donc, comme les baskirs, sur Paris étouffé,
Et comme les croates,
Créateurs du néant, vous avez triomphé
Dans vos haines béates ;

Et vous êtes joyeux, vous, constructeurs savants
Des préjugés sans nombre,
Qui, pareils à la nuit, versez sur les vivants
Des urnes pleines d'ombre !

Vous courez saluer le nain Napoléon ;
Vous dansez dans l'orgie.
Ce grand siècle est souillé ; c'était le Panthéon,
Et c'est la tabagie.

Et vous dites : c'est bien ! vous sacrez parmi nous
César, au nom de Rome,
L'assassin qui, la nuit, se met à deux genoux
Sur le ventre d'un homme.

Ah ! malheureux ! louez César qui fait trembler,
Adorez son étoile ;
Vous oubliez le Dieu vivant qui peut rouler
Les cieux comme une toile !

Encore un peu de temps, et ceci tombera ;
Dieu vengera sa cause !
Les villes chanteront, le lieu désert sera
Joyeux comme une rose !

Encore un peu de temps, et vous ne serez plus,
Et je viens vous le dire.
Vous êtes les maudits, nous sommes les élus.
Regardez-nous sourire !

Je le sais, moi qui vis au bord du gouffre amer
Sur les rocs centenaires,
Moi qui passe mes jours à contempler la mer
Pleine de sourds tonnerres !

IV.

Toi, leur chef, sois leur chef ! c'est là ton châtiment.
Sois l'homme des discordes !
Ces fourbes ont saisi le genre humain dormant
Et l'ont lié de cordes.

Ah ! tu voulus défaire, épouvantable affront !
Les âmes que Dieu crée ?
Eh bien, frissonne et pleure, atteint toi-même au front
Par ton œuvre exécrée !

À mesure que vient l'ignorance, et l'oubli,
Et l'erreur qu'elle amène,
À mesure qu'aux cieux décroît, soleil pâli,
L'intelligence humaine,

Et que son jour s'éteint, laissant l'homme méchant
Et plus froid que les marbres,
Votre honte, ô maudits, grandit comme au couchant
Grandit l'ombre des arbres !

V.

Oui, reste leur apôtre ! oui, tu l'as mérité.
C'est là ta peine énorme !
Regarde en frémissant dans la postérité !
Ta mémoire difforme.

On voit, louche rhéteur des vieux partis hurlants,
Qui mens et qui t'emportes,
Pendre à tes noirs discours, comme à des clous sanglants,
Toutes les grandes mortes,

La justice, la foi, bel ange souffleté
Par la goule papale,
La vérité, fermant les yeux, la liberté
Echevelée et pâle,

Et ces deux soeurs, hélas ! nos mères toutes deux,
Rome, qu'en pleurs je nomme,
Et la France sur qui, raffinement hideux,
Coule le sang de Rome !

Homme fatal ! l'histoire en ses enseignements
Te montrera dans l'ombre,
Comme on montre un gibet entouré d'ossements
Sur la colline sombre !

Jersey, le 24 janvier 1853.
Chanson XV.

Quand ce beau printemps je vois,
J'aperçois
Rajeunir la terre et l'onde,
Et me semble que le jour
Et l'amour,
Comme enfants, naissent au monde.

Le jour, qui plus beau se fait,
Nous refait
Plus belle et verte la terre :
Et Amour, armé de traits
Et d'attraits,
En nos cœurs nous fait la guerre,

II répand de toutes parts
Feu et dards,
Et dompte sous sa puissance
Hommes, bêtes et oiseaux,
Et les eaux
Lui rendent obéissance.

Vénus, avec son enfant
Triomphant
Au haut de son Coche assise,
Laisse ses cygnes voler
Parmi l'air
Pour aller voir son Anchise.

Quelque part que ses beaux yeux
Par les Cieux
Tournent leurs lumières belles,
L'air qui se montre serein
Est tout plein
D'amoureuses étincelles.

Puis en descendant à bas,
Sous ses pas
Naissent mille fleurs écloses :
Les beaux lys et les oeillets
Vermeillets
Rougissent entre les roses.

Je sens en ce mois si beau
Le flambeau
D'Amour qui m'échauffe l'âme,
Y voyant de tous côtés
Les beautés
Qu'il emprunte de ma Dame.

Quand je vois tant de couleurs
Et de fleurs
Qui émaillent un rivage,
Je pense voir le beau teint
Qui est peint
Si vermeil en son visage.

Quand je vis les grands rameaux
Des ormeaux
Qui sont lacez de lierre,
Je pense être pris et las
De ses bras,
Et que mon col elle serre.

Quand j'entends la douce voix
Par les bois
Du *** Rossignol qui chante,
D'elle je pense jouir
Et ouïr
Sa douce voix qui m'enchante.

Quand je vois en quelque endroit
Un pin droit,
Ou quelque arbre qui s'élève.
Je me laisse décevoir,
Pensant voir
Sa telle taille et sa grève (1).

Quand je vois dans un jardin
Au matin
S'éclore une fleur nouvelle,
Je compare le bouton
Au téton
De son beau sein qui pommelle.

Quand le soleil tout riant
D'Orient
Nous montre sa blonde tresse,
II me semble que je vois
Devant moi
Lever ma belle maîtresse.

Quand je sens parmi les prés
Diaprez (2)
Les fleurs dont la terre est pleine,
Lors je fais croire à mes sens
Que je sens
La douceur de son haleine.

Bref, je fais comparaison
Par raison
Du Printemps et de ma mie :
II donne aux fleurs la vigueur,
Et mon cœur
D'elle prend vigueur et vie.

Je voudrais, au bruit de l'eau
D'un ruisseau.
Déplier ses tresses blondes,
Frisant en autant de nœuds
Ses cheveux,
Que je verrais friser d'ondes.

Je voudrais, pour la tenir,
Devenir
Dieu de ces forets désertes,
La baisant autant de fois
Qu'en un bois
Il y a de feuilles vertes.

Ah, maîtresse mon souci,
Vient ici,
Vient contempler la verdure
Les fleurs, de mon amitié
Ont pitié,
Et seule tu n'en as cure (3).

Au moins lève un peu tes yeux
Gracieux,
Et vois ces deux colombelles,
Qui font naturellement,
Doucement,
L'amour, du bec et des ailes :

Et nous, sous ombre d'honneur,
Le bonheur
Trahissons par une crainte :
Les oiseaux sont plus heureux
Amoureux
Qui font l'amour sans contrainte.

Toutefois ne perdons pas
Nos ébats
Pour ces lois tant rigoureuses :
Mais si tu m'en crois, vivons,
Et suivons
Les colombes amoureuses.

Pour effacer mon émoi,
Baise-moi,
Rebaise-moi, ma Déesse ;
Ne laissons passer en vain
Si soudain
Les ans de notre jeunesse.


1. Grève : Jambe.
2. Diaprer : Varier.
3. Cure : Souci.
Muse, un nommé Ségur, évêque, m'est hostile ;
Cet homme violet me damne en mauvais style ;
Sa prose réjouit les hiboux dans leurs trous.
Ô Muse, n'ayons point contre lui de courroux.
Laissons-lui ce joujou qu'il prend pour un tonnerre,
Sa haine.

Il est d'ailleurs à plaindre. Au séminaire,
Un jour que ce petit bonhomme plein d'ennui
Bêlait un oremus au hasard devant lui,
Comme glousse l'oison, comme la vache meugle,
Il s'écria : - Mon Dieu ! Je voudrais être aveugle ! -
Ne trouvant pas qu'il fît assez nuit comme ça.
Le bon Dieu, le faisant idiot, l'exauça.

L'insulte est aujourd'hui très perfectionnée.
On prend un peu de suie en une cheminée,
Un peu d'ordure au coin d'une borne, à l'égoût
De la fange, et cela tient lieu d'esprit, de goût,
De bon sens, de syntaxe et d'honneur ; c'est la mode.
Bons ulémas, tel est le procédé commode
Que votre zèle met au service du ciel,
Et c'est avec la bouche écumante de fiel,
Avec la diatribe en guise de sourire,
Que vous venez, damnant ceux qu'on n'ose proscrire,
Nous faire vos gros yeux, nous montrer vos gros poings,
Nous dire vos gros mots, ô nos chers talapoins !

On vous pardonne. Eh bien, quoi, Ségur m'exorcise.
Après ?

Il me maudit d'une façon concise ;
Il me peint de son mieux, et voici le pastel
À peu près :

- « Monstre horrible. On n'a rien vu de tel.
Informe, épouvantable et ténébreux. Un homme
Qui brûlerait Paris et démolirait Rome.
Voluptueux. Un peu le chef des assassins.
Bref, capable de tout. Foulant aux pieds les saints,
Les lois, l'église et Dieu. Ruinant son libraire. »
Faisons chorus. Hurler avec le loup, et braire
Avec l'évêque, eh bien, c'est un droit. Usons-en.
J'aime en ce noble abbé ce style paysan.
C'est poissard, c'est exquis. Bravo. Cela vous plonge
Dans une vague extase où l'on sent le mensonge.
Doux prêtre ! On entend rire aux éclats Diderot,
Molière, Rabelais, et l'on ne sait pas trop,
Dans cette vision où le démon chuchote,
Si l'on voit un évêque ayant au dos la hotte
Ou bien un chiffonnier ayant la mitre au front.
L'antienne, quand un peu de bave l'interrompt,
À du charme ; on est prêtre et l'on a de la bile.
D'ailleurs, Muse, chacun sur terre a son Zoïle,
Et Voltaire a Fréron comme Dante a Cecchi.
Et puis cela se vend. Combien ? Six sous. À qui ?
Aux sots. C'est un public. Les mâchoires fossiles
Veulent rire ; le clan moqueur des imbéciles
Veut qu'on l'amuse ; il est fort nombreux aujourd'hui ;
N'a-t-il donc pas le droit qu'on travaille pour lui ?
Depuis quand n'est-il plus permis d'emplir les cruches ?
Tout a son instinct. Comme un frelon vole aux ruches,
Comme à Lucrèce au lit court Alexandre six,
Comme Corydon suit le charmant Alexis,
Comme un loup suit les boucs, et le bouc les cytises,
Comme avril fait des fleurs, Ségur fait des sottises.
Il le faut.

Muse, il sied que le sage indulgent
Rêve, écoute, et devienne un bon homme en songeant,
Qu'il regarde passer les vivants, qu'il les pèse,
Et qu'au lieu de l'aigrir, ce spectacle l'apaise.
Ainsi soit-il.

Et puis, allons au fait. Voyons,
Suis-je correct ? L'hostie avec tous ses rayons
M'éblouit-elle autant que le soleil ? Ce prêtre
Me voit-il le dimanche à sa messe apparaître ?
Ai-je même jamais fait semblant de vouloir
Lui conter mes péchés tous bas dans son parloir ?
Quand suis-je allé chez lui, reniant ma doctrine,
Me donner de grands coups de poing dans la poitrine ?
Je suis un endurci. Ségur s'en aperçoit.
Je suis athée au point de douter que Dieu soit
Charmé de se chauffer les mains au feu du diable,
Qu'il ait mis l'incurable et l'irrémédiable
Dans l'homme, être ignorant, faible, chétif, charnel,
Afin d'en faire hommage au supplice éternel,
Qu'il ait exprès fourré Satan dans la nature,
Et qu'il ait, lui, l'auteur de toute créature,
Pouvant vider l'enfer et le fermer à clé,
Fait un brûleur, afin de créer un brûlé ;
Que les mille soleils dont là-haut le feu tremble
Se mettent un beau jour à tomber tous ensemble,
J'en doute ; et quand je vois, au fond du zénith bleu,
Les sept astres de l'Ourse allumés, je crois peu
Que jamais le plafond céleste se délabre
Jusqu'à ne pouvoir plus porter ce candélabre.
Je sais que dans la bible on trouve ce cliché,
La Fin du Monde ; mais la science a marché.
Moïse est vieux ; est-il sur terre un quadrumane
Qui lève au ciel les yeux pour voir pleuvoir la manne ?
Je trouve par moments plus d'esprit, je le dis,
Aux singes d'à présent qu'aux hommes de jadis.
Pape, Dieu, ce n'est pas le même personnage.
J'aime la cathédrale et non le moyen-âge.

Qu'est-ce qu'un dogme, un culte, un rite ? Un objet d'art.
Je puis l'admirer ; mais s'il égare un soudard,
S'il grise un fou, s'il tue un homme, je l'abhorre.
Plus d'idole ! Et j'oppose à l'encens l'ellébore.
Quand une abbesse, à qui quelque nonne déplaît,
Lui fait brouter de l'herbe à côté d'un mulet,
J'ose dire que c'est mal nourrir une femme ;
J'admire un arbre en fleurs plus qu'un bûcher en flamme ;
Je suis peu furieux ; j'aime Voltaire enfin
Mieux que saint Cupertin et que saint Cucufin,
Et je préfère à tout ce que dit saint Pancrace,
Saint Loup, saint Labre ou saint Pacôme, un vers d'Horace.
Tels sont mes goûts. Je suis incorrigible. Et quand
Floréal, comme un chef qui réveille le camp,
Met les nids en rumeur, et quand mon vers patauge,
Éperdu, dans le thym, la verveine et la sauge,
Quand la plaine est en joie, et quand l'aube est en feu,
Je crois tout bonnement, tout bêtement en Dieu.

En même temps j'ai l'âme âprement enivrée
Du sombre ennui de voir tant d'hommes en livrée,
Tant de deuils, tant de fronts courbés, tant de cœurs bas,
Là, tant de lits de pourpre, et là, tant de grabats.
Mon Dieu n'est ni payen, ni chrétien, ni biblique ;
Ce Dieu-là, je l'implore en la douleur publique ;
C'est vers lui que je suis tourné, vieux lutteur las,
Quand je crie au milieu des ténèbres : - Hélas !
Sur la grève que bat toute la mer humaine,
Grève où le flux apporte, où le reflux remmène
Les flots hideux jetant l'écume aux alcyons,
Qui donc apportera dans l'ombre aux nations
Ou l'éclair de Paris ou le rayon de France ?
Qui donc rallumera ce phare, l'espérance ? -

Donc j'ai ce grave tort de n'être point dévot ;
Je ne le suis pas même au parti qui prévaut ;
Je n'aime pas qu'après la victoire on sévisse ;
C'est affreux, je pardonne ; et je suis au service
Des vaincus ; et, songeant que ma mère aux abois
Fut jadis vendéenne, en fuite dans les bois,
J'ose de la pitié faire la propagande ;
Je suis le fils brigand d'une mère brigande.
Être clément, c'est être atroce ; ou pour le moins,
Stupide. Je le suis, toujours, devant témoins,
Partout. Les autres sont les vautours ; je suis l'oie.
Oui, quand la lâcheté publique se déploie,
Il me plaît d'être seul et d'être le dernier.
Quand le væ victis règne, et va jusqu'à nier
La quantité de droit qui reste à ceux qui tombent,
Quand, nul ne protestant, les principes succombent,
Cette fuite de tous m'attire. Me voilà.

Comment veut-on qu'un prêtre accepte tout cela !
Donc, vieux passé plaintif, toujours tu reviendras
Nous criant : - Pourquoi donc est-on si **** ? Ingrats !
Qu'êtes-vous devenus ? Dites, avec l'abîme
Quel pacte avez-vous fait ? Quel attentat ? Quel crime ? -
Nous questionnant, sombre et de rage écumant,
Furieux.
Nous avons marché, tout bonnement.
Qui marche t'assassine, ô bon vieux passé blême.
Mais que veux-tu ? Je suis de mon siècle, et je l'aime !
Je te l'ai déjà dit. Non, ce n'est plus du tout
L'époque où la nature était de mauvais goût,
Où Bouhours, vieux jésuite, et le Batteux, vieux cancre,
Lunette au nez et plume au poing, barbouillaient d'encre
Le cygne au bec doré, le bois vert, le ciel bleu ;
Où l'homme corrigeait le manuscrit de Dieu.
Non, ce n'est plus le temps où Lenôtre à Versailles
Raturait le buisson, la ronce, la broussaille ;
Siècle où l'on ne voyait dans les champs éperdus
Que des hommes poudrés sous des arbres tondus.
Tout est en liberté maintenant. Sur sa nuque
L'arbre a plus de cheveux, l'homme a moins de perruque.
La vieille idée est morte avec le vieux cerveau.
La révolution est un monde nouveau.
Notre oreille en changeant a changé la musique.
Lorsque Fernand Cortez arriva du Mexique,
Il revint la main pleine, et, du jeune univers,
Il rapporta de l'or ; nous rapportons des vers.
Nous rapportons des chants mystérieux. Nous sommes
D'autres yeux, d'autres fronts, d'autres cœurs, d'autres hommes.

Braves pédants, calmez votre bon vieux courroux.
Nous arrachons de l'âme humaine les verrous.
Tous frères, et mêlés dans les monts, dans les plaines,
Nous laissons librement s'en aller nos haleines
À travers les grands bois et les bleus firmaments.
Nous avons démoli les vieux compartiments.

Non, nous ne sommes plus ni paysan, ni noble,
Ni lourdaud dans son pré, ni rustre en son vignoble,
Ni baron dans sa tour, ni reître à ses canons ;
Nous brisons cette écorce, et nous redevenons
L'homme ; l'homme enfin hors des temps crépusculaires ;
L'homme égal à lui-même en tous ses exemplaires ;
Ni tyran, ni forçat, ni maître, ni valet ;
L'humanité se montre enfin telle qu'elle est,
Chaque matin plus libre et chaque soir plus sage ;
Et le vieux masque usé laisse voir le visage.

Avec Ézéchiel nous mêlons Spinosa.
La nature nous prend, la nature nous a ;
Dans son antre profond, douce, elle nous attire ;
Elle en chasse pour nous son antique satyre,
Et nous y montre un sphinx nouveau qui dit : pensez.
Pour nous les petits cris au fond des nids poussés,
Sont augustes ; pour nous toutes les monarchies
Que vous saluez, vous, de vos têtes blanchies,
Tous les fauteuils royaux aux dossiers empourprés,
Sont peu de chose auprès d'un liseron des prés.
Régner ! Cela vaut-il rêver sous un vieux aulne ?
Nous regardons passer Charles-Quint sur son trône,
Jules deux sous son dais, César dans les clairons,
Et nous avons pitié lorsque nous comparons
À l'aurore des cieux cette fausse dorure.
Lorsque nous contemplons, par une déchirure
Des nuages, l'oiseau volant dans sa fierté,
Nous sentons frissonner notre aile, ô liberté !
En fait d'or, à la cour nous préférons la gerbe.
La nature est pour nous l'unique et sacré verbe,
Et notre art poétique ignore Despréaux.
Nos rois très excellents, très puissants et très hauts,
C'est le roc dans les flots, c'est dans les bois le chêne.
Mai, qui brise l'hiver, c'est-à-dire la chaîne,
Nous plaît. Le vrai nous tient. Je suis parfois tenté
De dire au mont Blanc : - Sire ! Et : - Votre majesté
À la vierge qui passe et porte, agreste et belle,
Sa cruche sur son front et Dieu dans sa prunelle.
Pour nous, songeurs, bandits, romantiques, démons,
Bonnets rouges, les flots grondants, l'aigle, les monts,
La bise, quand le soir ouvre son noir portique,
La tempête effarant l'onde apocalyptique,
Dépassent en musique, en mystère, en effroi,
Les quatre violons de la chambre du roi.
Chaque siècle, il s'y faut résigner, suit sa route.
Les hommes d'autrefois ont été grands sans doute ;
Nous ne nous tournons plus vers les mêmes clartés.
Jadis, frisure au front, ayant à ses côtés
Un tas d'abbés sans bure et de femmes sans guimpes,
Parmi des princes dieux, sous des plafonds olympes,
Prêt dans son justaucorps à poser pour Audran,
La dentelle au cou, grave, et l'œil sur un cadran,
Dans le salon de Mars ou dans la galerie
D'apollon, submergé dans la grand'seigneurie,
Dans le flot des Rohan, des Sourdis, des Elbeuf,
Et des fiers habits d'or roulant vers l'Œil-de-Boeuf,
Le poète, fût-il Corneille, ou toi, Molière,
- Tandis qu'en la chapelle ou bien dans la volière,
Les chanteurs accordaient le théorbe et le luth,
Et que Lulli tremblant s'écriait : gare à l'ut ! -
Attendait qu'au milieu de la claire fanfare
Et des fronts inclinés apparût, comme un phare,
Le page, aux tonnelets de brocart d'argent fin,
Qui portait le bougeoir de monsieur le dauphin.
Aujourd'hui, pour Versaille et pour salon d'Hercule,
Ayant l'ombre et l'airain du rouge crépuscule,
Fauve, et peu coudoyé de Guiche ou de Brissac,
La face au vent, les poings dans un paletot sac,
Seul, dans l'immensité que l'ouragan secoue,
Il écoute le bruit que fait la sombre proue
De la terre, et pensif, sur le blême horizon,
À l'heure où, dans l'orchestre inquiet du buisson,
De l'arbre et de la source, un frémissement passe,
Où le chêne chuchote et prend sa contrebasse,
L'eau sa flûte et le vent son stradivarius,
Il regarde monter l'effrayant Sirius.

Pour la muse en paniers, par Dorat réchauffée,
C'est un orang-outang ; pour les bois, c'est Orphée.
La nature lui dit : mon fils. Ce malotru,
Ô grand siècle ! Écrit mieux qu'Ablancourt et Patru.
Est-il féroce ? Non. Ce troglodyte affable
À l'ormeau du chemin fait réciter sa fable ;
Il dit au doux chevreau : bien bêlé, mon enfant !
Quand la fleur, le matin, de perles se coiffant,
Se mire aux flots, coquette et mijaurée exquise,
Il passe et dit : Bonjour, madame la marquise.
Et puis il souffre, il pleure, il est homme ; le sort
En rayons douloureux de son front triste sort.
Car, ici-bas, si fort qu'on soit, si peu qu'on vaille,
Tous, qui que nous soyons, le destin nous travaille
Pour orner dans l'azur la tiare de Dieu.
Le même bras nous fait passer au même feu ;
Et, sur l'humanité, qu'il use de sa lime,
Essayant tous les cœurs à sa meule sublime,
Scrutant tous les défauts de l'homme transparent,
Sombre ouvrier du ciel, noir orfèvre, tirant
Du sage une étincelle et du juste une flamme,
Se penche le malheur, lapidaire de l'âme.

Oui, tel est le poète aujourd'hui. Grands, petits,
Tous dans Pan effaré nous sommes engloutis.
Et ces secrets surpris, ces splendeurs contemplées,
Ces pages de la nuit et du jour épelées,
Ce qu'affirme Newton, ce qu'aperçoit Mesmer,
La grande liberté des souffles sur la mer,
La forêt qui craint Dieu dans l'ombre et qui le nomme,
Les eaux, les fleurs, les champs, font naître en nous un homme
Mystérieux, semblable aux profondeurs qu'il voit.
La nature aux songeurs montre les cieux du doigt.
Le cèdre au torse énorme, athlète des tempêtes,
Sur le fauve Liban conseillait les prophètes,
Et ce fut son exemple austère qui poussa
Nahum contre Ninive, Amos contre Gaza.
Les sphères en roulant nous jettent la justice.
Oui, l'âme monte au bien comme l'astre au solstice ;
Et le monde équilibre a fait l'homme devoir.
Quand l'âme voit mal Dieu, l'aube le fait mieux voir.
La nuit, quand Aquilon sonne de la trompette,
Ce qu'il dit, notre cœur frémissant le répète.
Nous vivons libres, fiers, tressaillants, prosternés,
Éblouis du grand Dieu formidable ; et, tournés
Vers tous les idéals et vers tous les possibles,
Nous cueillons dans l'azur les roses invisibles.
L'ombre est notre palais. Nous sommes commensaux
De l'abeille, du jonc nourri par les ruisseaux,
Du papillon qui boit dans la fleur arrosée.
Nos âmes aux oiseaux disputent la rosée.
Laissant le passé mort dans les siècles défunts,
Nous vivons de rayons, de soupirs, de parfums,
Et nous nous abreuvons de l'immense ambroisie
Qu'Homère appelle amour et Platon poésie.
Sous les branchages noirs du destin, nous errons,
Purs et graves, avec les souffles sur nos fronts.

Notre adoration, notre autel, notre Louvre,
C'est la vertu qui saigne ou le matin qui s'ouvre ;
Les grands levers auxquels nous ne manquons jamais,
C'est Vénus des monts noirs blanchissant les sommets ;
C'est le lys fleurissant, chaste, charmant, sévère ;
C'est Jésus se dressant, pâle, sur le calvaire.

Le 22 novembre 1854.
I.

Aux champs, compagnons et compagnes !
Fils, j'élève à la dignité
De géorgiques les campagnes
Quelconques où flambe l'été !

Flamber, c'est là toute l'histoire
Du cœur, des sens, de la saison,
Et de la pauvre mouche noire
Que nous appelons la raison.

Je te fais molosse, ô mon dogue !
L'acanthe manque ? j'ai le thym.
Je nomme Vaugirard églogue ;
J'installe Amyntas à Pantin.

La nature est indifférente
Aux nuances que nous créons
Entre Gros-Guillaume et Dorante ;
Tout pampre a ses Anacréons.

L'idylle volontiers patoise.
Et je ne vois point que l'oiseau
Préfère Haliarte à Pontoise
Et Coronée à Palaiseau.

Les plus beaux noms de la Sicile
Et de la Grèce ne font pas
Que l'âne au fouet soit plus docile,
Que l'amour fuie à moins grand pas.

Les fleurs sont à Sèvre aussi fraîches
Que sur l'Hybla, cher au sylvain ;
Montreuil mérite avec ses pêches
La garde du dragon divin.

Marton nue est Phyllis sans voiles ;
Fils, le soir n'est pas plus vermeil,
Sous son chapeau d'ombre et d'étoiles,
A Blanduse qu'à Montfermeil.

Bercy pourrait griser sept sages ;
Les Auteuils sont fils des Tempés ;
Si l'Ida sombre a des nuages,
La guinguette a des canapés.

Rien n'est haut ni bas ; les fontaines
Lavent la pourpre et le sayon ;
L'aube d'Ivry, l'aube d'Athènes,
Sont faites du même rayon.

J'ai déjà dit parfois ces choses,
Et toujours je les redirai ;
Car du fond de toutes les proses
Peut s'élancer le vers sacré.

Si Babet a la gorge ronde,
Babet égale Pholoé.
Comme Chypre la Beauce est blonde.
Larifla descend d'Evohé.

Toinon, se baignant sur la grève,
A plus de cheveux sur le dos
Que la Callyrhoé qui rêve
Dans le grand temps d'Abydos.

Ça, que le bourgeois fraternise
Avec les satyres cornus !
Amis, le corset de Denise
Vaut la ceinture de Vénus.

II.

Donc, fuyons Paris ! plus de gêne !
Bergers, plantons là Tortoni !
Allons boire à la coupe pleine
Du printemps, ivre d'infini.

Allons fêter les fleurs exquises,
Partons ! quittons, joyeux et fous,
Pour les dryades, les marquises,
Et pour les faunes, les voyous !

Plus de bouquins, point de gazettes !
Je hais cette submersion.
Nous irons cueillir des noisettes
Dans l'été, fraîche vision.

La banlieue, amis, peut suffire.
La fleur, que Paris souille, y naît.
Flore y vivait avec Zéphire
Avant de vivre avec Brunet.

Aux champs les vers deviennent strophes ;
A Paris, l'étang, c'est l'égout.
Je sais qu'il est des philosophes
Criant très haut : « Lutèce est tout !

« Les champs ne valent pas la ville ! »
Fils, toujours le bon sens hurla
Quand Voltaire à Damilaville
Dit ces calembredaines-là.

III.

Aux champs, la nuit est vénérable,
Le jour rit d'un rire enfantin ;
Le soir berne l'orme et l'érable,
Le soir est beau ; mais le matin,

Le matin, c'est la grande fête ;
C'est l'auréole où la nuit fond,
Où le diplomate a l'air bête,
Où le bouvier a l'air profond.

La fleur d'or du pré d'azur sombre,
L'astre, brille au ciel clair encor ;
En bas, le bleuet luit dans l'ombre,
Etoile bleue en un champ d'or.

L'oiseau court, les taureaux mugissent ;
Les feuillages sont enchantés ;
Les cercles du vent s'élargissent
Dans l'ascension des clartés.

L'air frémit ; l'onde est plus sonore ;
Toute âme entr-ouvre son secret ;
L'univers croit, quand vient l'aurore,
Que sa conscience apparaît.

IV.

Quittons Paris et ses casernes.
Plongeons-nous, car les ans sont courts,
Jusqu'au genoux dans les luzernes
Et jusqu'au cœur dans les amours.

Joignons les baisers aux spondées ;
Souvenons-nous que le hautbois
Donnait à Platon des idées
Voluptueuses, dans les bois.

Vanvre a d'indulgentes prairies ;
Ville-d'Avray ferme les yeux
Sur les douces gamineries
Des cupidons mystérieux.

Là, les Jeux, les Ris, et les Farces
Poursuivent, sous les bois flottants,
Les chimères de joie éparses
Dans la lumière du printemps.

L'onde à Triel est bucolique ;
Asnière a des flux et reflux
Où vogue l'adorable clique
De tous ces petits dieux joufflus.

Le sel attique et l'eau de Seine
Se mêlent admirablement.
Il n'est qu'une chose malsaine,
Jeanne, c'est d'être sans amant.

Que notre ivresse se signale !
Allons où Pan nous conduira.
Ressuscitons la bacchanale,
Cette aïeule de l'opéra.

Laissons, et même envoyons paître
Les bœufs, les chèvres, les brebis,
La raison, le garde-champêtre !
Fils, avril chante, crions bis !

Qu'à Gif, grâce à nous, le notaire
Et le marguillier soient émus,
Fils, et qu'on entende à Nanterre
Les vagues flûtes de l'Hémus !

Acclimatons Faune à Vincenne,
Sans pourtant prendre pour conseil
L'immense Aristophane obscène,
Effronté comme le soleil.

Rions du maire, ou de l'édile ;
Et mordons, en gens convaincus,
Dans cette pomme de l'idylle
Où l'on voit les dents de Moschus.
Prince, les assassins consacrent ta puissance.
Ils forcent Dieu lui-même à nous montrer sa main.
Par droit d'élection tu régnais sur la France ;
La balle et le poignard te font un droit divin.

De ceux dont le hasard couronna la naissance,
Nous en savons plusieurs qui sont sacrés en vain.
Toi, tu l'es par le peuple et par la Providence ;
Souris au parricide et poursuis ton chemin.

Mais sois prudent, Philippe, et songe à la patrie,
Ta pensée est son bien, ton corps son bouclier ;
Sur toi, comme sur elle, il est temps de veiller.

Ferme un immense abîme et conserve ta vie.
Défendons-nous ensemble, et laissons-nous le temps
De vieillir, toi pour nous, et nous pour tes enfants.
Le chasseur songe dans les bois
À des beautés sur l'herbe assises,
Et dans l'ombre il croit voir parfois
Danser des formes indécises.

Le soldat pense à ses destins
Tout en veillant sur les empires,
Et dans ses souvenirs lointains
Entrevoit de vagues sourires.

Le pâtre attend sous le ciel bleu
L'heure où son étoile paisible
Va s'épanouir, fleur de feu,
Au bout d'une tige invisible.

Regarde-les, regarde encor
Comme la vierge, fille d'Ève,
Jette en courant dans les blés d'or
Sa chanson qui contient son rêve !

Vois errer dans les champs en fleur,
Dos courbé, paupières baissées,
Le poète, cet oiseleur,
Qui cherche à prendre des pensées.

Vois sur la mer les matelots
Implorant la terre embaumée,
Lassés de l'écume des flots,
Et demandant une fumée !

Se rappelant quand le flot noir
Bat les flancs plaintifs du navire,
Les hameaux si joyeux le soir,
Les arbres pleins d'éclats de rire !

Vois le prêtre, priant pour tous,
Front pur qui sous nos fautes penche,
Songer dans le temple, à genoux
Sur les plis de sa robe blanche.

Vois s'élever sur les hauteurs
Tous ces grands penseurs que tu nommes,
Sombres esprit dominateurs,
Chênes dans la forêt des hommes.

Vois, couvant des yeux son trésor,
La mère contempler, ravie,
Son enfant, cœur sans ombre encor,
Vase que remplira la vie !

Tous, dans la joie ou dans l'affront,
Portent, sans nuage et sans tache,
Un mot qui rayonne à leur front,
Dans leur âme un mot qui se cache.

Selon les desseins du Seigneur,
Le mot qu'on voit pour tous varie ;
- L'un a : Gloire ! l'autre a : Bonheur !
L'un dit : Vertu ! l'autre : Patrie !

Le mot caché ne change pas.
Dans tous les cœurs toujours le même ;
Il y chante ou gémit tout bas ;
Et ce mot, c'est le mot suprême !

C'est le mot qui peut assoupir
L'ennui du front le plus morose !
C'est le mystérieux soupir
Qu'à toute heure fait toute chose !

C'est le mot d'où les autres mots
Sortent comme d'un tronc austère,
Et qui remplit de ses rameaux
Tous les langages de la terre !

C'est le verbe, obscur ou vermeil,
Qui luit dans le reflet des fleuves,
Dans le phare, dans le soleil,
Dans la sombre lampe des veuves !

Qui se mêle au bruit des roseaux,
Au tressaillement des colombes ;
Qui jase et rit dans les berceaux,
Et qu'on sent vivre au fond des tombes !

Qui fait éclore dans les bois
Les feuilles, les souffles, les ailes,
La clémence au cœur des grands rois,
Le sourire aux lèvres des belles !

C'est le nœud des prés et des eaux !
C'est le charme qui se compose
Du plus tendre cri des oiseaux,
Du plus doux parfum de la rose !

C'est l'hymne que le gouffre amer
Chante en poussant au port des voiles !
C'est le mystère de la mer,
Et c'est le secret des étoiles !

Ce mot, fondement éternel
De la seconde des deux Romes,
C'est Foi dans la langue du ciel,
Amour dans la langue des hommes !

Aimer, c'est avoir dans les mains
Un fil pour toutes les épreuves,
Un flambeau pour tous les chemins,
Une coupe pour tous les fleuves !

Aimer, c'est comprendre les cieux.
C'est mettre, qu'on dorme ou qu'on veille,
Une lumière dans ses yeux,
Une musique en son oreille !

C'est se chauffer à ce qui bout !
C'est pencher son âme embaumée
Sur le côté divin de tout !
Ainsi, ma douce bien-aimée,

Tu mêles ton cœur et tes sens,
Dans la retraite où tu m'accueilles,
Aux dialogues ravissants
Des flots, des astres et des feuilles !

La vitre laisse voir le jour ;
Malgré nos brumes et nos doutes,
Ô mon ange ! à travers l'amour
Les vérités paraissent toutes !

L'homme et la femme, couple heureux,
À qui le cœur tient lieu d'apôtre,
Laissent voir le ciel derrière eux,
Et sont transparents l'un pour l'autre.

Ils ont en eux, comme un lac noir
Reflète un astre en son eau pure,
Du Dieu caché qu'on ne peut voir
Une lumineuse figure !

Aimons ! prions ! les bois sont verts,
L'été resplendit sur la mousse,
Les germes vivent entr'ouverts,
L'onde s'épanche et l'herbe pousse !

Que la foule, bien **** de nous
Suive ses routes insensées.
Aimons, et tombons à genoux,
Et laissons aller nos pensées !

L'amour, qu'il vienne tôt ou ****,
Prouve Dieu dans notre âme sombre.
Il faut bien un corps quelque part
Pour que le miroir ait une ombre.

Le 23 mai 1839.
Oh primavera ! gioventù dell' anno !
Oh gioventù, primavera della vita !


Ô mes lettres d'amour, de vertu, de jeunesse,
C'est donc vous ! Je m'enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l'heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J'avais donc dix-huit ans ! j'étais donc plein de songes !
L'espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m'avait lui !
J'étais un dieu pour toi qu'en mon cœur seul je nomme !
J'étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l'homme
Rougit presque aujourd'hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Etre pur, être fier, être sublime, et croire
À toute pureté !

À présent, j'ai senti, j'ai vu, je sais. - Qu'importe
Si moins d'illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m'abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années,
Pour m'avoir fui si vite, et vous être éloignées,
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m'apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s'attache,
Revient dans nos chemins,
On s'y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l'emporte
À l'horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L'homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Le 22 mai 1830.
Fable XVI, Livre I.


On admirait l'oiseau de Jupiter,
Qui déployant ses vastes ailes,
Aussi rapide que l'éclair,
Remontait vers son maître aux voûtes éternelles.
Toute la basse-cour avait les yeux en l'air.
Ce n'est pas sans raison qu'un grand dieu le préfère !
S'écriait un vieux coq ; parmi ses envieux,
Qui pourrait, comme lui, laissant bien **** la terre,
Voler en un clin-d'oeil au séjour du tonnerre,
Et d'un élan franchir l'immensité des cieux ?
Qui ? reprit un chapon ; vous et moi, mon confrère.
Moi, vous dis-je. Laissons les dindons s'étonner
De ce qui sort de leurs coutumes :
Osons, au lieu de raisonner.
D'aussi près qu'il voudra verra Jupin tonner
Quiconque a du cœur et des plumes.
Il dit, et de l'exemple appuyant la leçon,
Il a déjà pris vol vers la céleste plaine.
Mais c'était le vol du chapon.
L'enfant gâté du Mans s'élève, et, comme un plomb,
Va tomber sur le toit de l'étable prochaine.
On sait que l'indulgence, en un malheur pareil,
N'est pas le fort de la canaille :
On suit le pauvre hère, on le hue, on le raille,
Les plus petits exprès montaient sur la muraille.
Le vieux coq, plus sensé, lui donna ce conseil :
Que ceci te serve de règle ;
Raser la terre est ton vrai lot :
Renonce à prendre un vol plus haut,
Mon ami, tu n'es pas un aigle.
Elle me dit, un soir, en souriant :
- Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse
Le jour qui fuit, ou l'ombre qui s'abaisse,
Ou l'astre d'or qui monte à l'orient ?
Que font vos yeux là-haut ? je les réclame.
Quittez le ciel; regardez dans mon âme !

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,
Où vos regards démesurés vont lire,
Qu'apprendrez-vous qui vaille mon sourire ?
Qu'apprendras-tu qui vaille nos baisers ?
Oh ! de mon coeur lève les chastes voiles.
Si tu savais comme il est plein d'étoiles !

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,
Tout est en nous un radieux spectacle.
Le dévouement, rayonnant sur l'obstacle,
Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.
Le vaste azur n'est rien, je te l'atteste ;
Le ciel que j'ai dans l'âme est plus céleste !

C'est beau de voir un astre s'allumer.
Le monde est plein de merveilleuses choses.
Douce est l'aurore et douces sont les roses.
Rien n'est si doux que le charme d'aimer !
La clarté vraie et la meilleure flamme,
C'est le rayon qui va de l'âme à l'âme !

L'amour vaut mieux, au fond des antres frais,
Que ces soleils qu'on ignore et qu'on nomme.
Dieu mit, sachant ce qui convient à l'homme,
Le ciel bien **** et la femme tout près.
Il dit à ceux qui scrutent l'azur sombre :
"Vivez ! aimez ! le reste, c'est mon ombre !"

Aimons ! c'est tout. Et Dieu le veut ainsi.
Laisse ton ciel que de froids rayons dorent !
Tu trouveras, dans deux yeux qui t'adorent,
Plus de beauté, plus de lumière aussi !
Aimer, c'est voir, sentir, rêver, comprendre.
L'esprit plus grand s'ajoute au coeur plus tendre.

Viens, bien-aimé ! n'entends-tu pas toujours
Dans nos transports une harmonie étrange ?
Autour de nous la nature se change
En une lyre et chante nos amours.
Viens ! aimons-nous ! errons sur la pelouse
Ne songe plus au ciel ! j'en suis jalouse !

Ma bien-aimée ainsi tout bas parlait,
Avec son front posé sur sa main blanche,
Et l'oeil rêveur d'un ange qui se penche,
Et sa voix grave, et cet air qui me plaît ;
Belle et tranquille, et de me voir charmée,
Ainsi tout bas parlait ma bien-aimée.

Nos coeurs battaient ; l'extase m'étouffait ;
Les fleurs du soir entr'ouvraient leurs corolles ...
Qu'avez-vous fait, arbres, de nos paroles ?
De nos soupirs, rochers, qu'avez-vous fait ?
C'est un destin bien triste que le nôtre,
Puisqu'un tel jour s'envole comme un autre !

Ô souvenirs ! trésor dans l'ombre accru !
Sombre horizon des anciennes pensées !
Chère lueur des choses éclipsées !
Rayonnement du passé disparu !
Comme du seuil et du dehors d'un temple,
L'oeil de l'esprit en rêvant vous contemple !

Quand les beaux jours font place aux jours amers,
De tout bonheur il faut quitter l'idée ;
Quand l'espérance est tout à fait vidée,
Laissons tomber la coupe au fond des mers.
L'oubli ! l'oubli ! c'est l'onde où tout se noie ;
C'est la mer sombre où l'on jette sa joie.
Fable XII, Livre II.


Un jeune enfant n'avait pas remarqué
Certain Frelon qui pillait un parterre ;
Comme un auteur surpris par le folliculaire,  
Au milieu de ses jeux, zeste, il se sent piqué,
Au moment qu'il n'y pensait guère.
Comme un auteur, il jette les hauts cris.
Accourt monsieur l'abbé du fond de sa retraite.
Vengez-moi, lui dit-on, quand il a tout appris.
- Vous venger, mon enfant ! la chose est déjà faite.
Le sage avait raison ; car l'insecte pillard,
Martyr de sa propre furie,
Dans la piqûre, avec son dard,
Avait déjà laissé sa vie.

À même cause, même effet ;  
Laissons en paix le pauvre monde :
Gens d'humeur par trop furibonde,
On peut mourir du mal qu'on fait.
Ami, vous revenez d'un de ces longs voyages
Qui nous font vieillir vite, et nous changent en sages
Au sortir du berceau.
De tous les océans votre course a vu l'onde,
Hélas ! et vous feriez une ceinture au monde
Du sillon du vaisseau.

Le soleil de vingt cieux a mûri votre vie.
Partout où vous mena votre inconstante envie,
Jetant et ramassant,
Pareil au laboureur qui récolte et qui sème,
Vous avez pris des lieux et laissé de vous-même
Quelque chose en passant !

Tandis que votre ami, moins heureux et moins sage,
Attendait des saisons l'uniforme passage
Dans le même horizon,
Et comme l'arbre vert qui de **** la dessine,
A sa porte effeuillant ses jours, prenait racine
Au seuil de sa maison.

Vous êtes fatigué, tant vous avez vu d'hommes !
Enfin vous revenez, las de ce que nous sommes,
Vous reposer en Dieu.
Triste, vous me contez vos courses infécondes,
Et vos pieds ont mêlé la poudre de trois mondes
Aux cendres de mon feu.

Or, maintenant, le cœur plein de choses profondes,
Des enfants dans vos mains tenant les têtes blondes,
Vous me parlez ici,
Et vous me demandez, sollicitude amère !
- Où donc ton père ? où donc ton fils ? où donc ta mère ?
- Ils voyagent aussi !

Le voyage qu'ils font n'a ni soleil, ni lune ;
Nul homme n'y peut rien porter de sa fortune,
Tant le maître est jaloux !
Le voyage qu'ils font est profond et sans bornes,
On le fait à pas lents, parmi des faces mornes,
Et nous le ferons tous !

J'étais à leur départ comme j'étais au vôtre.
En diverses saisons, tous trois, l'un après l'autre,
Ils ont pris leur essor.
Hélas ! j'ai mis en terre, à cette heure suprême,
Ces têtes que j'aimais. Avare, j'ai moi-même
Enfoui mon trésor.

Je les ai vus partir. J'ai, faible et plein d'alarmes,
Vu trois fois un drap noir semé de blanches larmes
Tendre ce corridor ;
J'ai sur leurs froides mains pleuré comme une femme.
Mais, le cercueil fermé, mon âme a vu leur âme
Ouvrir deux ailes d'or !

Je les ai vus partir comme trois hirondelles
Qui vont chercher bien **** des printemps plus fidèles
Et des étés meilleurs.
Ma mère vit le ciel, et partit la première,
Et son œil en mourant fut plein d'une lumière
Qu'on n'a point vue ailleurs.

Et puis mon premier-né la suivit ; puis mon père,
Fier vétéran âgé de quarante ans de guerre,
Tout chargé de chevrons.
Maintenant ils sont là, tous trois dorment dans l'ombre,
Tandis que leurs esprits font le voyage sombre,
Et vont où nous irons !

Si vous voulez, à l'heure où la lune décline,
Nous monterons tous deux la nuit sur la colline
Où gisent nos aïeux.
Je vous dirai, montrant à votre vue amie
La ville morte auprès de la ville endormie :
Laquelle dort le mieux ?

Venez ; muets tous deux et couchés contre terre,
Nous entendrons, tandis que Paris fera taire
Son vivant tourbillon,
Ces millions de morts, moisson du fils de l'homme,
Sourdre confusément dans leurs sépulcres, comme
Le grain dans le sillon !

Combien vivent joyeux qui devaient, sœurs ou frères,
Faire un pleur éternel de quelques ombres chères !
Pouvoir des ans vainqueurs !
Les morts durent bien peu. Laissons-les sous la pierre !
Hélas ! dans le cercueil ils tombent en poussière
Moins vite qu'en nos cœurs !

Voyageur ! voyageur ! Quelle est notre folie !
Qui sait combien de morts à chaque heure on oublie ?
Des plus chers, des plus beaux ?
Qui peut savoir combien toute douleur s'émousse,
Et combien sur la terre un jour d'herbe qui pousse
Efface de tombeaux ?

Le 6 juillet 1829.
"L'arpenteur mesure la distance d'un point inaccessible en le visant tour à tour de deux points auxquels il a accès. "

Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion,1932, p. 263.

Je t'écris ce poème, ma soeur d'armes

avant qu'il ne soit trop ****

pour que la guerre inéluctable qui se prépare

Ne débouche pas sur le combat nocturne fratricide.

Je t'écris pour que tu choisisses les termes

De l'armistice que nous devrons chaque nuit signer

Au bout de nos campagnes et de nos expéditions

Dans l'outre-reins de nos ombres.

Je t'écris, ma soeur d'armes

Pour que tu laisses de coté à l'entrée du cirque des ébats

ton armure et ta cotte de mailles

Ton hauban et ton écu,

et jusqu'à ton fier destrier de fantaisie.

J'ai moi même abandonné à l'entrée du cirque

mon épée factice dans son fourreau.

Pour le combat singulier qui s'annonce

en épée de Damoclès au dessus de nos sens

Durandal ne sera pas invité. Laissons-le au repos.

Il aura son heure au son du clairon.

C'est mou et désarticulé que je me présenterai

devant les quelques arpents de tes Eaux

Pour leur présenter mes hommages

en te guerroyant ma gladiatrice, d'égal à égal,

nu comme toi, à armes égales

pour ce combat nocturne, sans foi ni loi,

où nul vainqueur ne sera proclamé.

Je ne suis pas comme tu t'imagines peut-être

Un foudre de guerre

Mais il faut dit-on préparer la guerre pour avoir la paix.

Quelle guerre ? Quelle Paix ?

La Paix des Braves , la Guerre des boutons ?

La Paix des corps ? La guerre des Sexes ?

Je me présenterai à toi arpenteur aux yeux bandés !

Je sais que tu aimes ce mot ! Je dirais plus : Tu le vénères !

Je banderai donc des yeux

et c'est les yeux exorbités donc

qu'assermenté je t'arpenterai.

Souffre que je commence non pas par l'évidence mais par l'absence.

Tu te présenteras à moi de dos et de **** dans la mire

je verrai la frontière qui sépare

Le cou de la nuque

et c'est là sur cette ligne d'horizon

que je placerai mon premier voyant,

ma première botte à distance.

Ce ne sera pas un coup de dague ni d'épée

mais il te transpercera de son acuité,

de sa précision géométrique

droit dans le mille, comme le regard plongeant de l'épervier

au-dessus des flots en quête de chair et d'iode.

Je ferai de ta nuque jaillir des perroquets volants étincelants de lumière nacrée

et ton épaule se transformera en épuisette qui recueillera notre pêche miraculeuse.

De mes yeux bandés, un faisceau de lumière

jaillira de la nuit et plongera

dans la raie de ton dos

créant dans son sillage

toute une constellation de plumes chatoyantes

qui crieront ton nom, déclineront ta conjugaison

Au douze temps du Verbe.

Mes yeux bandés partiront alors en reconnaissance.

De leur décamètre, de leur niveau d'eau,

De leur boussole de leur graphomètre

Ils dresseront en bons et loyaux arpenteurs

la topographie des pitons inaccessibles.

Les Failles . Les Crevasses. Les Fissures. Les Marais.

Les Mornes. Les Plages. Les Ecueils. Les Soufrières.

Le Paysage aux cent visages de nos Ebats.
À Alfred Denaut.


C'était au milieu de la nuit,
Une longue nuit de décembre ;
Le feu, qui s'éteignait sans bruit,
Rougissait par moments la chambre.

On distinguait des rideaux blancs,
Mais on n'entendait pas d'haleine ;
La veilleuse aux rayons tremblants
Languissait dans la porcelaine.

Et personne, hélas ! ne savait
Que l'enfant fût à l'agonie ;
De lassitude, à son chevet,
Sa mère s'était endormie.

Mais, pour la voir, tout bas, pieds nus,
Entr'ouvrant doucement la porte,
Ses petits frères sont venus...
Déjà la malade était morte.

Ils ont dit : « Est-ce qu'elle dort ?
Ses yeux sont fixes ; de sa bouche
Nul murmure animé ne sort ;
Sa main fait froid quand on la touché.

« Quel grand silence dans le lit !
Pas un pli des draps ne remue ;
L'alcôve effrayante s'emplit
D'une solitude inconnue.

« Notre mère est assise là ;
Elle est tranquille, elle sommeille :
Qu'allons-nous faire ? Laissons-la.
Que Dieu lui-même la réveille ! »

Et, sans regarder derrière eux,
Vite dans leurs lits ils rentrèrent :
Alors, se sentant malheureux,
Avec épouvante ils pleurèrent.
II.

Mais qu'importe ! l'herbe est verte,
Et c'est l'été ! Ne pensons,
Jeanne qu'à l'ombre entrouverte,
Qu'aux parfums et qu'aux chansons.

La grande saison joyeuse
Nous offre les prés, les eaux,
Les cressons mouillés, l'yeuse,
Et l'exemple des oiseaux.

L'été, vainqueur des tempêtes,
Doreur des cieux essuyés,
Met des rayons sur nos têtes
Et des fraises sous nos pieds.

Été sacré ! l'air soupire.
Dieu, qui veut tout apaiser,
Fait le jour pour le sourire
Et la nuit pour le baiser.

L'étang frémit sous les aulnes ;
La plaine est un gouffre d'or
Où court, dans les grands blés jaunes,
Le frisson de messidor.

C'est l'instant qu'il faut qu'on aime,
Et qu'on le dise aux forêts,
Et qu'on ait pour but suprême
La mousse des antres frais !

À quoi bon songer aux choses
Qui se passent dans les cieux ?
Viens, donnons notre âme aux roses ;
C'est ce qui l'emplit le mieux.

Viens, laissons là tous ces rêves,
Puisque nous sommes aux mois
Où les charmilles, les grèves,
Et les coeurs, sont pleins de voix !

L'amant entraîne l'amante,
Enhardi dans son dessein
Par la trahison charmante
Du fichu montrant le sein.

Ton pied sous ta robe passe,
Jeanne, et j'aime mieux le voir,
Que d'écouter dans l'espace
Les sombres strophes du soir.

Il ne faut pas craindre, ô belle,
De montrer aux prés fleuris
Qu'on est jeune, peu rebelle,
Blanche, et qu'on vient de Paris !

La campagne est caressante
Au frais amour ébloui ;
L'arbre est *** pourvu qu'il sente
Que Jeanne va dire oui.

Aimons-nous ! et que les sphères
Fassent ce qu'elles voudront !
Il est nuit ; dans les clairières
Les chansons dansent en rond ;

L'ode court dans les rosées ;
Tout chante ; et dans les torrents
Les idylles déchaussées
Baignent leurs pieds transparents ;

La bacchanale de l'ombre
Se célèbre vaguement
Sous les feuillages sans nombre
Pénétrés de firmament ;

Les lutins, les hirondelles,
Entrevus, évanouis,
Font un ravissant bruit d'ailes
Dans le bleue horreur des nuits ;

La fauvette et la sirène
Chantent des chants alternés
Dans l'immense ombre sereine
Qui dit aux âmes : Venez !

Car les solitudes aiment
Ces caresses, ces frissons,
Et, le soir, les rameaux sèment
Les sylphes sur les gazons ;

L'elfe tombe des lianes
Avec des fleurs plein les mains ;
On voit de pâles dianes
Dans la lueur des chemins ;

L'ondin baise les nymphées ;
Le hallier rit quand il sent
Les courbures que les fées
Font aux brins d'herbe en passant.

Viens ; les rossignols t'écoutent ;
Et l'éden n'est pas détruit
Par deux amants qui s'ajoutent
À ces noces de la nuit.

Viens, qu'en son nid qui verdoie,
Le moineau bohémien
Soit jaloux de voir ma joie,
Et ton coeur si près du mien !

Charmons l'arbre et sa ramure
Du tendre accompagnement
Que nous faisons au murmure
Des feuilles, en nous aimant.

À la face des mystères,
Crions que nous nous aimons !
Les grands chênes solitaires
Y consentent sur les monts.

Ô Jeanne, c'est pour ces fêtes,
Pour ces gaietés, pour ces chants,
Pour ces amours, que sont faites
Toutes les grâces des champs !

Ne tremble pas, quoiqu'un songe
Emplisse mes yeux ardents.
Ne crains d'eux aucun mensonge
Puisque mon âme est dedans.

Reste chaste sans panique.
Sois charmante avec grandeur.
L'épaisseur de la tunique,
Jeanne, rend l'amour boudeur.

Pas de terreur, pas de transe ;
Le ciel diaphane absout
Du péché de transparence
La gaze du canezout.

La nature est attendrie ;
Il faut vivre ! Il faut errer
Dans la douce effronterie
De rire et de s'adorer.

Viens, aime, oublions le monde,
Mêlons l'âme à l'âme, et vois
Monter la lune profonde
Entre les branches des bois !
Quel beau lieu ! Là le cèdre avec l'orme chuchote,
L'âne est Iyrique et semble avoir vu Don Quichotte,
Le tigre en cage a l'air d'un roi dans son palais,
Les pachydermes sont effroyablement laids ;
Et puis c'est littéraire, on rêve à des idylles
De Viennet en voyant bâiller les crocodiles.
Là, pendant qu'au babouin la singesse se vend,
Pendant que le baudet contemple le savant,
Et que le vautour fait au hibou bon visage,
Certes, c'est un emploi du temps digne d'un sage
De s'en aller songer dans cette ombre, parmi
Ces arbres pleins de nids, où tout semble endormi
Et veille, où le refus consent, où l'amour lutte,
Et d'écouter le vent, ce doux joueur de flûte.

Apprenons, laissons faire, aimons, les cieux sont grands ;
Et devenons savants, et restons ignorants.
Soyons sous l'infini des auditeurs honnêtes ;
Rien n'est muet ni sourd ; voyons le plus de bêtes
Que nous pouvons ; tirons partie de leurs leçons.
Parce qu'autour de nous tout rêve, nous pensons.
L'ignorance est un peu semblable à la prière ;
L'homme est grand par devant et petit par derrière ;
C'est, d'Euclide à Newton, de Job à Réaumur,
Un indiscret qui veut voir par-dessus le mur,
Et la nature, au fond très moqueuse, paraphe
Notre science avec le cou de la girafe.
Tâchez de voir, c'est bien. Épiez. Notre esprit
Pousse notre science à guetter ; Dieu sourit,
Vieux malin.

Je l'ai dit, Dieu prête à la critique.
Il n'est pas sobre. Il est débordant, frénétique,
Inconvenant ; ici le nain, là le géant,
Tout à la fois ; énorme ; il manque de néant.
Il abuse du gouffre, il abuse du prisme.
Tout, c'est trop. Son soleil va jusqu'au gongorisme ;
Lumière outrée. Oui, Dieu vraiment est inégal ;
Ici la Sibérie, et là le Sénégal ;
Et partout l'antithèse ! il faut qu'on s'y résigne ;
S'il fait noir le corbeau, c'est qu'il fit blanc le cygne ;
Aujourd'hui Dieu nous gèle, hier il nous chauffait.
Comme à l'académie on lui dirait son fait !
Que nous veut la comète ? À quoi sert le bolide ?
Quand on est un pédant sérieux et solide,
Plus on est ébloui, moins on est satisfait ;
La férule à Batteux, le sabre à Galifet
Ne tolèrent pas Dieu sans quelque impatience ;
Dieu trouble l'ordre ; il met sur les dents la science ;
À peine a-t-on fini qu'il faut recommencer ;
Il semble que l'on sent dans la main vous glisser
On ne sait quel serpent tout écaillé d'aurore.
Dès que vous avez dit : assez ! il dit : encore !

Ce démagogue donne au pauvre autant de fleurs
Qu'au riche ; il ne sait pas se borner ; ses couleurs,
Ses rayons, ses éclairs, c'est plus qu'on ne souhaite.
Ah ! tout cela fait mal aux yeux ! dit la chouette.
Et la chouette, c'est la sagesse.

Il est sûr
Que Dieu taille à son gré le monde en plein azur ;
Il mêle l'ironie à son tonnerre épique ;
Si l'on plane il foudroie et si l'on broute il pique.
(Je ne m'étonne pas que Planche eût l'air piqué.)
Le vent, voix sans raison, sorte de bruit manqué,
Sans jamais s'expliquer et sans jamais conclure,
Rabâche, et l'océan n'est pas exempt d'enflure.
Quant à moi, je serais, j'en fais ici l'aveu,
Curieux de savoir ce que diraient de Dieu,
Du monde qu'il régit, du ciel qu'il exagère,
De l'infini, sinistre et confuse étagère,
De tout ce que ce Dieu prodigue, des amas
D'étoiles de tout genre et de tous les formats,
De sa façon d'emplir d'astres le télescope,
Nonotte et Baculard dans le café Procope.
Calmes dans le demi-jour
Que les branches hautes font,
Pénétrons bien notre amour
De ce silence profond.

Fondons nos âmes, nos coeurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.

Ferme tes veux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton coeur endormi
Chasse à jamais tout dessein.

Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux
Qui vient à tes pieds rider
Les ondes de gazon roux.

Et quand, solennel, le soir
Des chênes noirs tombera,
Voix de notre désespoir,
Le rossignol chantera.
Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous
Sous cet arbre géant où vient mourir la brise
En soupirs inégaux sous la ramure grise
Que caresse le clair de lune blême et doux.

Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux.
Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise
Le bonheur qui s'enfuit et l'amour qui s'épuise,
Et nos cheveux frôlés par l'aile des hiboux.

Oublions d'espérer. Discrète et contenue,
Que l'âme de chacun de nous deux continue
Ce calme et cette mort sereine du soleil.

Restons silencieux parmi la paix nocturne :
Il n'est pas bon d'aller troubler dans son sommeil
La nature, ce dieu féroce et taciturne.

— The End —