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Le bruit des cabarets, la fange du trottoir,

Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir,

L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues,

Qui grince, mal assis entre ses quatre roues,

Et roule ses yeux verts et rouges lentement,

Les ouvriers allant au club, tout en fumant

Leur brûle-gueule au nez des agents de police,

Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse,

Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout,

Voilà ma route - avec le paradis au bout.
I

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.

Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ?
D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ;
Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais.
Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs, que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
- Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile !
- C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile.
- Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si **** de leurs querelles ?
Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! -
Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ;
Ni l'église où le temps fait tourner son compas ;
Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas,
L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe.

II

Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne !
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j'irais où je devais aller ;
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.
Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l'avidité morne du désespoir ;
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ;
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?

Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j'étais encor là.
J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux,
Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J'effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m'apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme !

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant,
Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant,
Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte,
Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !

III

Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur !

Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur,
Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ?
A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ?
Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ?
T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre
De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n'entendais point
Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ?
Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre,
En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?

Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur !
Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur,
Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre,
J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre
Pour en charger quelqu'un qui passerait par là !

Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle
L'amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ?

IV

Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour !
Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti !
Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure !
Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit !
Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !

Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n'en rien disperser,
Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l'absent à la morte !

Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l'infini souffler
Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ;
Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang,
J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme !
Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard,
Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme !

V

Ô doux commencements d'azur qui me trompiez,
Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés !
J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près,
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !

Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond.
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ?
J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire,
L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur.

Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ;
J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois,
Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l'enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !

Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense,
J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l'ombre.
Tu passes en laissant le vide et le décombre,
Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.

VI

Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine
Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ;
Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ;
La hauteNotre-Dame à présent, qui me luit,
C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ;
Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m'arrête à la première lieue,
Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !

Mais mon coeur toujours saigne et du même côté.
C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l'éblouissement des lumières du dôme
M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau
Me parler, me montrer l'universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J'écoute, et je reviens à la douce endormie.

VII

Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort,
Ferme l'exil après avoir fermé la mort,
Puisqu'il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ?
Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle !

Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de ****, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit,
A mesure que l'oeil de mon ange le lit,
Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse,
Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir,
Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre !

VIII

Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur !
Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur !
Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche,
L'âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !

Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !

Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l'apaisement insondable des morts !
Paix à l'obscurité muette et redoutée,
Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religio
Le poète.

Du temps que j'étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :
À la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j'allais avoir quinze ans
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d'une main,
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

À l'âge où l'on croit à l'amour,
J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux ;
D'une main il montrait les cieux,
Et de l'autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu'un soupir,
Et s'évanouit comme un rêve.

À l'âge où l'on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s'asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.

Un an après, il était nuit ;
J'étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s'asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Ses yeux étaient noyés de pleurs ;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d'épine ;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.

Je m'en suis si bien souvenu,
Que je l'ai toujours reconnu
À tous les instants de ma vie.
C'est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J'ai vu partout cette ombre amie.

Lorsque plus ****, las de souffrir,
Pour renaître ou pour en finir,
J'ai voulu m'exiler de France ;
Lorsqu'impatient de marcher,
J'ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d'une espérance ;

À Pise, au pied de l'Apennin ;
À Cologne, en face du Rhin ;
À Nice, au penchant des vallées ;
À Florence, au fond des palais ;
À Brigues, dans les vieux chalets ;
Au sein des Alpes désolées ;

À Gênes, sous les citronniers ;
À Vevey, sous les verts pommiers ;
Au Havre, devant l'Atlantique ;
À Venise, à l'affreux Lido,
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique ;

Partout où, sous ces vastes cieux,
J'ai lassé mon cœur et mes yeux,
Saignant d'une éternelle plaie ;
Partout où le boiteux Ennui,
Traînant ma fatigue après lui,
M'a promené sur une claie ;

Partout où, sans cesse altéré
De la soif d'un monde ignoré,
J'ai suivi l'ombre de mes songes ;
Partout où, sans avoir vécu,
J'ai revu ce que j'avais vu,
La face humaine et ses mensonges ;

Partout où, le long des chemins,
J'ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme ;
Partout où j'ai, comme un mouton,
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuder mon âme ;

Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin.
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j'aime la Providence.
Ta douleur même est sœur de ma souffrance ;
Elle ressemble à l'Amitié.

Qui donc es-tu ? - Tu n'es pas mon bon ange,
Jamais tu ne viens m'avertir.
Tu vois mes maux (c'est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t'appeler.
Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie ?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler !

Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître.
C'était par une triste nuit.
L'aile des vents battait à ma fenêtre ;
J'étais seul, courbé sur mon lit.
J'y regardais une place chérie,
Tiède encor d'un baiser brûlant ;
Et je songeais comme la femme oublie,
Et je sentais un lambeau de ma vie
Qui se déchirait lentement.

Je rassemblais des lettres de la veille,
Des cheveux, des débris d'amour.

Tout ce passé me criait à l'oreille
Ses éternels serments d'un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées,
Qui me faisaient trembler la main :
Larmes du cœur par le cœur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées
Ne reconnaîtront plus demain !

J'enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,
C'est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d'oubli.
De tous côtés j'y retournais la sonde,
Et je pleurais, seul, **** des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.

J'allais poser le sceau de cire noire
Sur ce fragile et cher trésor.
J'allais le rendre, et, n'y pouvant pas croire,
En pleurant j'en doutais encor.
Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée,
Malgré toi, tu t'en souviendras !
Pourquoi, grand Dieu ! mentir à sa pensée ?
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
Ces sanglots, si tu n'aimais pas ?

Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures ;
Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien ! adieu ! Vous compterez les heures
Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce cœur de glace
Emportez l'orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous m'avez fait.

Partez, partez ! la Nature immortelle
N'a pas tout voulu vous donner.
Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner !
Allez, allez, suivez la destinée ;
Qui vous perd n'a pas tout perdu.
Jetez au vent notre amour consumée ; -
Eternel Dieu ! toi que j'ai tant aimée,
Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu ?

Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre ;
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir ?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage ?
Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image
Que j'aperçois dans ce miroir ?

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n'a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l'ombre où j'ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n'apparais qu'au jour des pleurs ?

La vision.

- Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l'ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j'aime, je ne sais pas
De quel côté s'en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère ;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.

Le ciel m'a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.
Je l'ai dit quelque part, les penseurs d'autrefois,
Épiant l'inconnu dans ses plus noires lois,
Ont tous étudié la formation d'Ève.
L'un en fit son problème et l'autre en fit son rêve.
L'horreur sacrée étant dans tout, se pourrait-il
Que la femme, cet être obscur, puissant, subtil,
Fût double, et, tout ensemble ignorée et charnelle,
Fît hors d'elle l'aurore, ayant la nuit en elle ?
Le hibou serait-il caché dans l'alcyon ?
Qui dira le secret de la création ?
Les germes, les aimants, les instincts, les effluves !
Qui peut connaître à fond toutes ces sombres cuves ?
Est-ce que le Vésuve et l'Etna, les reflux
Des forces s'épuisant en efforts superflus,
Le vaste tremblement des feuilles remuées,
Les ouragans, les fleurs, les torrents, les nuées,
Ne peuvent pas finir par faire une vapeur.
Qui se condense en femme et dont le sage a peur ?

Tout fait Tout, et le même insondable cratère
Crée à Thulé la lave et la rose à Cythère.
Rien ne sort des volcans qui n'entre dans les coeurs.
Les oiseaux dans les bois ont des rires moqueurs
Et tristes, au-dessus de l'amoureux crédule.
N'est-ce pas le serpent qui vaguement ondule
Dans la souple beauté des vierges aux seins nus ?
Les grands sages étaient d'immenses ingénus ;
Ils ne connaissaient pas la forme de ce globe,
Mais, pâles, ils sentaient traîner sur eux la robe
De la sombre passante, Isis au voile noir ;
Tout devient le soupçon quand Rien est le savoir ;
Pour Lucrèce, le dieu, pour Job, le kéroubime
Mentaient ; on soupçonnait de trahison l'abîme ;
On croyait le chaos capable d'engendrer
La femme, pour nous plaire et pour nous enivrer,
Et pour faire monter jusqu'à nous sa fumée ;
La Sicile, la Grèce étrange, l'Idumée,
L'Iran, l'Egypte et l'Inde, étaient des lieux profonds ;
Qui sait ce que les vents, les brumes, les typhons
Peuvent apporter d'ombre à l'âme féminine ?
Les tragiques forêts de la chaîne Apennine,
La farouche fontaine épandue à longs flots
Sous l'Olympe, à travers les pins et les bouleaux,
L'antre de Béotie où dans l'ombre diffuse
On sent on ne sait quoi qui s'offre et se refuse,
Chypre et tous ses parfums, Delphe et tous ses rayons,
Le lys que nous cueillons, l'azur que nous voyons,
Tout cela, c'est auguste, et c'est peut-être infâme.
Tout, à leurs yeux, était sphinx, et quand une femme
Venait vers eux, parlant avec sa douce voix,
Qui sait ? peut-être Hermès et Dédale, les bois,
Les nuages, les eaux, l'effrayante Cybèle,
Toute l'énigme était mêlée à cette belle.

L'univers aboutit à ce monstre charmant.
La ménade est déjà presque un commencement
De la femme chimère, et d'antiques annales
Disent qu'avril était le temps des bacchanales,
Et que la liberté de ces fêtes s'accrut
Des fauves impudeurs de la nature en rut ;
La nature partout donne l'exemple énorme
De l'accouplement sombre où l'âme étreint la forme ;
La rose est une fille ; et ce qu'un papillon
Fait à la plante, est fait au grain par le sillon.
La végétation terrible est ignorée.
L'horreur des bois unit Flore avec Briarée,
Et marie une fleur avec l'arbre aux cent bras.
Toi qui sous le talon d'Apollon te cabras,
Ô cheval orageux du Pinde, tes narines
Frémissaient quand passaient les nymphes vipérines,
Et, sentant là de l'ombre hostile à ta clarté,
Tu t'enfuyais devant la sinistre Astarté.
Et Terpandre le vit, et Platon le raconte.
La femme est une gloire et peut être une honte
Pour l'ouvrier divin et suspect qui la fit.
A tout le bien, à tout le mal, elle suffit.

Haine, amour, fange, esprit, fièvre, elle participe
Du gouffre, et la matière aveugle est son principe.
Elle est le mois de mai fait chair, vivant, chantant.
Qu'est-ce que le printemps ? une orgie. A l'instant,
Où la femme naquit, est morte l'innocence.
Les vieux songeurs ont vu la fleur qui nous encense
Devenir femme à l'heure où l'astre éclôt au ciel,
Et, pour Orphée ainsi que pour Ézéchiel,
La nature n'étant qu'un vaste *****, l'ébauche
D'un être tentateur rit dans cette débauche ;
C'est la femme. Elle est spectre et masque, et notre sort
Est traversé par elle ; elle entre, flotte et sort.
Que nous veut-elle ? A-t-elle un but ? Par quelle issue
Cette apparition vaguement aperçue
S'est-elle dérobée ? Est-ce un souffle de nuit
Qui semble une âme errante et qui s'évanouit ?
Les sombres hommes sont une forêt, et l'ombre
Couvre leurs pas, leurs voix, leurs yeux, leur bruit, leur nombre ;
Le genre humain, mêlé sous les hauts firmaments,
Est plein de carrefours et d'entre-croisements,
Et la femme est assez blanche pour qu'on la voie
A travers cette morne et blême claire-voie.
Cette vision passe ; et l'on reste effaré.
Aux chênes de Dodone, aux cèdres de Membré,
L'hiérophante ému comme le patriarche
Regarde ce fantôme inquiétant qui marche.

Non, rien ne nous dira ce que peut être au fond
Cet être en qui Satan avec Dieu se confond :
Elle résume l'ombre énorme en son essence.
Les vieux payens croyaient à la toute puissance
De l'abîme, du lit sans fond, de l'élément ;
Ils épiaient la mer dans son enfantement ;
Pour eux, ce qui sortait de la tempête immense,
De toute l'onde en proie aux souffles en démence
Et du vaste flot vert à jamais tourmenté,
C'était le divin sphinx féminin, la Beauté,
Toute nue, infernale et céleste, insondable,
Ô gouffre ! et que peut-on voir de plus formidable,
Sous les cieux les plus noirs et les plus inconnus,
Que l'océan ayant pour écume Vénus !

Aucune aile ici-bas n'est pour longtemps posée.
Quand elle était petite, elle avait un oiseau ;
Elle le nourrissait de pain et de rosée,
Et veillait sur son nid comme sur un berceau.
Un soir il s'échappa. Que de plaintes amères !
Dans mes bras en pleurant je la vis accourir...
Jeunes filles, laissez, laissez, ô jeunes mères,
Les oiseaux s'envoler et les enfants mourir !

C'est une loi d'en haut qui veut que tout nous quitte.
Le secret du Seigneur, nous le saurons un jour.
Elle grandit. La vie, hélas ! marche si vite !
Elle eut un doux enfant, un bel ange, un amour.
Une nuit, triste sort des choses éphémères !
Cet enfant s'éteignit, sans pleurer, sans souffrir...
Jeunes filles, laissez, laissez, ô jeunes mères,
Les oiseaux s'envoler et les enfants mourir !

Le 22 juin 1842.
Lorsque le grand Byron allait quitter Ravenne,
Et chercher sur les mers quelque plage lointaine
Où finir en héros son immortel ennui,
Comme il était assis aux pieds de sa maîtresse,
Pâle, et déjà tourné du côté de la Grèce,
Celle qu'il appelait alors sa Guiccioli
Ouvrit un soir un livre où l'on parlait de lui.

Avez-vous de ce temps conservé la mémoire,
Lamartine, et ces vers au prince des proscrits,
Vous souvient-il encor qui les avait écrits ?
Vous étiez jeune alors, vous, notre chère gloire.
Vous veniez d'essayer pour la première fois
Ce beau luth éploré qui vibre sous vos doigts.
La Muse que le ciel vous avait fiancée
Sur votre front rêveur cherchait votre pensée,
Vierge craintive encore, amante des lauriers.
Vous ne connaissiez pas, noble fils de la France,
Vous ne connaissiez pas, sinon par sa souffrance,
Ce sublime orgueilleux à qui vous écriviez.
De quel droit osiez-vous l'aborder et le plaindre ?
Quel aigle, Ganymède, à ce Dieu vous portait ?
Pressentiez-vous qu'un jour vous le pourriez atteindre,
Celui qui de si haut alors vous écoutait ?
Non, vous aviez vingt ans, et le coeur vous battait
Vous aviez lu Lara, Manfred et le Corsaire,
Et vous aviez écrit sans essuyer vos pleurs ;
Le souffle de Byron vous soulevait de terre,
Et vous alliez à lui, porté par ses douleurs.
Vous appeliez de **** cette âme désolée ;
Pour grand qu'il vous parût, vous le sentiez ami
Et, comme le torrent dans la verte vallée,
L'écho de son génie en vous avait gémi.
Et lui, lui dont l'Europe, encore toute armée,
Écoutait en tremblant les sauvages concerts ;
Lui qui depuis dix ans fuyait sa renommée,
Et de sa solitude emplissait l'univers ;
Lui, le grand inspiré de la Mélancolie,
Qui, las d'être envié, se changeait en martyr ;
Lui, le dernier amant de la pauvre Italie,
Pour son dernier exil s'apprêtant à partir ;
Lui qui, rassasié de la grandeur humaine,
Comme un cygne à son chant sentant sa mort prochaine,
Sur terre autour de lui cherchait pour qui mourir...
Il écouta ces vers que lisait sa maîtresse,
Ce doux salut lointain d'un jeune homme inconnu.
Je ne sais si du style il comprit la richesse ;
Il laissa dans ses yeux sourire sa tristesse :
Ce qui venait du coeur lui fut le bienvenu.

Poète, maintenant que ta muse fidèle,
Par ton pudique amour sûre d'être immortelle,
De la verveine en fleur t'a couronné le front,
À ton tour, reçois-moi comme le grand Byron.
De t'égaler jamais je n'ai pas l'espérance ;
Ce que tu tiens du ciel, nul ne me l'a promis,
Mais de ton sort au mien plus grande est la distance,
Meilleur en sera Dieu qui peut nous rendre amis.
Je ne t'adresse pas d'inutiles louanges,
Et je ne songe point que tu me répondras ;
Pour être proposés, ces illustres échanges
Veulent être signés d'un nom que je n'ai pas.
J'ai cru pendant longtemps que j'étais las du monde ;
J'ai dit que je niais, croyant avoir douté,
Et j'ai pris, devant moi, pour une nuit profonde
Mon ombre qui passait pleine de vanité.
Poète, je t'écris pour te dire que j'aime,
Qu'un rayon du soleil est tombé jusqu'à moi,
Et qu'en un jour de deuil et de douleur suprême
Les pleurs que je versais m'ont fait penser à toi.

Qui de nous, Lamartine, et de notre jeunesse,
Ne sait par coeur ce chant, des amants adoré,
Qu'un soir, au bord d'un lac, tu nous as soupiré ?
Qui n'a lu mille fois, qui ne relit sans cesse
Ces vers mystérieux où parle ta maîtresse,
Et qui n'a sangloté sur ces divins sanglots,
Profonds comme le ciel et purs comme les flots ?
Hélas ! ces longs regrets des amours mensongères,
Ces ruines du temps qu'on trouve à chaque pas,
Ces sillons infinis de lueurs éphémères,
Qui peut se dire un homme et ne les connaît pas ?
Quiconque aima jamais porte une cicatrice ;
Chacun l'a dans le sein, toujours prête à s'ouvrir ;
Chacun la garde en soi, cher et secret supplice,
Et mieux il est frappé, moins il en veut guérir.
Te le dirai-je, à toi, chantre de la souffrance,
Que ton glorieux mal, je l'ai souffert aussi ?
Qu'un instant, comme toi, devant ce ciel immense,
J'ai serré dans mes bras la vie et l'espérance,
Et qu'ainsi que le tien, mon rêve s'est enfui ?
Te dirai-je qu'un soir, dans la brise embaumée,
Endormi, comme toi, dans la paix du bonheur,
Aux célestes accents d'une voix bien-aimée,
J'ai cru sentir le temps s'arrêter dans mon coeur ?
Te dirai-je qu'un soir, resté seul sur la terre,
Dévoré, comme toi, d'un affreux souvenir,
Je me suis étonné de ma propre misère,
Et de ce qu'un enfant peut souffrir sans mourir ?
Ah ! ce que j'ai senti dans cet instant terrible,
Oserai-je m'en plaindre et te le raconter ?
Comment exprimerai-je une peine indicible ?
Après toi, devant toi, puis-je encor le tenter ?
Oui, de ce jour fatal, plein d'horreur et de charmes,
Je veux fidèlement te faire le récit ;
Ce ne sont pas des chants, ce ne sont pas des larmes,
Et je ne te dirai que ce que Dieu m'a dit.

Lorsque le laboureur, regagnant sa chaumière,
Trouve le soir son champ rasé par le tonnerre,
Il croit d'abord qu'un rêve a fasciné ses yeux,
Et, doutant de lui-même, interroge les cieux.
Partout la nuit est sombre, et la terre enflammée.
Il cherche autour de lui la place accoutumée
Où sa femme l'attend sur le seuil entr'ouvert ;
Il voit un peu de cendre au milieu d'un désert.
Ses enfants demi-nus sortent de la bruyère,
Et viennent lui conter comme leur pauvre mère
Est morte sous le chaume avec des cris affreux ;
Mais maintenant au **** tout est silencieux.
Le misérable écoute et comprend sa ruine.
Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine ;
Il ne lui reste plus, s'il ne tend pas la main,
Que la faim pour ce soir et la mort pour demain.
Pas un sanglot ne sort de sa gorge oppressée ;
Muet et chancelant, sans force et sans pensée,
Il s'assoit à l'écart, les yeux sur l'horizon,
Et regardant s'enfuir sa moisson consumée,
Dans les noirs tourbillons de l'épaisse fumée
L'ivresse du malheur emporte sa raison.

Tel, lorsque abandonné d'une infidèle amante,
Pour la première fois j'ai connu la douleur,
Transpercé tout à coup d'une flèche sanglante,
Seul je me suis assis dans la nuit de mon coeur.
Ce n'était pas au bord d'un lac au flot limpide,
Ni sur l'herbe fleurie au penchant des coteaux ;
Mes yeux noyés de pleurs ne voyaient que le vide,
Mes sanglots étouffés n'éveillaient point d'échos.
C'était dans une rue obscure et tortueuse
De cet immense égout qu'on appelle Paris :
Autour de moi criait cette foule railleuse
Qui des infortunés n'entend jamais les cris.
Sur le pavé noirci les blafardes lanternes
Versaient un jour douteux plus triste que la nuit,
Et, suivant au hasard ces feux vagues et ternes,
L'homme passait dans l'ombre, allant où va le bruit.
Partout retentissait comme une joie étrange ;
C'était en février, au temps du carnaval.
Les masques avinés, se croisant dans la fange,
S'accostaient d'une injure ou d'un refrain banal.
Dans un carrosse ouvert une troupe entassée
Paraissait par moments sous le ciel pluvieux,
Puis se perdait au **** dans la ville insensée,
Hurlant un hymne impur sous la résine en feux.
Cependant des vieillards, des enfants et des femmes
Se barbouillaient de lie au fond des cabarets,
Tandis que de la nuit les prêtresses infâmes
Promenaient çà et là leurs spectres inquiets.
On eût dit un portrait de la débauche antique,
Un de ces soirs fameux, chers au peuple romain,
Où des temples secrets la Vénus impudique
Sortait échevelée, une torche à la main.
Dieu juste ! pleurer seul par une nuit pareille !
Ô mon unique amour ! que vous avais-je fait ?
Vous m'aviez pu quitter, vous qui juriez la veille
Que vous étiez ma vie et que Dieu le savait ?
Ah ! toi, le savais-tu, froide et cruelle amie,
Qu'à travers cette honte et cette obscurité
J'étais là, regardant de ta lampe chérie,
Comme une étoile au ciel, la tremblante clarté ?
Non, tu n'en savais rien, je n'ai pas vu ton ombre,
Ta main n'est pas venue entr'ouvrir ton rideau.
Tu n'as pas regardé si le ciel était sombre ;
Tu ne m'as pas cherché dans cet affreux tombeau !

Lamartine, c'est là, dans cette rue obscure,
Assis sur une borne, au fond d'un carrefour,
Les deux mains sur mon coeur, et serrant ma blessure,
Et sentant y saigner un invincible amour ;
C'est là, dans cette nuit d'horreur et de détresse,
Au milieu des transports d'un peuple furieux
Qui semblait en passant crier à ma jeunesse,
« Toi qui pleures ce soir, n'as-tu pas ri comme eux ? »
C'est là, devant ce mur, où j'ai frappé ma tête,
Où j'ai posé deux fois le fer sur mon sein nu ;
C'est là, le croiras-tu ? chaste et noble poète,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.
Ô toi qui sais aimer, réponds, amant d'Elvire,
Comprends-tu que l'on parte et qu'on se dise adieu ?
Comprends-tu que ce mot la main puisse l'écrire,
Et le coeur le signer, et les lèvres le dire,
Les lèvres, qu'un baiser vient d'unir devant Dieu ?
Comprends-tu qu'un lien qui, dans l'âme immortelle,
Chaque jour plus profond, se forme à notre insu ;
Qui déracine en nous la volonté rebelle,
Et nous attache au coeur son merveilleux tissu ;
Un lien tout-puissant dont les noeuds et la trame
Sont plus durs que la roche et que les diamants ;
Qui ne craint ni le temps, ni le fer, ni la flamme,
Ni la mort elle-même, et qui fait des amants
Jusque dans le tombeau s'aimer les ossements ;
Comprends-tu que dix ans ce lien nous enlace,
Qu'il ne fasse dix ans qu'un seul être de deux,
Puis tout à coup se brise, et, perdu dans l'espace,
Nous laisse épouvantés d'avoir cru vivre heureux ?
Ô poète ! il est dur que la nature humaine,
Qui marche à pas comptés vers une fin certaine,
Doive encor s'y traîner en portant une croix,
Et qu'il faille ici-bas mourir plus d'une fois.
Car de quel autre nom peut s'appeler sur terre
Cette nécessité de changer de misère,
Qui nous fait, jour et nuit, tout prendre et tout quitter.
Si bien que notre temps se passe à convoiter ?
Ne sont-ce pas des morts, et des morts effroyables,
Que tant de changements d'êtres si variables,
Qui se disent toujours fatigués d'espérer,
Et qui sont toujours prêts à se transfigurer ?
Quel tombeau que le coeur, et quelle solitude !
Comment la passion devient-elle habitude,
Et comment se fait-il que, sans y trébucher,
Sur ses propres débris l'homme puisse marcher ?
Il y marche pourtant ; c'est Dieu qui l'y convie.
Il va semant partout et prodiguant sa vie :
Désir, crainte, colère, inquiétude, ennui,
Tout passe et disparaît, tout est fantôme en lui.
Son misérable coeur est fait de telle sorte
Qu'il fuit incessamment qu'une ruine en sorte ;
Que la mort soit son terme, il ne l'ignore pas,
Et, marchant à la mort, il meurt à chaque pas.
Il meurt dans ses amis, dans son fils, dans son père,
Il meurt dans ce qu'il pleure et dans ce qu'il espère ;
Et, sans parler des corps qu'il faut ensevelir,
Qu'est-ce donc qu'oublier, si ce n'est pas mourir ?
Ah ! c'est plus que mourir, c'est survivre à soi-même.
L'âme remonte au ciel quand on perd ce qu'on aime.
Il ne reste de nous qu'un cadavre vivant ;
Le désespoir l'habite, et le néant l'attend.

Eh bien ! bon ou mauvais, inflexible ou fragile,
Humble ou fier, triste ou ***, mais toujours gémissant,
Cet homme, tel qu'il est, cet être fait d'argile,
Tu l'as vu, Lamartine, et son sang est ton sang.
Son bonheur est le tien, sa douleur est la tienne ;
Et des maux qu'ici-bas il lui faut endurer
Pas un qui ne te touche et qui ne t'appartienne ;
Puisque tu sais chanter, ami, tu sais pleurer.
Dis-moi, qu'en penses-tu dans tes jours de tristesse ?
Que t'a dit le malheur, quand tu l'as consulté ?
Trompé par tes amis, trahi par ta maîtresse,
Du ciel et de toi-même as-tu jamais douté ?

Non, Alphonse, jamais. La triste expérience
Nous apporte la cendre, et n'éteint pas le feu.
Tu respectes le mal fait par la Providence,
Tu le laisses passer, et tu crois à ton Dieu.
Quel qu'il soit, c'est le mien ; il n'est pas deux croyances
Je ne sais pas son nom, j'ai regardé les cieux ;
Je sais qu'ils sont à Lui, je sais qu'ils sont immenses,
Et que l'immensité ne peut pas être à deux.
J'ai connu, jeune encore, de sévères souffrances,
J'ai vu verdir les bois, et j'ai tenté d'aimer.
Je sais ce que la terre engloutit d'espérances,
Et, pour y recueillir, ce qu'il y faut semer.
Mais ce que j'ai senti, ce que je veux t'écrire,
C'est ce que m'ont appris les anges de douleur ;
Je le sais mieux encore et puis mieux te le dire,
Car leur glaive, en entrant, l'a gravé dans mon coeur :

Créature d'un jour qui t'agites une heure,
De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir ?
Ton âme t'inquiète, et tu crois qu'elle pleure :
Ton âme est immortelle, et tes pleurs vont tarir.

Tu te sens le coeur pris d'un caprice de femme,
Et tu dis qu'il se brise à force de souffrir.
Tu demandes à Dieu de soulager ton âme :
Ton âme est immortelle, et ton coeur va guérir.

Le regret d'un instant te trouble et te dévore ;
Tu dis que le passé te voile l'avenir.
Ne te plains pas d'hier ; laisse venir l'aurore :
Ton âme est immortelle, et le temps va s'enfuir

Ton corps est abattu du mal de ta pensée ;
Tu sens ton front peser et tes genoux fléchir.
Tombe, agenouille-toi, créature insensée :
Ton âme est immortelle, et la mort va venir.

Tes os dans le cercueil vont tomber en poussière
Ta mémoire, ton nom, ta gloire vont périr,
Mais non pas ton amour, si ton amour t'est chère :
Ton âme est immortelle, et va s'en souvenir.
Parce que, jargonnant vêpres, jeûne et vigile,
Exploitant Dieu qui rêve au fond du firmament,
Vous avez, au milieu du divin évangile,
Ouvert boutique effrontément ;

Parce que vous feriez prendre à Jésus la verge,
Cyniques brocanteurs sortis on ne sait d'où ;
Parce que vous allez vendant la sainte vierge
Dix sous avec miracle, et sans miracle un sou ;

Parce que vous contez d'effroyables sornettes
Qui font des temples saints trembler les vieux piliers ;
Parce que votre style éblouit les lunettes
Des duègnes et des marguilliers ;

Parce que la soutane est sous vos redingotes,
Parce que vous sentez la crasse et non l'œillet,
Parce que vous bâclez un journal de bigotes
Pensé par Escobar, écrit par Patouillet ;

Parce qu'en balayant leurs portes, les concierges
Poussent dans le ruisseau ce pamphlet méprisé ;
Parce que vous mêlez à la cire des cierges
Votre affreux suif vert-de-grisé ;

Parce qu'à vous tout seuls vous faites une espèce
Parce qu'enfin, blanchis dehors et noirs dedans,
Criant mea culpa, battant la grosse caisse,
La boue au cœur, la larme à l'œil, le fifre aux dents,

Pour attirer les sots qui donnent tête-bêche
Dans tous les vils panneaux du mensonge immortel,
Vous avez adossé le tréteau de Bobèche
Aux saintes pierres de l'autel,

Vous vous croyez le droit, trempant dans l'eau bénite
Cette griffe qui sort de votre abject pourpoint,
De dire : Je suis saint, ange, vierge et jésuite,
J'insulte les passants et je ne me bats point !

Ô pieds plats ! votre plume au fond de vos masures
Griffonne, va, vient, court, boit l'encre, rend du fiel,
Bave, égratigne et crache, et ses éclaboussures
Font des taches jusques au ciel !

Votre immonde journal est une charretée
De masques déguisés en prédicants camus,
Qui passent en prêchant la cohue ameutée
Et qui parlent argot entre deux oremus.

Vous insultez l'esprit, l'écrivain dans ses veilles,
Et le penseur rêvant sur les libres sommets ;
Et quand on va chez vous pour chercher vos oreilles,
Vos oreilles n'y sont jamais.

Après avoir lancé l'affront et le mensonge,
Vous fuyez, vous courez, vous échappez aux yeux.
Chacun a ses instincts, et s'enfonce et se plonge,
Le hibou dans les trous et l'aigle dans les cieux !

Vous, où vous cachez-vous ? dans quel hideux repaire ?
Ô Dieu ! l'ombre où l'on sent tous les crimes passer
S'y fait autour de vous plus noire, et la vipère
S'y glisse et vient vous y baiser.

Là vous pouvez, dragons qui rampez sous les presses,
Vous vautrer dans la fange où vous jettent vos goûts.
Le sort qui dans vos cœurs mit toutes les bassesses
Doit faire en vos taudis passer tous les égouts.

Bateleurs de l'autel, voilà quels sont vos rôles.
Et quand un galant homme à de tels compagnons
Fait cet immense honneur de leur dire : Mes drôles,
Je suis votre homme ; dégaînons !

- Un duel ! nous ! des chrétiens ! jamais ! - Et ces crapules
Font des signes de croix et jurent par les saints.
Lâches gueux, leur terreur se déguise en scrupules,
Et ces empoisonneurs ont peur d'être assassins.

Bien, écoutez : la trique est là, fraîche coupée.
On vous fera cogner le pavé du menton ;
Car sachez-le, coquins, on n'esquive l'épée
Que pour rencontrer le bâton.

Vous conquîtes la Seine et le Rhin et le Tage.
L'esprit humain rogné subit votre compas.
Sur les publicains juifs vous avez l'avantage,
Maudits ! Judas est mort, Tartuffe ne meurt pas.

Iago n'est qu'un fat près de votre Basile.
La bible en vos greniers pourrit mangée aux vers.
Le jour où le mensonge aurait besoin d'asile,
Vos cœurs sont là, tout grands ouverts.

Vous insultez le juste abreuvé d'amertumes.
Tous les vices, quittant veste, cape et manteau,
Vont se masquer chez vous et trouvent des costumes.
On entre Lacenaire, on sort Contrafatto.

Les âmes sont pour vous des bourses et des banques.
Quiconque vous accueille a d'affreux repentirs.
Vous vous faites chasser, et par vos saltimbanques
Vous parodiez les martyrs.

L'église du bon Dieu n'est que votre buvette.
Vous offrez l'alliance à tous les inhumains.
On trouvera du sang au fond de la cuvette
Si jamais, par hasard, vous vous lavez les mains.

Vous seriez des bourreaux si vous n'étiez des cuistres.
Pour vous le glaive est saint et le supplice est beau.
Ô monstres ! vous chantez dans vos hymnes sinistres
Le bûcher, votre seul flambeau !

Depuis dix-huit cents ans Jésus, le doux pontife,
Veut sortir du tombeau qui lentement se rompt,
Mais vous faites effort, ô valets de Caïphe,
Pour faire retomber la pierre sur son front !

Ô cafards ! votre échine appelle l'étrivière.
Le sort juste et railleur fait chasser Loyola
De France par le fouet d'un pape, et de Bavière
Par la cravache de Lola.

Allez, continuez, tournez la manivelle
De votre impur journal, vils grimauds dépravés ;
Avec vos ongles noirs grattez votre cervelle
Calomniez, hurlez, mordez, mentez, vivez !

Dieu prédestine aux dents des chevreaux les brins d'herbes
La mer aux coups de vent, les donjons aux boulets,
Aux rayons du soleil les parthénons superbes,
Vos faces aux larges soufflets.

Sus donc ! cherchez les trous, les recoins, les cavernes !
Cachez-vous, plats vendeurs d'un fade orviétan,
Pitres dévots, marchands d'infâmes balivernes,
Vierges comme l'eunuque, anges comme Satan !

Ô saints du ciel ! est-il, sous l'œil de Dieu qui règne,
Charlatans plus hideux et d'un plus lâche esprit,
Que ceux qui, sans frémir, accrochent leur enseigne
Aux clous saignants de Jésus-Christ !

Septembre 1850.
Quand je rêve sur la falaise,
Ou dans les bois, les soirs d'été,
Sachant que la vie est mauvaise,
Je contemple l'éternité.

A travers mon sort mêlé d'ombres,
J'aperçois Dieu distinctement,
Comme à travers des branches sombres
On entrevoit le firmament !

Le firmament ! où les faux sages
Cherchent comme nous des conseils !
Le firmament plein de nuages,
Le firmament plein de soleils !

Un souffle épure notre fange.
Le monde est à Dieu, je le sens.
Toute fleur est une louange,
Et tout parfum est un encens.

La nuit on croit sentir Dieu même
Penché sur l'homme palpitant.
La terre prie et le ciel aime.
Quelqu'un parle et quelqu'un entend.

Pourtant, toujours à notre extase,
Ô Seigneur, tu te dérobas ;
Hélas ! tu mets là-haut le vase,
Et tu laisses la lèvre en bas !

Mais un jour ton œuvre profonde,
Nous la saurons, Dieu redouté !
Nous irons voir de monde en monde
S'épanouir ton unité ;

Cherchant dans ces cieux que tu règles
L'ombre de ceux que nous aimons,
Comme une troupe de grands aigles
Qui s'envole à travers les monts !

Car, lorsque la mort nous réclame,
L'esprit des sens brise le sceau.
Car la tombe est un nid où l'âme
Prend des ailes comme l'oiseau !

Ô songe ! ô vision sereine !
Nous saurons le secret de tout,
Et ce rayon qui sur nous traîne,
Nous en pourrons voir l'autre bout !

Ô Seigneur ! l'humble créature
Pourra voir enfin à son tour
L'autre côté de la nature
Sur lequel tombe votre jour !

Nous pourrons comparer, poètes,
Penseurs croyant en nos raisons,
A tous les mondes que vous faites
Tous les rêves que nous faisons !




En attendant, sur cette terre,
Nous errons, troupeau désuni,
Portant en nous ce grand mystère :
Œil borné, regard infini.

L'homme au hasard choisit sa route ;
Et toujours, quoi que nous fassions,
Comme un bouc sur l'herbe qu'il broute,
Vit courbé sur ses passions.

Nous errons, et dans les ténèbres,
Allant où d'autres sont venus,
Nous entendons des voix funèbres
Qui disent des mots inconnus.

Dans ces ombres où tout s'oublie,
Vertu, sagesse, espoir, honneur,
L'un va criant : Élie ! Élie !
L'autre appelant : Seigneur ! Seigneur !

Hélas ! tout penseur semble avide
D'épouvanter l'homme orphelin ;
Le savant dit : Le ciel est vide !
Le prêtre dit : L'enfer est plein !

Ô deuil ! médecins sans dictames,
Vains prophètes aux yeux déçus,
L'un donne Satan à nos âmes,
L'autre leur retire Jésus !

L'humanité, sans loi, sans arche,
Suivant son sentier desséché,
Est comme un voyageur qui marche
Après que le jour est couché.

Il va ! la brume est sur la plaine.
Le vent tord l'arbre convulsif.
Les choses qu'il distingue à peine
Ont un air sinistre et pensif.

Ainsi, parmi de noirs décombres,
Dans ce siècle le genre humain
Passe et voit des figures sombres
Qui se penchent sur son chemin.

Nous, rêveurs, sous un toit qui croule,
Fatigués, nous nous abritons,
Et nous regardons cette foule
Se plonger dans l'ombre à tâtons !


*

Et nous cherchons, souci morose !
Hélas ! à deviner pour tous
Le problème que nous propose
Toute cette ombre autour de nous !

Tandis que, la tête inclinée,
Nous nous perdons en tristes vœux,
Le souffle de la destinée
Frissonne à travers nos cheveux.

Nous entendons, race asservie,
Ce souffle passant dans la nuit
Du livre obscur de notre vie
Tourner les pages avec bruit !

Que faire ? - À ce vent de la tombe,
Joignez les mains, baissez les yeux,
Et tâchez qu'une lueur tombe
Sur le livre mystérieux !

- D'où viendra la lueur, ô père ?
Dieu dit : - De vous, en vérité.
Allumez, pour qu'il vous éclaire,
Votre cœur par quelque côté !

Quand le cœur brûle, on peut sans crainte
Lire ce qu'écrit le Seigneur.
Vertu, sous cette clarté sainte,
Est le même mot que Bonheur.

Il faut aimer ! l'ombre en vain couvre
L'œil de notre esprit, quel qu'il soit.
Croyez, et la paupière s'ouvre !
Aimez, et la prunelle voit !

Du haut des cieux qu'emplit leur flamme,
Les trop lointaines vérités
Ne peuvent au livre de l'âme
Jeter que de vagues clartés.

La nuit, nul regard ne sait lire
Aux seuls feux des astres vermeils ;
Mais l'amour près de nous vient luire,
Une lampe aide les soleils.

Pour que, dans l'ombre où Dieu nous mène,
Nous puissions lire à tous moments,
L'amour joint sa lumière humaine
Aux célestes rayonnements !

Aimez donc ! car tout le proclame,
Car l'esprit seul éclaire peu,
Et souvent le cœur d'une femme
Est l'explication de Dieu !


* *

Ainsi je rêve, ainsi je songe,
Tandis qu'aux yeux des matelots
La nuit sombre à chaque instant plonge
Des groupes d'astres dans les flots !

Moi, que Dieu tient sous son empire,
J'admire, humble et religieux,
Et par tous les pores j'aspire
Ce spectacle prodigieux !

Entre l'onde, des vents bercée,
Et le ciel, gouffre éblouissant,
Toujours, pour l'œil de la pensée,
Quelque chose monte ou descend.

Goutte d'eau pure ou jet de flamme,
Ce verbe intime et non écrit
Vient se condenser dans mon âme
Ou resplendir dans mon esprit ;

Et l'idée à mon cœur sans voile,
A travers la vague ou l'éther,
Du fond des cieux arrive étoile,
Ou perle du fond de la mer !

Le 25 août 1839.
« Vraiment, ma chère, vous me fatiguez sans mesure et sans pitié ; on dirait, à vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets.

« Si au moins vos soupirs exprimaient le remords, ils vous feraient quelque honneur ; mais ils ne traduisent que la satiété du bien-être et l'accablement du repos. Et puis, vous ne cessez de vous répandre en paroles inutiles : « Aimez-moi bien ! j'en ai tant besoin ! Consolez-moi par-ci, caressez-moi par-là ! » Tenez, je veux essayer de vous guérir ; nous en trouverons peut-être le moyen, pour deux sols, au milieu d'une fête, et sans aller bien ****.

« Considérons bien, je vous prie, cette solide cage de fer derrière laquelle s'agite, hurlant comme un damné, secouant les barreaux comme un orang-outang exaspéré par l'exil, imitant, dans la perfection, tantôt les bonds circulaires du tigre, tantôt les dandinements stupides de l'ours blanc, ce monstre poilu dont la forme imite assez vaguement la vôtre.

« Ce monstre est un de ces animaux qu'on appelle généralement « mon ange ! » c'est-à-dire une femme. L'autre monstre, celui qui crie à tue-tête, un bâton à la main, est un mari. Il a enchaîné sa femme légitime comme une bête, et il la montre dans les faubourgs, les jours de foire, avec permission des magistrats, cela va sans dire.

« Faites bien attention ! Voyez avec quelle voracité (non simulée peut-être !) elle déchire des lapins vivants et des volailles pialliantes que lui jette son cornac. « Allons, dit-il, il ne faut pas manger tout son bien en un jour, » et, sur cette sage parole, il lui arrache cruellement la proie, dont les boyaux dévidés restent un instant accrochés aux dents de la bête féroce, de la femme, veux-je dire.

« Allons ! un bon coup de bâton pour la calmer ! car elle darde des yeux terribles de convoitise sur la nourriture enlevée. Grand Dieu ! le bâton n'est pas un bâton de comédie, avez-vous entendu résonner la chair, malgré le poil postiche ? Aussi les yeux lui sortent maintenant de la tête, elle hurle plus naturellement. Dans sa rage, elle étincelle tout entière, comme le fer qu'on bat.

« Telles sont les mœurs conjugales de ces deux descendants d'Ève et d'Adam, ces œuvres de vos mains, ô mon Dieu ! Cette femme est incontestablement malheureuse, quoique après tout, peut-être, les jouissances titillantes de la gloire ne lui soient pas inconnues. Il y a des malheurs plus irrémédiables, et sans compensation. Mais dans le monde où elle a été jetée, elle n'a jamais pu croire que la femme méritât une autre destinée.

« Maintenant, à nous deux, chère précieuse ! À voir les enfers dont le monde est peuplé, que voulez-vous que je pense de votre joli enfer, vous qui ne reposez que sur des étoffes aussi douces que votre peau, qui ne mangez que de la viande cuite, et pour qui un domestique habile prend soin de découper les morceaux ?

« Et que peuvent signifier pour moi tous ces petits soupirs qui gonflent votre poitrine parfumée, robuste coquette ? Et toutes ces affectations apprises dans les livres, et cette infatigable mélancolie, faite pour inspirer au spectateur un tout autre sentiment que la pitié ? En vérité, il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que le vrai malheur.

« À vous voir ainsi, ma belle délicate, les pieds dans la fange et les yeux tournés vaporeusement vers le ciel, comme pour lui demander un roi, on dirait vraisemblablement une jeune grenouille qui invoquerait l'idéal. Si vous méprisez le soliveau (ce que je suis maintenant, comme vous savez bien), gare la grue qui vous croquera, vous gobera et vous tuera à son plaisir !

« Tant poète que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos precieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou le vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide. »
Voici le trou, voici l'échelle. Descendez.
Tandis qu'au corps de garde en face on joue aux dés
En riant sous le nez des matrones bourrues,
Laissez le crieur rauque, assourdissant les rues,
Proclamer le numide ou le dace aux abois,
Et, groupés sous l'auvent des échoppes de bois,
Les savetiers romains et les marchandes d'herbes
De la Minerve étrusque échanger les proverbes ;
Descendez.

Vous voilà dans un lieu monstrueux.
Enfer d'ombre et de boue aux porches tortueux,
Où les murs ont la lèpre, où, parmi les pustules,
Glissent les scorpions mêlés aux tarentules.
Morne abîme !

Au-dessus de ce plafond fangeux,
Dans les cieux, dans le cirque immense et plein de jeux,
Sur les pavés sabins, dallages centenaires,
Roulent les chars, les bruits, les vents et les tonnerres ;
Le peuple gronde ou rit dans le forum sacré ;
Le navire d'Ostie au port est amarré,
L'arc triomphal rayonne, et sur la borne agraire
Tettent, nus et divins, Rémus avec son frère
Romulus, louveteaux de la louve d'airain ;
Non ****, le fleuve Tibre épand son flot serein,
Et la vache au flanc roux y vient boire, et les buffles
Laissent en fils d'argent l'eau tomber de leurs mufles.

Le hideux souterrain s'étend dans tous les sens ;
Il ouvre par endroits sous les pieds des passants
Ses soupiraux infects et flairés par les truies ;
Cette cave se change en fleuve au temps des pluies
Vers midi, tout au bord du soupirail vermeil,
Les durs barreaux de fer découpent le soleil,
Et le mur apparaît semblable au dos des zèbres
Tout le reste est miasme, obscurité, ténèbres
Par places le pavé, comme chez les tueurs,
Paraît sanglant ; la pierre a d'affreuses sueurs
Ici l'oubli, la peste et la nuit font leurs œuvres
Le rat heurte en courant la taupe ; les couleuvres
Serpentent sur le mur comme de noirs éclairs ;
Les tessons, les haillons, les piliers aux pieds verts,
Les reptiles laissant des traces de salives,
La toile d'araignée accrochée aux solives,
Des mares dans les coins, effroyables miroirs,
Où nagent on ne sait quels êtres lents et noirs,
Font un fourmillement horrible dans ces ombres.
La vieille hydre chaos rampe sous ces décombres.
On voit des animaux accroupis et mangeant ;
La moisissure rose aux écailles d'argent
Fait sur l'obscur bourbier luire ses mosaïques
L'odeur du lieu mettrait en fuite des stoïques
Le sol partout se creuse en gouffres empestés
Et les chauves-souris volent de tous côtés
Comme au milieu des fleurs s'ébattent les colombes.
On croit, dans cette brume et dans ces catacombes,
Entendre bougonner la mégère Atropos ;
Le pied sent dans la nuit le dos mou des crapauds ;
L'eau pleure ; par moments quelque escalier livide
Plonge lugubrement ses marches dans le vide.
Tout est fétide, informe, abject, terrible à voir.
Le charnier, le gibet, le ruisseau, le lavoir,
Les vieux parfums rancis dans les fioles persanes,
Le lavabo vidé des pâles courtisanes,
L'eau lustrale épandue aux pieds des dieux menteurs,
Le sang des confesseurs et des gladiateurs,
Les meurtres, les festins, les luxures hardies,
Le chaudron renversé des noires Canidies,
Ce que Trimalcion ***** sur le chemin,
Tous les vices de Rome, égout du genre humain,
Suintent, comme en un crible, à travers cette voûte,
Et l'immonde univers y filtre goutte à goutte.
Là-haut, on vit, on teint ses lèvres de carmin,
On a le lierre au front et la coupe à la main,
Le peuple sous les fleurs cache sa plaie impure
Et chante ; et c'est ici que l'ulcère suppure.
Ceci, c'est le cloaque, effrayant, vil, glacé.
Et Rome tout entière avec tout son passé,
Joyeuse, souveraine, esclave, criminelle,
Dans ce marais sans fond croupit, fange éternelle.
C'est le noir rendez-vous de l'immense néant ;
Toute ordure aboutit à ce gouffre béant ;
La vieille au chef branlant qui gronde et qui soupire
Y vide son panier, et le monde l'empire.
L'horreur emplit cet antre, infâme vision.
Toute l'impureté de la création
Tombe et vient échouer sur cette sombre rive.
Au fond, on entrevoit, dans une ombre où n'arrive
Pas un reflet de jour, pas un souffle de vent,
Quelque chose d'affreux qui fut jadis vivant,
Des mâchoires, des yeux, des ventres, des entrailles,
Des carcasses qui font des taches aux murailles
On approche, et longtemps on reste l'œil fixé
Sur ce tas monstrueux, dans la bourbe enfoncé,
Jeté là par un trou redouté des ivrognes,
Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes
Ont une forme encor visible en leurs débris,
Et sont des chiens crevés ou des césars pourris.

Jersey, le 30 avril 1853.
I.

Retournons à l'école, ô mon vieux Juvénal.
Homme d'ivoire et d'or, descends du tribunal
Où depuis deux mille ans tes vers superbes tonnent.
Il paraît, vois-tu bien, ces choses nous étonnent,
Mais c'est la vérité selon monsieur Riancey,
Que lorsqu'un peu de temps sur le sang a passé,
Après un an ou deux, c'est une découverte,
Quoi qu'en disent les morts avec leur bouche verte,
Le meurtre n'est plus meurtre et le vol n'est plus vol.
Monsieur Veuillot, qui tient d'Ignace et d'Auriol,
Nous l'affirme, quand l'heure a tourné sur l'horloge,
De notre entendement ceci fait peu l'éloge,
Pourvu qu'à Notre-Dame on brûle de l'encens
Et que l'abonné vienne aux journaux bien pensants,
Il paraît que, sortant de son hideux suaire,
Joyeux, en panthéon changeant son ossuaire,
Dans l'opération par monsieur Fould aidé,
Par les juges lavé, par les filles fardé,
Ô miracle ! entouré de croyants et d'apôtres,
En dépit des rêveurs, en dépit de nous autres
Noirs poètes bourrus qui n'y comprenons rien,
Le mal prend tout à coup la figure du bien.

II.

Il est l'appui de l'ordre ; il est bon catholique
Il signe hardiment - prospérité publique.
La trahison s'habille en général français
L'archevêque ébloui bénit le dieu Succès
C'était crime jeudi, mais c'est haut fait dimanche.
Du pourpoint Probité l'on retourne la manche.
Tout est dit. La vertu tombe dans l'arriéré.
L'honneur est un vieux fou dans sa cave muré.
Ô grand penseur de bronze, en nos dures cervelles
Faisons entrer un peu ces morales nouvelles,
Lorsque sur la Grand'Combe ou sur le blanc de zinc
On a revendu vingt ce qu'on a payé cinq,
Sache qu'un guet-apens par où nous triomphâmes
Est juste, honnête et bon. Tout au rebours des femmes,
Sache qu'en vieillissant le crime devient beau.
Il plane cygne après s'être envolé corbeau.
Oui, tout cadavre utile exhale une odeur d'ambre.
Que vient-on nous parler d'un crime de décembre
Quand nous sommes en juin ! l'herbe a poussé dessus.
Toute la question, la voici : fils, tissus,
Cotons et sucres bruts prospèrent ; le temps passe.
Le parjure difforme et la trahison basse
En avançant en âge ont la propriété
De perdre leur bassesse et leur difformité
Et l'assassinat louche et tout souillé de lange
Change son front de spectre en un visage d'ange.

III.

Et comme en même temps, dans ce travail normal,
La vertu devient faute et le bien devient mal,
Apprends que, quand Saturne a soufflé sur leur rôle,
Néron est un sauveur et Spartacus un drôle.
La raison obstinée a beau faire du bruit ;
La justice, ombre pâle, a beau, dans notre nuit,
Murmurer comme un souffle à toutes les oreilles ;
On laisse dans leur coin bougonner ces deux vieilles.
Narcisse gazetier lapide Scévola.
Accoutumons nos yeux à ces lumières-là
Qui font qu'on aperçoit tout sous un nouvel angle,
Et qu'on voit Malesherbe en regardant Delangle.
Sachons dire : Lebœuf est grand, Persil est beau
Et laissons la pudeur au fond du lavabo.

IV.

Le bon, le sûr, le vrai, c'est l'or dans notre caisse.
L'homme est extravagant qui, lorsque tout s'affaisse,
Proteste seul debout dans une nation,
Et porte à bras tendu son indignation.
Que diable ! il faut pourtant vivre de l'air des rues,
Et ne pas s'entêter aux choses disparues.
Quoi ! tout meurt ici-bas, l'aigle comme le ver,
Le charançon périt sous la neige l'hiver,
Quoi ! le Pont-Neuf fléchit lorsque les eaux sont grosses,
Quoi ! mon coude est troué, quoi ! je perce mes chausses,
Quoi ! mon feutre était neuf et s'est usé depuis,
Et la vérité, maître, aurait, dans son vieux puits,
Cette prétention rare d'être éternelle !
De ne pas se mouiller quand il pleut, d'être belle
À jamais, d'être reine en n'ayant pas le sou,
Et de ne pas mourir quand on lui tord le cou !
Allons donc ! Citoyens, c'est au fait qu'il faut croire.

V.

Sur ce, les charlatans prêchent leur auditoire
D'idiots, de mouchards, de grecs, de philistins,
Et de gens pleins d'esprit détroussant les crétins
La Bourse rit ; la hausse offre aux badauds ses prismes ;
La douce hypocrisie éclate en aphorismes ;
C'est bien, nous gagnons gros et nous sommes contents
Et ce sont, Juvénal, les maximes du temps.
Quelque sous-diacre, éclos dans je ne sais quel bouge,
Trouva ces vérités en balayant Montrouge,
Si bien qu'aujourd'hui fiers et rois des temps nouveaux,
Messieurs les aigrefins et messieurs les dévots
Déclarent, s'éclairant aux lueurs de leur cierge,
Jeanne d'Arc courtisane et Messaline vierge.

Voilà ce que curés, évêques, talapoins,
Au nom du Dieu vivant, démontrent en trois points,
Et ce que le filou qui fouille dans ma poche
Prouve par A plus B, par Argout plus Baroche.

VI.

Maître ! voilà-t-il pas de quoi nous indigner ?
À quoi bon s'exclamer ? à quoi bon trépigner ?
Nous avons l'habitude, en songeurs que nous sommes,
De contempler les nains bien moins que les grands hommes
Même toi satirique, et moi tribun amer,
Nous regardons en haut, le bourgeois dit : en l'air ;
C'est notre infirmité. Nous fuyons la rencontre
Des sots et des méchants. Quand le Dombidau montre
Son crâne et que le Fould avance son menton,
J'aime mieux Jacques Coeur, tu préfères Caton
La gloire des héros, des sages que Dieu crée,
Est notre vision éternelle et sacrée ;
Eblouis, l'œil noyé des clartés de l'azur,
Nous passons notre vie à voir dans l'éther pur
Resplendir les géants, penseurs ou capitaines
Nous regardons, au bruit des fanfares lointaines,
Au-dessus de ce monde où l'ombre règne encor,
Mêlant dans les rayons leurs vagues poitrails d'or,
Une foule de chars voler dans les nuées.
Aussi l'essaim des gueux et des prostituées,
Quand il se heurte à nous, blesse nos yeux pensifs.
Soit. Mais réfléchissons. Soyons moins exclusifs.
Je hais les cœurs abjects, et toi, tu t'en défies ;
Mais laissons-les en paix dans leurs philosophies.

VII.

Et puis, même en dehors de tout ceci, vraiment,
Peut-on blâmer l'instinct et le tempérament ?
Ne doit-on pas se faire aux natures des êtres ?
La fange a ses amants et l'ordure a ses prêtres ;
De la cité bourbier le vice est citoyen ;
Où l'un se trouve mal, l'autre se trouve bien ;
J'en atteste Minos et j'en fais juge Eaque,
Le paradis du porc, n'est-ce pas le cloaque ?
Voyons, en quoi, réponds, génie âpre et subtil,
Cela nous touche-t-il et nous regarde-t-il,
Quand l'homme du serment dans le meurtre patauge,
Quand monsieur Beauharnais fait du pouvoir une auge,
Si quelque évêque arrive et chante alleluia,
Si Saint-Arnaud bénit la main qui le paya,
Si tel ou tel bourgeois le célèbre et le loue,
S'il est des estomacs qui digèrent la boue ?
Quoi ! quand la France tremble au vent des trahisons,
Stupéfaits et naïfs, nous nous ébahissons
Si Parieu vient manger des glands sous ce grand chêne !
Nous trouvons surprenant que l'eau coule à la Seine,
Nous trouvons merveilleux que Troplong soit Scapin,
Nous trouvons inouï que Dupin soit Dupin !

VIII.

Un vieux penchant humain mène à la turpitude.
L'opprobre est un logis, un centre, une habitude,
Un toit, un oreiller, un lit tiède et charmant,
Un bon manteau bien ample où l'on est chaudement.
L'opprobre est le milieu respirable aux immondes.
Quoi ! nous nous étonnons d'ouïr dans les deux mondes
Les dupes faisant chœur avec les chenapans,
Les gredins, les niais vanter ce guet-apens !
Mais ce sont là les lois de la mère nature.
C'est de l'antique instinct l'éternelle aventure.
Par le point qui séduit ses appétits flattés
Chaque bête se plaît aux monstruosités.
Quoi ! ce crime est hideux ! quoi ! ce crime est stupide !
N'est-il plus d'animaux pour l'admirer ? Le vide
S'est-il fait ? N'est-il plus d'êtres vils et rampants ?
N'est-il plus de chacals ? n'est-il plus de serpents ?
Quoi ! les baudets ont-ils pris tout à coup des ailes,
Et se sont-ils enfuis aux voûtes éternelles ?
De la création l'âne a-t-il disparu ?
Quand Cyrus, Annibal, César, montaient à cru
Cet effrayant cheval qu'on appelle la gloire,
Quand, ailés, effarés de joie et de victoire,
Ils passaient flamboyants au fond des cieux vermeils,
Les aigles leur craient : vous êtes nos pareils !
Les aigles leur criaient : vous portez le tonnerre !
Aujourd'hui les hiboux acclament Lacenaire.
Eh bien ! je trouve bon que cela soit ainsi.
J'applaudis les hiboux et je leur dis : merci.
La sottise se mêle à ce concert sinistre,
Tant mieux. Dans sa gazette, ô Juvénal, tel cuistre
Déclare, avec messieurs d'Arras et de Beauvais,
Mandrin très bon, et dit l'honnête homme mauvais,
Foule aux pieds les héros et vante les infâmes,
C'est tout simple ; et, vraiment, nous serions bonnes âmes
De nous émerveiller lorsque nous entendons
Les Veuillots aux lauriers préférer les chardons !

IX.

Donc laissons aboyer la conscience humaine
Comme un chien qui s'agite et qui tire sa chaîne.
Guerre aux justes proscrits ! gloire aux coquins fêtés !
Et faisons bonne mine à ces réalités.
Acceptons cet empire unique et véritable.
Saluons sans broncher Trestaillon connétable,
Mingrat grand aumônier, Bosco grand électeur ;
Et ne nous fâchons pas s'il advient qu'un rhéteur,
Un homme du sénat, un homme du conclave,
Un eunuque, un cagot, un sophiste, un esclave,
Esprit sauteur prenant la phrase pour tremplin,
Après avoir chanté César de grandeur plein,
Et ses perfections et ses mansuétudes,
Insulte les bannis jetés aux solitudes,
Ces brigands qu'a vaincus Tibère Amphitryon.
Vois-tu, c'est un talent de plus dans l'histrion ;
C'est de l'art de flatter le plus exquis peut-être ;
On chatouille moins bien Henri huit, le bon maître,
En louant Henri huit qu'en déchirant Morus.
Les dictateurs d'esprit, bourrés d'éloges crus,
Sont friands, dans leur gloire et dans leurs arrogances,
De ces raffinements et de ces élégances.
Poète, c'est ainsi que les despotes sont.
Le pouvoir, les honneurs sont plus doux quand ils ont
Sur l'échafaud du juste une fenêtre ouverte.
Les exilés, pleurant près de la mer déserte,
Les sages torturés, les martyrs expirants
Sont l'assaisonnement du bonheur des tyrans.
Juvénal, Juvénal, mon vieux lion classique,
Notre vin de Champagne et ton vin de Massique,
Les festins, les palais, et le luxe effréné,
L'adhésion du prêtre et l'amour de Phryné,
Les triomphes, l'orgueil, les respects, les caresses,
Toutes les voluptés et toutes les ivresses
Dont s'abreuvait Séjan, dont se gorgeait Rufin,
Sont meilleures à boire, ont un goût bien plus fin,
Si l'on n'est pas un sot à cervelle exiguë,
Dans la coupe où Socrate hier but la ciguë !

Jersey, le 5 février 1853.
Pourquoi, du doux éclat des croyances du cœur
Vouloir éteindre en moi la dernière lueur ?
Pourquoi, lorsque la brise à l'aurore m'arrive,
Me dire de rester pleurante sur la rive ?
Pourquoi, lorsque des fleurs je veux chercher le miel,
Portez-vous à ma bouche et l'absinthe et le fiel ?

Pourquoi, si je souris au murmure de l'onde,
Dites-vous que plus **** c'est un torrent qui gronde ?
Pourquoi de nos saisons n'admettre que l'hiver,
Ou lorsque l'or reluit ne parler que du fer ?
Pourquoi, brisant la coupe où j'essaye de boire,
Enlever à mon cœur le doux bonheur de croire ;
Lui crier que, pour tous, tout s'altère ici-bas,
Que l'amour, par l'oubli ; se donne un prompt trépas ;
Qu'une idole adorée ou se brise ou se change,
Que tout commence au ciel et finit dans la fange !..

Vous que je nomme amis, vous qui serrez ma main,
Votre bouche me dit : « Rien n'arrive à demain. »
Vous parlez en riant et j'écoute avec larmes !
Vous brisez de mes jours les poétiques charmes.
À côté de la Foi, s'envolera l'Espoir...
Ces deux anges partis, le ciel sera bien noir !
Laissez-moi le soleil ; que son disque de flamme
Descende en longs rayons et réchauffe mon âme !
Vous qui doutez de tout, je lutte contre vous,
L'armure de mon cœur résiste sous vos coups.
De vos glaives cruels brisant la froide lame,
Radieuse d'espoir, vous échappe mon âme !
**** des climats glacés l'instinct la guidera,
Et sans jeter ses fleurs, son vol se poursuivra.

Vous qui doutez de tout, niant votre blasphème,
Malgré vous, en ce jour, je crois même en vous-même !
Il est, à votre insu, dans le fond de vos cœurs,
Des parfums ignorés, des calices de fleurs
Qui, dans vos jours bruyants, n'ont pu fleurir encore,
Et qu'un soleil plus doux ferait peut-être éclore.

Oui, je crois au printemps, au matin, au réveil ;
À l'étoile, la nuit ; et le jour, au soleil.

Je crois que la chaleur vient souvent sans orage,
Qu'un arbre peut tomber avec son vert feuillage,
Que les fleurs de la terre ont encore du miel,
Qu'il est, à l'horizon, un peu d'azur au ciel !

Je crois aux nobles cœurs, je crois aux nobles âmes,
Chez qui l'amour du bien n'éteint jamais ses flammes ;
Je crois aux dévouements qui poursuivent leurs cours,
Vieillissant en disant ce mot béni : « Toujours. »

Je crois à l'Amitié, sœur aimante et fidèle,
Sur les flots en courroux suivant notre nacelle,
Debout à nos côtés quand frappe le destin...
Sommeillant à nos pieds quand le ciel est serein !

Puis je crois à l'Amour, merveilleuse harmonie
Dont le céleste chant suit le cours de la vie,
Amour que rien n'atteint, sainte et divine foi
Qui fait croire en un autre et surtout croire à soi !
D'un noble dévouement source vive et féconde,
Qui trouve trop étroits et la vie et le monde.

Je crois au Souvenir, au long regret du cœur,
Regret que l'on bénit comme un dernier bonheur,
Crépuscule d'amour, triste après la lumière...
Mais plus brillant encore que le jour de la terre !

Je crois à la Vertu, mais voilée ici-bas ;
C'est un ange cachant la trace de ses pas.
Sous ses voiles épais, Dieu seul sait qu'elle est belle,
Et vous la blasphémez, en passant auprès d'elle !

La terre sous nos pieds cache ses mines d'or :
Comme elle, croyez-moi, le cœur a son trésor,
Mais il faut le creuser ; souvent, à sa surface,
De ses veines d'or pur rien ne trahit la trace.

Oh ! croyez comme moi, que sur l'immense mer
Il est des bords lointains dont le feuillage est vert ;
Cherchez-les, et ramez vers ces heureux rivages...
Tendez la voile au vent, saisissez les cordages ;
Debout au gouvernail, portez au **** vos yeux,
Prenez pour votre guide une étoile des cieux !
Ne courbez pas vos fronts pour sonder les abîmes,
Mais levez les regards pour découvrir les cimes.
Marchez, marchez toujours, et quand viendra la mort,
En regardant les cieux, amis, croyez encore !
Obscuritate rerum verba saepè obscurantur.
GERVASIUS TILBERIENSIS.


Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ;
Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ;
Et quand s'offre à vos yeux un océan qui dort,
Nagez à la surface ou jouez sur le bord.
Car la pensée est sombre ! Une pente insensible
Va du monde réel à la sphère invisible ;
La spirale est profonde, et quand on y descend,
Sans cesse se prolonge et va s'élargissant,
Et pour avoir touché quelque énigme fatale,
De ce voyage obscur souvent on revient pâle !

L'autre jour, il venait de pleuvoir, car l'été,
Cette année, est de bise et de pluie attristé,
Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre,
Prend le masque d'avril qui sourit et qui pleure.
J'avais levé le store aux gothiques couleurs.
Je regardais au **** les arbres et les fleurs.
Le soleil se jouait sur la pelouse verte
Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte
Apportait du jardin à mon esprit heureux
Un bruit d'enfants joueurs et d'oiseaux amoureux.

Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière,
Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière
De cet astre de mai dont le rayon charmant
Au bout de tout brin d'herbe allume un diamant !
Je me laissais aller à ces trois harmonies,
Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ;
La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil
Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil
Faisait évaporer à la fois sur les grèves
L'eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves !

Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi
Mes amis, non confus, mais tels que je les vois
Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle,
Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle,
Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent,
Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant.
Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages,
Tous, même les absents qui font de longs voyages.
Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci,
Avec l'air qu'ils avaient quand ils vivaient aussi.
Quand j'eus, quelques instants, des yeux de ma pensée,
Contemplé leur famille à mon foyer pressée,
Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés
Pâlir en s'effaçant leurs fronts décolorés,
Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac s'écoule,
Se perdre autour de moi dans une immense foule.

Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas.
Ceux qu'on n'a jamais vus, ceux qu'on ne connaît pas.
Tous les vivants ! - cités bourdonnant aux oreilles
Plus qu'un bois d'Amérique ou des ruches d'abeilles,
Caravanes campant sur le désert en feu,
Matelots dispersés sur l'océan de Dieu,
Et, comme un pont hardi sur l'onde qui chavire,
Jetant d'un monde à l'autre un sillon de navire,
Ainsi que l'araignée entre deux chênes verts
Jette un fil argenté qui flotte dans les airs !

Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre,
Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère,
Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver,
Les vallons descendant de la terre à la mer
Et s'y changeant en golfe, et des mers aux campagnes
Les caps épanouis en chaînes de montagnes,
Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés,
Par les grands océans sans cesse dévorés,
Tout, comme un paysage en une chambre noire
Se réfléchit avec ses rivières de moire,
Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet,
Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait !
Alors, en attachant, toujours plus attentives,
Ma pensée et ma vue aux mille perspectives
Que le souffle du vent ou le pas des saisons
M'ouvrait à tous moments dans tous les horizons,
Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes,
A côté des cités vivantes des deux mondes,
D'autres villes aux fronts étranges, inouïs,
Sépulcres ruinés des temps évanouis,
Pleines d'entassements, de tours, de pyramides,
Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides.

Quelques-unes sortaient de dessous des cités
Où les vivants encor bruissent agités,
Et des siècles passés jusqu'à l'âge où nous sommes
Je pus compter ainsi trois étages de Romes.
Et tandis qu'élevant leurs inquiètes voix,
Les cités des vivants résonnaient à la fois
Des murmures du peuple ou du pas des armées,
Ces villes du passé, muettes et fermées,
Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins,
Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims.
J'attendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes
De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes,
Et je les vis marcher ainsi que les vivants,
Et jeter seulement plus de poussière aux vents.
Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes,
Je vis l'intérieur des vieilles Babylones,
Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,
D'où sans cesse sortaient des générations.

Ainsi j'embrassais tout : et la terre, et Cybèle ;
La face antique auprès de la face nouvelle ;
Le passé, le présent ; les vivants et les morts ;
Le genre humain complet comme au jour du remords.
Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre,
Le pélage d'Orphée et l'étrusque d'Évandre,
Les runes d'Irmensul, le sphinx égyptien,
La voix du nouveau monde aussi vieux que l'ancien.

Or, ce que je voyais, je doute que je puisse
Vous le peindre : c'était comme un grand édifice
Formé d'entassements de siècles et de lieux ;
On n'en pouvait trouver les bords ni les milieux ;
A toutes les hauteurs, nations, peuples, races,
Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces,
Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas,
Parlant chacun leur langue et ne s'entendant pas ;
Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde,
De degrés en degrés cette Babel du monde.

La nuit avec la foule, en ce rêve hideux,
Venait, s'épaississant ensemble toutes deux,
Et, dans ces régions que nul regard ne sonde,
Plus l'homme était nombreux, plus l'ombre était profonde.
Tout devenait douteux et vague, seulement
Un souffle qui passait de moment en moment,
Comme pour me montrer l'immense fourmilière,
Ouvrait dans l'ombre au **** des vallons de lumière,
Ainsi qu'un coup de vent fait sur les flots troublés
Blanchir l'écume, ou creuse une onde dans les blés.

Bientôt autour de moi les ténèbres s'accrurent,
L'horizon se perdit, les formes disparurent,
Et l'homme avec la chose et l'être avec l'esprit
Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit.
J'étais seul. Tout fuyait. L'étendue était sombre.
Je voyais seulement au ****, à travers l'ombre,
Comme d'un océan les flots noirs et pressés,
Dans l'espace et le temps les nombres entassés !

Oh ! cette double mer du temps et de l'espace
Où le navire humain toujours passe et repasse,
Je voulus la sonder, je voulus en toucher
Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher,
Pour vous en rapporter quelque richesse étrange,
Et dire si son lit est de roche ou de fange.
Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu,
Au profond de l'abîme il nagea seul et nu,
Toujours de l'ineffable allant à l'invisible...
Soudain il s'en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l'éternité.

Mai 1830.
Si d'un mort qui pourri repose

Nature engendre quelque chose,

Et si la generation

Se fait de la corruption,

Une vigne prendra naissance

De l'estomac et de la pance

Du bon Rabelais, qui boivoit

Tousjours ce pendant qu'il vivoit

La fosse de sa grande gueule

Eust plus beu de vin toute seule

(L'epuisant du nez en deus cous)

Qu'un porc ne hume de lait dous,

Qu'Iris de fleuves, ne qu'encore

De vagues le rivage more.

Jamais le Soleil ne l'a veu

s Tant fût-il matin, qu'il n'eut beu,

Et jamais au soir la nuit noire

Tant fut ****, ne l'a veu sans boire.

Car, alteré, sans nul sejour

Le gallant boivoit nuit et jour.

Mais quand l'ardante Canicule

Ramenoit la saison qui brule,

Demi-nus se troussoit les bras,

Et se couchoit tout plat à bas

Sur la jonchée, entre les taces :

Et parmi des escuelles grasses

Sans nulle honte se touillant,

Alloit dans le vin barbouillant

Comme une grenouille en sa fange

Puis ivre chantoit la louange

De son ami le bon Bacus,

Comme sous lui furent vaincus

Les Thebains, et comme sa mere

Trop chaudement receut son pere,

Qui en lieu de faire cela

Las ! toute vive la brula.

Il chantoit la grande massue,

Et la jument de Gargantüe,

Son fils Panurge, et les païs

Des Papimanes ébaïs :

Et chantoit les Iles Hieres

Et frere Jan des autonnieres,

Et d'Episteme les combas :

Mais la mort qui ne boivoit pas

Tira le beuveur de ce monde,

Et ores le fait boire en l'onde

Qui fuit trouble dans le giron

Du large fleuve d'Acheron.

Or toi quiconques sois qui passes

Sur sa fosse repen des taces,

Repen du bril, et des flacons,

Des cervelas et des jambons,

Car si encor dessous la lame

Quelque sentiment a son ame,

Il les aime mieux que les Lis,

Tant soient ils fraichement cueillis.
Puisque c'est ton métier, misérable poète,
Même en ces temps d'orage, où la bouche est muette,
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l'action ;
Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée, et que, joie ou douleur,
Tout demande sans cesse à sortir de ton coeur ;
Que du moins l'histrion, couvert d'un masque infâme,
N'aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d'ignobles tréteaux la mettre au pilori ;
Que nul plan, nul détour, nul voile ne l'ombrage.
Abandonne aux vieillards sans force et sans courage
Ce travail d'araignée, et tous ces fils honteux
Dont s'entoure en tremblant l'orgueil qui craint les yeux.
Point d'autel, de trépied, point d'arrière aux profanes !
Que ta muse, brisant le luth des courtisanes,
Fasse vibrer sans peur l'air de la liberté ;
Qu'elle marche pieds nus, comme la vérité.

O Machiavel ! tes pas retentissent encore
Dans les sentiers déserts de San Casciano.
Là, sous des cieux ardents dont l'air sèche et dévore,
Tu cultivais en vain un sol maigre et sans eau.
Ta main, lasse le soir d'avoir creusé la terre,
Frappait ton pâle front dans le calme des nuits.
Là, tu fus sans espoir, sans proches, sans amis ;
La vile oisiveté, fille de la misère,
A ton ombre en tous lieux se traînait lentement,
Et buvait dans ton coeur les flots purs de ton sang :
"Qui suis-je ? écrivais-tu; qu'on me donne une pierre,
"Une roche à rouler ; c'est la paix des tombeaux
"Que je fuis, et je tends des bras las du repos."

C'est ainsi, Machiavel, qu'avec toi je m'écrie :
O médiocre, celui qui pour tout bien
T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie,
Est bien poltron au jeu, s'il ne dit : Tout ou rien.
Je suis jeune; j'arrive. A moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné.
La science de l'homme est le mépris sans doute ;
C'est un droit de vieillard qui ne m'est pas donné.
Mais qu'en dois-je penser ? Il n'existe qu'un être
Que je puisse en entier et constamment connaître
Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi,
Un seul !... Je le méprise. - Et cet être, c'est moi.

Qu'ai-je fait ? qu'ai-je appris ? Le temps est si rapide !
L'enfant marche joyeux, sans songer au chemin ;
Il le croit infini, n'en voyant pas la fin.
Tout à coup il rencontre une source limpide,
Il s'arrête, il se penche, il y voit un vieillard.
Que me dirai-je alors ? Quand j'aurai fait mes peines,
Quand on m'entendra dire : Hélas ! il est trop **** ;
Quand ce sang, qui bouillonne aujourd'hui dans mes veines
Et s'irrite en criant contre un lâche repos,
S'arrêtera, glacé jusqu'au fond de mes os...
O vieillesse ! à quoi donc sert ton expérience ?
Que te sert, spectre vain, de te courber d'avance
Vers le commun tombeau des hommes, si la mort
Se tait en y rentrant, lorsque la vie en sort ?
N'existait-il donc pas à cette loterie
Un joueur par le sort assez bien abattu
Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,
Il me dît en sortant : N'entrez pas, j'ai perdu !

Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie,
De mes voeux insensés éternelle patrie,
J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.
Je suis un citoyen de tes siècles antiques ;
Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques.
La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir ;
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes ;
Mais qu'en fouillant le sein de tes blondes campagnes
Nos regards tout à coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue...
La langue que parlait le coeur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue ;
Les marbres l'ont apprise, et ne l'oublieront pas.
Et toi, vieille Italie, où sont ces jours tranquilles
Où sous le toit des cours Rome avait abrité
Les arts, ces dieux amis, fils de l'oisiveté ?
Quand tes peintres alors s'en allaient par les villes,
Elevant des palais, des tombeaux, des autels,
Triomphants, honorés, dieux parmi les mortels ;
Quand tout, à leur parole, enfantait des merveilles,
Quand Rome combattait Venise et les Lombards,
Alors c'étaient des temps bienheureux pour les arts !
Là, c'était Michel-Ange, affaibli par les veilles,
Pâle au milieu des morts, un scalpel à la main,
Cherchant la vie au fond de ce néant humain,
Levant de temps en temps sa tête appesantie,
Pour jeter un regard de colère et d'envie
Sur les palais de Rome, où, du pied de l'autel,
A ses rivaux de **** souriait Raphaël.
Là, c'était le Corrège, homme pauvre et modeste,
Travaillant pour son coeur, laissant à Dieu le reste ;
Le Giorgione, superbe, au jeune Titien
Montrant du sein des mers son beau ciel vénitien ;
Bartholomé, pensif, le front dans la poussière,
Brisant son jeune coeur sur un autel de pierre,
Interrogé tout bas sur l'art par Raphaël,
Et bornant sa réponse à lui montrer le ciel...
Temps heureux, temps aimés ! Mes mains alors peut-être,
Mes lâches mains, pour vous auraient pu s'occuper ;
Mais aujourd'hui pour qui ? dans quel but ? sous quel maître ?
L'artiste est un marchand, et l'art est un métier.
Un pâle simulacre, une vile copie,
Naissent sous le soleil ardent de l'Italie...
Nos oeuvres ont un an, nos gloires ont un jour ;
Tout est mort en Europe, - oui, tout, - jusqu'à l'amour.

Ah ! qui que vous soyez, vous qu'un fatal génie
Pousse à ce malheureux métier de poésie
Rejetez **** de vous, chassez-moi hardiment
Toute sincérité; gardez que l'on ne voie
Tomber de votre coeur quelques gouttes de sang ;
Sinon, vous apprendrez que la plus courte joie
Coûte cher, que le sage est ami du repos,
Que les indifférents sont d'excellents bourreaux.

Heureux, trois fois heureux, l'homme dont la pensée
Peut s'écrire au tranchant du sabre ou de l'épée !
Ah ! qu'il doit mépriser ces rêveurs insensés
Qui, lorsqu'ils ont pétri d'une fange sans vie
Un vil fantôme, un songe, une froide effigie,
S'arrêtent pleins d'orgueil, et disent : C'est assez !
Qu'est la pensée, hélas ! quand l'action commence ?
L'une recule où l'autre intrépide s'avance.
Au redoutable aspect de la réalité,
Celle-ci prend le fer, et s'apprête à combattre ;
Celle-là, frêle idole, et qu'un rien peut abattre,
Se détourne, en voilant son front inanimé.

Meurs, Weber ! meurs courbé sur ta harpe muette ;
Mozart t'attend. - Et toi, misérable poète,
Qui que tu sois, enfant, homme, si ton coeur bat,
Agis ! jette ta lyre; au combat, au combat !
Ombre des temps passés, tu n'es pas de cet âge.
Entend-on le nocher chanter pendant l'orage ?
A l'action ! au mal ! Le bien reste ignoré.
Allons ! cherche un égal à des maux sans remède.
Malheur à qui nous fit ce sens dénaturé !
Le mal cherche le mal, et qui souffre nous aide.
L'homme peut haïr l'homme, et fuir; mais malgré lui,
Sa douleur tend la main à la douleur d'autrui.
C'est tout. Pour la pitié, ce mot dont on nous leurre,
Et pour tous ces discours prostitués sans fin,
Que l'homme au coeur joyeux jette à celui qui pleure,
Comme le riche jette au mendiant son pain,
Qui pourrait en vouloir ? et comment le vulgaire,
Quand c'est vous qui souffrez, pourrait-il le sentir,
Lui que Dieu n'a pas fait capable de souffrir ?

Allez sur une place, étalez sur la terre
Un corps plus mutilé que celui d'un martyr,
Informe, dégoûtant, traîné sur une claie,
Et soulevant déjà l'âme prête à partir ;
La foule vous suivra. Quand la douleur est vraie,
Elle l'aime. Vos maux, dont on vous saura gré,
Feront horreur à tous, à quelques-uns pitié.
Mais changez de façon : découvrez-leur une âme
Par le chagrin brisée, une douleur sans fard,
Et dans un jeune coeur des regrets de vieillard ;
Dites-leur que sans mère, et sans soeur, et sans femme,
Sans savoir où verser, avant que de mourir,
Les pleurs que votre sein peut encor contenir,
Jusqu'au soleil couchant vous n'irez point peut-être...
Qui trouvera le temps d'écouter vos malheurs ?
On croit au sang qui coule, et l'on doute des pleurs.
Votre ami passera, mais sans vous reconnaître.

Tu te gonfles, mon coeur?... Des pleurs, le croirais-tu,
Tandis que j'écrivais ont baigné mon visage.
Le fer me manque-t-il, ou ma main sans courage
A-t-elle lâchement glissé sur mon sein nu ?
Non, rien de tout cela. Mais si **** que la haine
De cette destinée aveugle et sans pudeur
Ira, j'y veux aller. - J'aurai du moins le coeur
De la mener si bas que la honte l'en prenne.
Près du pêcheur qui ruisselle,
Quand tous deux, au jour baissant,
Nous errons dans la nacelle,
Laissant chanter l'homme frêle
Et gémir le flot puissant ;

Sous l'abri que font les voiles
Lorsque nous nous asseyons,
Dans cette ombre où tu te voiles
Quand ton regard aux étoiles
Semble cueillir des rayons ;

Quand tous deux nous croyons lire
Ce que la nature écrit,
Réponds, ô toi que j'admire,
D'où vient que mon cœur soupire ?
D'où vient que ton front sourit ?

Dis ? d'où vient qu'à chaque lame,
Comme une coupe de fiel,
La pensée emplit mon âme ?
C'est que moi je vois la rame
Tandis que tu vois le ciel !

C'est que je vois les flots sombres,
Toi, les astres enchantés !
C'est que, perdu dans leurs nombres,
Hélas, je compte les ombres
Quand tu comptes les clartés !

Chacun, c'est la loi suprême,
Rame, hélas ! jusqu'à la fin.
Pas d'homme, ô fatal problème !
Qui ne laboure ou ne sème
Sur quelque chose de vain !

L'homme est sur un flot qui gronde.
L'ouragan tord son manteau.
Il rame en la nuit profonde,
Et l'espoir s'en va dans l'onde
Par les fentes du bateau.

Sa voile que le vent troue
Se déchire à tout moment,
De sa route l'eau se joue,
Les obstacles sur sa proue
Écument incessamment !

Hélas ! hélas ! tout travaille
Sous tes yeux, ô Jéhovah !
De quelque côté qu'on aille,
Partout un flot qui tressaille,
Partout un homme qui va !

Où vas-tu ? - Vers la nuit noire.
Où vas-tu ? - Vers le grand jour.
Toi ? - Je cherche s'il faut croire.
Et toi ? - Je vais à la gloire.
Et toi ? - Je vais à l'amour.

Vous allez tous à la tombe !
Vous allez à l'inconnu !
Aigle, vautour, ou colombe,
Vous allez où tout retombe
Et d'où rien n'est revenu !

Vous allez où vont encore
Ceux qui font le plus de bruit !
Où va la fleur qu'avril dore !
Vous allez où va l'aurore !
Vous allez où va la nuit !

À quoi bon toutes ces peines ?
Pourquoi tant de soins jaloux ?
Buvez l'onde des fontaines,
Secouez le gland des chênes,
Aimez, et rendormez-vous !

Lorsque ainsi que des abeilles
On a travaillé toujours ;
Qu'on a rêvé des merveilles ;
Lorsqu'on a sur bien des veilles
Amoncelé bien des jours ;

Sur votre plus belle rose,
Sur votre lys le plus beau,
Savez-vous ce qui se pose ?
C'est l'oubli pour toute chose,
Pour tout homme le tombeau !

Car le Seigneur nous retire
Les fruits à peine cueillis.
Il dit : Échoue ! au navire.
Il dit à la flamme : Expire !
Il dit à la fleur : Pâlis !

Il dit au guerrier qui fonde :
- Je garde le dernier mot.
Monte, monte, ô roi du monde !
La chute la plus profonde
Pend au sommet le plus haut. -

Il a dit à la mortelle :
- Vite ! éblouis ton amant.
Avant de mourir sois belle.
Sois un instant étincelle,
Puis cendre éternellement ! -

Cet ordre auquel tu t'opposes
T'enveloppe et t'engloutit.
Mortel, plains-toi, si tu l'oses,
Au Dieu qui fit ces deux choses,
Le ciel grand, l'homme petit !

Chacun, qu'il doute ou qu'il nie,
Lutte en frayant son chemin ;
Et l'éternelle harmonie
Pèse comme une ironie
Sur tout ce tumulte humain !

Tous ces faux biens qu'on envie
Passent comme un soir de mai.
Vers l'ombre, hélas ! tout dévie.
Que reste-t-il de la vie,
Excepté d'avoir aimé !

----

Ainsi je courbe ma tête
Quand tu redresses ton front.
Ainsi, sur l'onde inquiète,
J'écoute, sombre poète,
Ce que les flots me diront.

Ainsi, pour qu'on me réponde,
J'interroge avec effroi ;
Et dans ce gouffre où je sonde
La fange se mêle à l'onde... -
Oh ! ne fais pas comme moi !

Que sur la vague troublée
J'abaisse un sourcil hagard ;
Mais toi, belle âme voilée,
Vers l'espérance étoilée
Lève un tranquille regard !

Tu fais bien. Vois les cieux luire.
Vois les astres s'y mirer.
Un instinct là-haut t'attire.
Tu regardes Dieu sourire ;
Moi, je vois l'homme pleurer !

Le 9 septembre 1836.
Psyché dans ma chambre est entrée,
Et j'ai dit à ce papillon :
- « Nomme-moi la chose sacrée.
« Est-ce l'ombre ? est-ce le rayon ?

« Est-ce la musique des lyres ?
« Est-ce le parfum de la fleur ?
« Quel est entre tous les délires
« Celui qui fait l'homme meilleur ?

« Quel est l'encens ? quelle est la flamme ?
« Et l'organe de l'avatar,
« Et pour les souffrants le dictame,
« Et pour les heureux le nectar ?

« Enseigne-moi ce qui fait vivre,
« Ce qui fait que l'oeil brille et voit !
« Enseigne-moi l'endroit du livre
« Où Dieu pensif pose son doigt.

« Qu'est-ce qu'en sortant de l'Érèbe
« Dante a trouvé de plus complet ?
« Quel est le mot des sphinx de Thèbe
« Et des ramiers du Paraclet ?

« Quelle est la chose, humble et superbe,
« Faite de matière et d'éther,
« Où Dieu met le plus de son verbe
« Et l'homme le plus de sa chair ?

« Quel est le pont que l'esprit montre,
« La route de la fange au ciel,
« Où Vénus Astarté rencontre
« À mi-chemin Ithuriel ?

« Quelle est la clef splendide et sombre,
« Comme aux élus chère aux maudits,
« Avec laquelle on ferme l'ombre
« Et l'on ouvre le paradis ?

« Qu'est-ce qu'Orphée et Zoroastre,
« Et Christ que Jean vint suppléer,
« En mêlant la rose avec l'astre,
« Auraient voulu pouvoir créer ?

« Puisque tu viens d'en haut, déesse,
« Ange, peut-être le sais-tu ?
« Ô Psyché ! quelle est la sagesse ?
« Ô Psyché ! quelle est la vertu ?

« Qu'est-ce que, pour l'homme et la terre,
« L'infini sombre a fait de mieux ?
« Quel est le chef-d'oeuvre du père ?
« Quel est le grand éclair des cieux ? »

Posant sur mon front, sous la nue,
Ses ailes qu'on ne peut briser,
Entre lesquelles elle est nue,
Psyché m'a dit : C'est le baiser.
Jonathan Dyhre Jun 2013
Lyset på nattbordet
kaster lystige skygger utover rommet
de leker sammen
i en yndig vals
oppettet veggen.
Lyset slukkes og skyggene forsvinner
men valsen pågår enda
en absurd vals
som fyller tankene mine
en yndig vals
en vakker vals som dra meg med.
Jeg klarer ikke slippe taket .
Raskere og raksere går valsen,
helt til jeg ikke lenger klarer å holde taket å den
den kaster seg utover
prøver frebrilsk å fange virkeligheten,
men plutslig
så er valsen borte
og alt som er igjen
er meg
I.

Aimez bien vos amours ; aimez l'amour qui rêve
Une rose à la lèvre et des fleurs dans les yeux ;
C'est lui que vous cherchez quand votre avril se lève,
Lui dont reste un parfum quand vos ans se font vieux.

Aimez l'amour qui joue au soleil des peintures,
Sous l'azur de la Grèce, autour de ses autels,
Et qui déroule au ciel la tresse et les ceintures,
Ou qui vide un carquois sur des coeurs immortels.

Aimez l'amour qui parle avec la lenteur basse
Des Ave Maria chuchotés sous l'arceau ;
C'est lui que vous priez quand votre tête est lasse,
Lui dont la voix vous rend le rythme du berceau.

Aimez l'amour que Dieu souffla sur notre fange,
Aimez l'amour aveugle, allumant son flambeau,
Aimez l'amour rêvé qui ressemble à notre ange,
Aimez l'amour promis aux cendres du tombeau !

Aimez l'antique amour du règne de Saturne,
Aimez le dieu charmant, aimez le dieu caché,
Qui suspendait, ainsi qu'un papillon nocturne,
Un baiser invisible aux lèvres de Psyché !

Car c'est lui dont la terre appelle encore la flamme,
Lui dont la caravane humaine allait rêvant,
Et qui, triste d'errer, cherchant toujours une âme,
Gémissait dans la lyre et pleurait dans le vent.

Il revient ; le voici : son aurore éternelle
A frémi comme un monde au ventre de la nuit,
C'est le commencement des rumeurs de son aile ;
Il veille sur le sage, et la vierge le suit.

Le songe que le jour dissipe au coeur des femmes,
C'est ce Dieu. Le soupir qui traverse les bois,
C'est ce Dieu. C'est ce Dieu qui tord les oriflammes
Sur les mâts des vaisseaux et des faîtes des toits.

Il palpite toujours sous les tentes de toile,
Au fond de tous les cris et de tous les secrets ;
C'est lui que les lions contemplent dans l'étoile ;
L'oiseau le chante au loup qui le hurle aux forêts.

La source le pleurait, car il sera la mousse,
Et l'arbre le nommait, car il sera le fruit,
Et l'aube l'attendait, lui, l'épouvante douce
Qui fera reculer toute ombre et toute nuit.

Le voici qui retourne à nous, son règne est proche,
Aimez l'amour, riez ! Aimez l'amour, chantez !
Et que l'écho des bois s'éveille dans la roche,
Amour dans les déserts, amour dans les cités !

Amour sur l'Océan, amour sur les collines !
Amour dans les grands lys qui montent des vallons !
Amour dans la parole et les brises câlines !
Amour dans la prière et sur les violons !

Amour dans tous les coeurs et sur toutes les lèvres !
Amour dans tous les bras, amour dans tous les doigts !
Amour dans tous les seins et dans toutes les fièvres !
Amour dans tous les yeux et dans toutes les voix !

Amour dans chaque ville : ouvrez-vous, citadelles !
Amour dans les chantiers : travailleurs, à genoux !
Amour dans les couvents : anges, battez des ailes !
Amour dans les prisons : murs noirs, écroulez-vous !

II.

Mais adorez l'Amour terrible qui demeure
Dans l'éblouissement des futures Sions,
Et dont la plaie, ouverte encor, saigne à toute heure
Sur la croix, dont les bras s'ouvrent aux nations.
Hôtes de ce séjour d'angoisse et de souffrance,

Où Satan sur le seuil a mis : Plus d'espérance !

Qui vous brisez le front contre ses murs de fer,

Et vîntes échanger, dans cette fange immonde,

La perpétuité des peines de ce monde

Pour l'éternité de l'enfer !


Ô vous, bandits, larrons d'Italie ou d'Espagne,

Hôtes des grands chemins, qui courez la campagne

De Tarente à Venise, et de Rome au Simplon ;

Et vous, concitoyens, voleurs de ma patrie.

Qui, les cheveux rasés et l'épaule flétrie.

Ramiez dans Brest ou dans Toulon !


Et vous qui, franchissant les monts et les cascades,

Imploriez la madone, et braviez les alcades,

Castillans, Grenadins ! et vous qui, sourdement,

Sous le ciel de l'Écosse, alliez dans les ténèbres

Ressusciter les morts dans leurs linceuls funèbres

Avant le jour du jugement !


Filles de joie, ô vous qu'on voyait dans la rue.

Autour d'un mauvais lieu, faire le pied de grue.

Dont l'amour fut mortel, et le baiser fatal ;

Vous tous, morts dans le crime et dans l'impénitence,

Spectres, qu'ont ainsi faits la roue ou la potence,

La guillotine ou l'hôpital !


Vous tous, mes vieux damnés, races de Dieu maudites,

Approchez-vous ici, parlez-nous, et nous dites

Aux gouffres de Satan combien a rapporté

Chaque péché mortel qui damne l'autre vie ;

Combien l'Orgueil, combien l'Avarice ou l'Envie,

Combien surtout la Pauvreté ?


C'est Elle qui flétrit une âme encor novice,

L'enlace, et la conduit au crime par le vice.

Courbant les plus hauts fronts avec sa main de fer ;

Qui mêle le poison et qui tire l'épée :

Elle, la plus féconde et la mieux occupée

Des pourvoyeuses de l'enfer !


Pauvreté ! vaste mot. Puissances de la terre,

Qui portez de vos noms l'orgueil héréditaire,

Savez-vous ce que c'est qu'avoir soif, avoir faim :

L'hiver, dans un grabat juché sous la toiture,

Passer le jour sans feu, la nuit sans couverture ;

Ce que c'est que le pauvre, enfin ?


- C'est un homme qui va, sur les places publiques,

Colporter, tout perclus, une boîte à reliques ;

Un aveugle en haillons, qu'on voit par les chemins

Accompagné d'un chien qui porte une sébile,

Agenouillé par terre, et qui chante, immobile,

Un cantique, en joignant les mains :


C'est un homme qui veille au seuil la nuit entière,

Et vient, sortants du bal, vous ouvrir la portière,

Recommandant sa peine aux cœurs compatissants ;

C'est une femme en pleurs qui voile son visage

Et tient à ses côtés deux enfants en bas-âge

Dressés à suivre les passants.


C'est cela : rien de plus. D'ailleurs, c'est une classe,

Les pauvres : il faut bien que chacun ait sa place ;

Dieu seul sait comme tout ici doit s'ordonner :

Il a mis la santé près de la maladie,

Le riche près du pauvre : il faut que l'un mendie

Pour que l'autre puisse donner.


Et quand, lassés de voir qu'on vous suit à la trace,

Vous vous êtes saignés, à grand'peine, et par grâce,

Du denier qu'un laquais insolent a jeté :

Grands seigneurs, financiers, belles dames, duchesses.

Vous vous tenez contenus, et croyez vos richesses

Quittes envers la pauvreté !


Mais il en est une autre, une autre cent fois pire,

Qui n'a point de haillons, celle-là, qui n'inspire

Ni pitié, ni dégoût, qui se pare de fleurs :

Qui ne se montre point, mendiante et quêteuse,

Mais, sous de beaux habits, cache, toute honteuse.

Ses ulcères et ses douleurs.


Elle vient au concert, et chante : au bal, et danse :

Jamais, jamais un geste, un mot dont l'imprudence

Trahirait des tourments qui ne sont point compris ;

C'est un combat sans fin, une longue détresse,

Une fièvre qui mine, un cauchemar qui presse

Et tue en étouffant vos cris.


C'est ce mal qui travaille une âme bien placée,

Qui s'indigne du rang où le sort l'a laissée ;

Qui demeure toujours triste au sein des plaisirs,

Parce qu'elle en sait bien le terme, et s'importune

De n'égaler jamais ses vœux à sa fortune,

Ni son espoir à ses désirs.


C'est le fléau du siècle, et cette maladie

Gagne de proche en proche, ainsi qu'un incendie :

Le monde dans son sein porte un hôte inconnu :

C'est un ver dans le cœur, c'est le cheval de Troie,

D'où les Grecs tout armés tomberont sur leur proie

Quand le moment sera venu.


Or, quand cela se voit, c'est une marque sûre

Qu'il s'est fait au-dedans une grande blessure.

Enseignement certain, par où Dieu nous apprend

Qu'une société vieillie et décrépite

S'émeut au plus profond de sa base, et palpite

Du dernier râle d'un mourant.


Je vous en avertis, riches ; prenez-y garde !

L'édifice est usé : si quelqu'un par mégarde

Passe trop chargé d'or sur ses planchers pourris,

- Un grain de blé suffit pour combler la mesure :

Au choc le plus léger cette vieille masure

Vous étouffe sous ses débris.


Peu de jours sont passés depuis qu'en sa colère

Lyon a vu rugir le monstre populaire :

Vous aviez cru le voir arriver en trois bonds,

Le sang dans les regards, le feu dans les narines.

Et vous aviez serré votre or sur vos poitrines.

Pâles comme des moribonds.


S'il n'a pas cette fois encor, rompu sa chaîne,

Si la porte est de fer et la cage de chêne,

Pourtant n'approchez pas des barreaux trop souvent.

Car sa force s'accroît, et sa rage, en silence ;

Et gare qu'un beau jour il les brise, et s'élance

Libre enfin, et les crins au vent !
I.

Je disais : - Ces soldats ont la tête trop basse.
Il va leur ouvrir des chemins.
Le peuple aime la poudre, et quand le clairon passe
La France chante et bat des mains.
La guerre est une pourpre où le meurtre se drape ;
Il va crier son : quos ego !
Un beau jour, de son crime, ainsi que d'une trappe,
Nous verrons sortir Marengo.
Il faut bien qu'il leur jette enfin un peu de gloire
Après tant de honte et d'horreur !
Que, vainqueur, il défile avec tout son prétoire
Devant Troplong le procureur ;
Qu'il tâche de cacher son carcan à l'histoire,
Et qu'il fasse par le doreur
Ajuster sa sellette au vieux char de victoire
Où monta le grand empereur.
Il voudra devenir César, frapper, dissoudre
Les anciens états ébranlés,
Et, calme, à l'univers montrer, tenant la foudre,
La main qui fit des fausses clés.
Il fera du vieux monde éclater la machine ;
Il voudra vaincre et surnager.
Hudson Lowe, Blücher, Wellington, Rostopschine,
Que de souvenirs à venger !
L'occasion abonde à l'époque où nous sommes.
Il saura saisir le moment.
On ne peut pas rester avec cinq cent mille hommes
Dans la fange éternellement.
Il ne peut les laisser courbés sous leur sentence
Il leur faut les hauts faits lointains
À la meute guerrière il faut une pitance
De lauriers et de bulletins.
Ces soldats, que Décembre orne comme une dartre,
Ne peuvent pas, chiens avilis,
Ronger à tout jamais le boulevard Montmartre,
Quand leurs pères ont Austerlitz ! -

II.

Eh bien non ! je rêvais. Illusion détruite !
Gloire ! songe, néant, vapeur !
Ô soldats ! quel réveil ! l'empire, c'est la fuite.
Soldats ! l'empire, c'est la peur.
Ce Mandrin de la paix est plein d'instincts placides ;
Ce Schinderhannes craint les coups.
Ô châtiment ! pour lui vous fûtes parricides,
Soldats, il est poltron pour vous.
Votre gloire a péri sous ce hideux incube
Aux doigts de fange, au cœur d'airain.
Ah ! frémissez ! le czar marche sur le Danube,
Vous ne marchez pas sur le Rhin !

III.

Ô nos pauvres enfants ! soldats de notre France !
Ô triste armée à l'œil terni !
Adieu la tente ! Adieu les camps ! plus d'espérance !
Soldats ! soldats ! tout est fini !
N'espérez plus laver dans les combats le crime
Dont vous êtes éclaboussés.
Pour nous ce fut le piège et pour vous c'est l'abîme.
Cartouche règne ; c'est assez.
Oui, Décembre à jamais vous tient, hordes trompées !
Oui, vous êtes ses vils troupeaux !
Oui, gardez sur vos mains, gardez sur vos épées,
Hélas ! gardez sur vos drapeaux
Ces souillures qui font horreur à vos familles
Et qui font sourire Dracon,
Et que ne voudrait pas avoir sur ses guenilles
L'équarrisseur de Montfaucon !
Gardez le deuil, gardez le sang, gardez la boue !
Votre maître hait le danger,
Il vous fait reculer ; gardez sur votre joue
L'âpre soufflet de l'étranger !
Ce nain à sa stature a rabaissé vos tailles.
Ce n'est qu'au vol qu'il est hardi.
Adieu la grande guerre et les grandes batailles !
Adieu Wagram ! adieu Lodi !
Dans cette horrible glu votre aile est prisonnière.
Derrière un crime il faut marcher.
C'est fini. Désormais vous avez pour bannière
Le tablier de ce boucher !
Renoncez aux combats, au nom de Grande Armée,
Au vieil orgueil des trois couleurs ;
Renoncez à l'immense et superbe fumée,
Aux femmes vous jetant des fleurs,
À l'encens, aux grands ares triomphaux que fréquentent
Les ombres des héros le soir ;
Hélas ! contentez-vous de ces prêtres qui chantent
Des Te Deum dans l'abattoir !
Vous ne conquerrez point la palme expiatoire,
La palme des exploits nouveaux,
Et vous ne verrez pas se dorer dans la gloire
La crinière de vos chevaux !

IV.

Donc l'épopée échoue avant qu'elle commence !
Annibal a pris un calmant ;
L'Europe admire, et mêle une huée immense
À cet immense avortement.
Donc ce neveu s'en va par la porte bâtarde !
Donc ce sabreur, ce pourfendeur,
Ce masque moustachu dont la bouche vantarde
S'ouvrait dans toute sa grandeur,
Ce césar qu'un valet tous les matins harnache
Pour s'en aller dans les combats,
Cet ogre galonné dont le hautain panache
Faisait oublier le front bas,
Ce tueur qui semblait l'homme que rien n'étonne,
Qui jouait, dans les hosanna,
Tout barbouillé du sang du ruisseau Tiquetonne,
La pantomime d'Iéna,
Ce héros que Dieu fit général des jésuites,
Ce vainqueur qui s'est dit absous,
Montre à Clio son nez meurtri de pommes cuites,
Son œil éborgné de gros sous !
Et notre armée, hélas ! sa dupe et sa complice,
Baisse un front lugubre et puni,
Et voit sous les sifflets s'enfuir dans la coulisse
Cet écuyer de Franconi !
Cet histrion, qu'on cingle à grands coups de lanière,
À le crime pour seul talent ;
Les Saint-Barthélemy vont mieux à sa manière
Qu'Aboukir et que Friedland.
Le cosaque stupide arrache à ce superbe
Sa redingote à brandebourgs ;
L'âne russe a brouté ce Bonaparte en herbe.
Sonnez, clairons ! battez, tambours !
Tranche-Montagne, ainsi que Basile, a la fièvre ;
La colique empoigne Agramant ;
Sur le crâne du loup les oreilles du lièvre
Se dressent lamentablement.
Le fier-à-bras tremblant se blottit dans son antre
Le grand sabre a peur de briller ;
La fanfare bégaie et meurt ; la flotte rentre
Au port, et l'aigle au poulailler.

V.

Et tous ces capitans dont l'épaulette brille
Dans les Louvres et les châteaux
Disent : « Mangeons la France et le peuple en famille.
Sire, les boulets sont brutaux. »
Et Forey va criant : « Majesté, prenez garde. »
Reibell dit : « Morbleu, sacrebleu !
Tenons-nous coi. Le czar fait manœuvrer sa garde.
Ne jouons pas avec le feu. »
Espinasse reprend : « César, gardez la chambre.
Ces kalmoucks ne sont pas manchots. »
Coiffez-vous, dit Leroy, du laurier de décembre,
Prince, et tenez-vous les pieds chauds. »
Et Magnan dit : « Buvons et faisons l'amour, sire ! »
Les rêves s'en vont à vau-l'eau.
Et dans sa sombre plaine, ô douleur, j'entends rire
Le noir lion de Waterloo !

Jersey, le  ler septembre 1853.
I


Las de ce calme plat où d'avance fanées,

Comme une eau qui s'endort, croupissent nos années ;

Las d'étouffer ma vie en un salon étroit,

Avec de jeunes fats et des femmes frivoles,

Echangeant sans profit de banales paroles ;

Las de toucher toujours mon horizon du doigt.


Pour me refaire au grand et me rélargir l'âme,

Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame ;

Je suis allé souvent, Victor,

A huit heures, l'été, quand le soleil se couche,

Et que son disque fauve, au bord des toits qu'il touche,

Flotte comme un gros ballon d'or.


Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poète

Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,

Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ;

Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,

Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ;

Ithuriel répand son écrin dans les cieux.


Cathédrales de brume aux arches fantastiques ;

Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,

Par la glace de l'eau doublés,

La brise qui s'en joue et déchire leurs franges,

Imprime, en les roulant, mille formes étranges

Aux nuages échevelés.


Comme, pour son bonsoir, d'une plus riche teinte,

Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,

Ébauchée à grands traits à l'horizon de feu ;

Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,

Semblent les deux grands bras que la ville en prière,

Avant de s'endormir, élève vers son Dieu.


Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique,

La vieille église attache une gloire mystique

Faite avec les splendeurs du soir ;

Les roses des vitraux, en rouges étincelles,

S'écaillent brusquement, et comme des prunelles,

S'ouvrent toutes rondes pour voir.


La nef épanouie, entre ses côtes minces,

Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces,

Une araignée énorme, ainsi que des réseaux,

Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles,

En fils aériens, en délicates mailles,

Ses tulles de granit, ses dentelles d'arceaux.


Aux losanges de plomb du vitrail diaphane,

Plus frais que les jardins d'Alcine ou de Morgane,

Sous un chaud baiser de soleil,

Bizarrement peuplés de monstres héraldiques,

Éclosent tout d'un coup cent parterres magiques

Aux fleurs d'azur et de vermeil.


Légendes d'autrefois, merveilleuses histoires

Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires,

Dévotement taillés par de naïfs ciseaux ;

Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues,

Par les hommes et non par le temps abattues,

Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux,


Dogues hurlant au bout des gouttières ; tarasques,

Guivres et basilics, dragons et nains fantasques,

Chevaliers vainqueurs de géants,

Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes,

Myriades de saints roulés en collerettes,

Autour des trois porches béants.


Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles

Où l'arabesque folle accroche ses dentelles

Et son orfèvrerie, ouvrée à grand travail ;

Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,

Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées,

La cathédrale luit comme un bijou d'émail !


II


Mais qu'est-ce que cela ? Lorsque l'on a dans l'ombre

Suivi l'escalier svelte aux spirales sans nombre

Et qu'on revoit enfin le bleu,

Le vide par-dessus et par-dessous l'abîme,

Une crainte vous prend, un vertige sublime

A se sentir si près de Dieu !


Ainsi que sous l'oiseau qui s'y perche, une branche

Sous vos pieds qu'elle fuit, la tour frissonne et penche,

Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous ;

L'abîme ouvre sa gueule, et l'esprit du vertige,

Vous fouettant de son aile en ricanant voltige

Et fait au front des tours trembler les garde-fous,


Les combles anguleux, avec leurs girouettes,

Découpent, en passant, d'étranges silhouettes

Au fond de votre œil ébloui,

Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie,

Bête apocalyptique, en se tordant aboie,

Paris éclatant, inouï !


Oh ! le cœur vous en bat, dominer de ce faîte,

Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite ;

Pouvoir, d'un seul regard, embrasser ce grand tout,

Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre,

Comme l'aigle planant, voir au sein du cratère,

****, bien ****, la fumée et la lave qui bout !


De la rampe, où le vent, par les trèfles arabes,

En se jouant, redit les dernières syllabes

De l'hosanna du séraphin ;

Voir s'agiter là-bas, parmi les brumes vagues,

Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues ;

L'entendre murmurer sans fin ;


Que c'est grand ! Que c'est beau ! Les frêles cheminées,

De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,

Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,

Et la lumière oblique, aux arêtes hardies,

Jetant de tous côtés de riches incendies

Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs.


Comme en un bal joyeux, un sein de jeune fille,

Aux lueurs des flambeaux s'illumine et scintille

Sous les bijoux et les atours ;

Aux lueurs du couchant, l'eau s'allume, et la Seine

Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine

N'en porte à son col les grands jours.


Des aiguilles, des tours, des coupoles, des dômes

Dont les fronts ardoisés luisent comme des heaumes,

Des murs écartelés d'ombre et de clair, des toits

De toutes les couleurs, des résilles de rues,

Des palais étouffés, où, comme des verrues,

S'accrochent des étaux et des bouges étroits !


Ici, là, devant vous, derrière, à droite, à gauche,

Des maisons ! Des maisons ! Le soir vous en ébauche

Cent mille avec un trait de feu !

Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome,

Prodigieux amas, chaos fait de main d'homme,

Qu'on pourrait croire fait par Dieu !


III


Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame,

Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme,

Il ne l'est seulement que du haut de tes tours.

Quand on est descendu tout se métamorphose,

Tout s'affaisse et s'éteint, plus rien de grandiose,

Plus rien, excepté toi, qu'on admire toujours.


Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes,

Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles,

Et le Seigneur habite en toi.

Monde de poésie, en ce monde de prose,

A ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ;

L'on est pieux et plein de foi !


Aux caresses du soir, dont l'or te damasquine,

Quand tu brilles au fond de ta place mesquine,

Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir ;

A regarder d'en bas ce sublime spectacle,

On croit qu'entre tes tours, par un soudain miracle,

Dans le triangle saint Dieu se va faire voir.


Comme nos monuments à tournure bourgeoise

Se font petits devant ta majesté gauloise,

Gigantesque sœur de Babel,

Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille,

Les faîtes les plus fiers ne vont qu'à ta cheville,

Et, ton vieux chef heurte le ciel.


Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque,

Aux plis graves et droits de ta robe Dantesque,

Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid,

Ces panthéons bâtards, décalqués dans l'école,

Antique friperie empruntée à Vignole,

Et, dont aucun dehors ne sait se tenir droit.


Ô vous ! Maçons du siècle, architectes athées,

Cervelles, dans un moule uniforme jetées,

Gens de la règle et du compas ;

Bâtissez des boudoirs pour des agents de change,

Et des huttes de plâtre à des hommes de fange ;

Mais des maisons pour Dieu, non pas !


Parmi les palais neufs, les portiques profanes,

Les parthénons coquets, églises courtisanes,

Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,

Les maisons sans pudeur de la ville païenne ;

On dirait, à te voir, Notre-Dame chrétienne,

Une matrone chaste au milieu de catins !
"Nilus nil " a écrit Hérodote
Sans le Nil l'Egypte n 'est rien.
Mais même si je ne suis pas pharaon
Porté par un éléphant de guerre
Escorté de chattes et d'ichneumons
Feulant tels des sphinx dans la fange
Je bois aux eaux noires d'Isis
Je bois aux sept bras de son delta
Je bois son ***** chaude
Je bois son or baptismal
Je me tatoue de ses crues tumultueuses
Je suis ivre de ses dix-huit coudées et dix-huit doigts
Je ne suis rien sans ses eaux noires, ses méandres
Qui grossissent au solstice d'été
Et alors pendant cent jours
Je m'abreuve de ses eaux tortueuses
Et je m'épanche de toutes ses embouchures
Je bois aux sept pis du ventre de la vache
Longs de plusieurs milliers d'orgyes égyptiennes.
Je tète jusqu'à plus soif
Je tète sa bouche pélusienne
Je tète sa bouche tanitique
Je tète sa bouche mandésienne
Je tète sa bouche phanitique
Je tète sa bouche sébennytique
Je tète sa bouche bolbitine
Je tète sa bouche canopique
Je suis Thoutmôsis réincarné
Et je sculpte mes savons d'humus.
Onctueux comme crème
Sensuels comme parfum
Je taille dans la boue le buste de Néfertiti
Je sculpte la fille de Typhaïa la Jouisseuse
La chienne en rut du harem
Je sculpte la catin du Nil
La fille lascive du Aulète,
La fille nue des Lagides
Je sculpte Isis et ses ailes déployées,
Je sculpte Aphrodite Anadycmène
Je sculpte Cléopatre la Septième
Je sculpte, je taille, je moule, je peins
Et ce faisant je frotte le dos de Palmolive
De ma muse qui m'abreuve
En fredonnant un cantique antique
De l'eau de son bain de mousse nilotique.
Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges
Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d'immondice et de fange
Nous n'irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D'yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments.
jan Nov 2018
ich jage meinen gedanken hinterher,
und erkenne mich selbst manchmal nicht mehr.

es *******so, als würde sich alles um mich drehen,
irgendwie ist es so als würde ich die welt nicht mehr verstehen.

was ich mache *******falsch zu sein,
innerlich fange ich langsam an zu schreien.

weiß nicht was ich tue und liege im zimmer,
ich fühle mich so als wäre das ein gewitter.

alles *******so als würde es nicht vergehen,
ich bin in meinem kopf angelangt und merke ich bleibe stehen.

alles um mich verändert sich,
und alle anderen lassen mich plötzlich im stich.
Muse, un nommé Ségur, évêque, m'est hostile ;
Cet homme violet me damne en mauvais style ;
Sa prose réjouit les hiboux dans leurs trous.
Ô Muse, n'ayons point contre lui de courroux.
Laissons-lui ce joujou qu'il prend pour un tonnerre,
Sa haine.

Il est d'ailleurs à plaindre. Au séminaire,
Un jour que ce petit bonhomme plein d'ennui
Bêlait un oremus au hasard devant lui,
Comme glousse l'oison, comme la vache meugle,
Il s'écria : - Mon Dieu ! Je voudrais être aveugle ! -
Ne trouvant pas qu'il fît assez nuit comme ça.
Le bon Dieu, le faisant idiot, l'exauça.

L'insulte est aujourd'hui très perfectionnée.
On prend un peu de suie en une cheminée,
Un peu d'ordure au coin d'une borne, à l'égoût
De la fange, et cela tient lieu d'esprit, de goût,
De bon sens, de syntaxe et d'honneur ; c'est la mode.
Bons ulémas, tel est le procédé commode
Que votre zèle met au service du ciel,
Et c'est avec la bouche écumante de fiel,
Avec la diatribe en guise de sourire,
Que vous venez, damnant ceux qu'on n'ose proscrire,
Nous faire vos gros yeux, nous montrer vos gros poings,
Nous dire vos gros mots, ô nos chers talapoins !

On vous pardonne. Eh bien, quoi, Ségur m'exorcise.
Après ?

Il me maudit d'une façon concise ;
Il me peint de son mieux, et voici le pastel
À peu près :

- « Monstre horrible. On n'a rien vu de tel.
Informe, épouvantable et ténébreux. Un homme
Qui brûlerait Paris et démolirait Rome.
Voluptueux. Un peu le chef des assassins.
Bref, capable de tout. Foulant aux pieds les saints,
Les lois, l'église et Dieu. Ruinant son libraire. »
Faisons chorus. Hurler avec le loup, et braire
Avec l'évêque, eh bien, c'est un droit. Usons-en.
J'aime en ce noble abbé ce style paysan.
C'est poissard, c'est exquis. Bravo. Cela vous plonge
Dans une vague extase où l'on sent le mensonge.
Doux prêtre ! On entend rire aux éclats Diderot,
Molière, Rabelais, et l'on ne sait pas trop,
Dans cette vision où le démon chuchote,
Si l'on voit un évêque ayant au dos la hotte
Ou bien un chiffonnier ayant la mitre au front.
L'antienne, quand un peu de bave l'interrompt,
À du charme ; on est prêtre et l'on a de la bile.
D'ailleurs, Muse, chacun sur terre a son Zoïle,
Et Voltaire a Fréron comme Dante a Cecchi.
Et puis cela se vend. Combien ? Six sous. À qui ?
Aux sots. C'est un public. Les mâchoires fossiles
Veulent rire ; le clan moqueur des imbéciles
Veut qu'on l'amuse ; il est fort nombreux aujourd'hui ;
N'a-t-il donc pas le droit qu'on travaille pour lui ?
Depuis quand n'est-il plus permis d'emplir les cruches ?
Tout a son instinct. Comme un frelon vole aux ruches,
Comme à Lucrèce au lit court Alexandre six,
Comme Corydon suit le charmant Alexis,
Comme un loup suit les boucs, et le bouc les cytises,
Comme avril fait des fleurs, Ségur fait des sottises.
Il le faut.

Muse, il sied que le sage indulgent
Rêve, écoute, et devienne un bon homme en songeant,
Qu'il regarde passer les vivants, qu'il les pèse,
Et qu'au lieu de l'aigrir, ce spectacle l'apaise.
Ainsi soit-il.

Et puis, allons au fait. Voyons,
Suis-je correct ? L'hostie avec tous ses rayons
M'éblouit-elle autant que le soleil ? Ce prêtre
Me voit-il le dimanche à sa messe apparaître ?
Ai-je même jamais fait semblant de vouloir
Lui conter mes péchés tous bas dans son parloir ?
Quand suis-je allé chez lui, reniant ma doctrine,
Me donner de grands coups de poing dans la poitrine ?
Je suis un endurci. Ségur s'en aperçoit.
Je suis athée au point de douter que Dieu soit
Charmé de se chauffer les mains au feu du diable,
Qu'il ait mis l'incurable et l'irrémédiable
Dans l'homme, être ignorant, faible, chétif, charnel,
Afin d'en faire hommage au supplice éternel,
Qu'il ait exprès fourré Satan dans la nature,
Et qu'il ait, lui, l'auteur de toute créature,
Pouvant vider l'enfer et le fermer à clé,
Fait un brûleur, afin de créer un brûlé ;
Que les mille soleils dont là-haut le feu tremble
Se mettent un beau jour à tomber tous ensemble,
J'en doute ; et quand je vois, au fond du zénith bleu,
Les sept astres de l'Ourse allumés, je crois peu
Que jamais le plafond céleste se délabre
Jusqu'à ne pouvoir plus porter ce candélabre.
Je sais que dans la bible on trouve ce cliché,
La Fin du Monde ; mais la science a marché.
Moïse est vieux ; est-il sur terre un quadrumane
Qui lève au ciel les yeux pour voir pleuvoir la manne ?
Je trouve par moments plus d'esprit, je le dis,
Aux singes d'à présent qu'aux hommes de jadis.
Pape, Dieu, ce n'est pas le même personnage.
J'aime la cathédrale et non le moyen-âge.

Qu'est-ce qu'un dogme, un culte, un rite ? Un objet d'art.
Je puis l'admirer ; mais s'il égare un soudard,
S'il grise un fou, s'il tue un homme, je l'abhorre.
Plus d'idole ! Et j'oppose à l'encens l'ellébore.
Quand une abbesse, à qui quelque nonne déplaît,
Lui fait brouter de l'herbe à côté d'un mulet,
J'ose dire que c'est mal nourrir une femme ;
J'admire un arbre en fleurs plus qu'un bûcher en flamme ;
Je suis peu furieux ; j'aime Voltaire enfin
Mieux que saint Cupertin et que saint Cucufin,
Et je préfère à tout ce que dit saint Pancrace,
Saint Loup, saint Labre ou saint Pacôme, un vers d'Horace.
Tels sont mes goûts. Je suis incorrigible. Et quand
Floréal, comme un chef qui réveille le camp,
Met les nids en rumeur, et quand mon vers patauge,
Éperdu, dans le thym, la verveine et la sauge,
Quand la plaine est en joie, et quand l'aube est en feu,
Je crois tout bonnement, tout bêtement en Dieu.

En même temps j'ai l'âme âprement enivrée
Du sombre ennui de voir tant d'hommes en livrée,
Tant de deuils, tant de fronts courbés, tant de cœurs bas,
Là, tant de lits de pourpre, et là, tant de grabats.
Mon Dieu n'est ni payen, ni chrétien, ni biblique ;
Ce Dieu-là, je l'implore en la douleur publique ;
C'est vers lui que je suis tourné, vieux lutteur las,
Quand je crie au milieu des ténèbres : - Hélas !
Sur la grève que bat toute la mer humaine,
Grève où le flux apporte, où le reflux remmène
Les flots hideux jetant l'écume aux alcyons,
Qui donc apportera dans l'ombre aux nations
Ou l'éclair de Paris ou le rayon de France ?
Qui donc rallumera ce phare, l'espérance ? -

Donc j'ai ce grave tort de n'être point dévot ;
Je ne le suis pas même au parti qui prévaut ;
Je n'aime pas qu'après la victoire on sévisse ;
C'est affreux, je pardonne ; et je suis au service
Des vaincus ; et, songeant que ma mère aux abois
Fut jadis vendéenne, en fuite dans les bois,
J'ose de la pitié faire la propagande ;
Je suis le fils brigand d'une mère brigande.
Être clément, c'est être atroce ; ou pour le moins,
Stupide. Je le suis, toujours, devant témoins,
Partout. Les autres sont les vautours ; je suis l'oie.
Oui, quand la lâcheté publique se déploie,
Il me plaît d'être seul et d'être le dernier.
Quand le væ victis règne, et va jusqu'à nier
La quantité de droit qui reste à ceux qui tombent,
Quand, nul ne protestant, les principes succombent,
Cette fuite de tous m'attire. Me voilà.

Comment veut-on qu'un prêtre accepte tout cela !
Laura Amstutz May 2017
nogle gange ser det ud som om regnen kun falder under gadelygterne, men den falder alle vegne

på samme måde som man kan fange folk midt i en stråle af glæde og have svært ved at forestille sig at der kunne være nogle mørke sider af deres liv overhovedet
Fable XI, Livre III.


Le vent s'élève ; un gland tombe dans la poussière :
Un chêne en sort. - Un chêne ! Osez-vous appeler
Chêne cet avorton qu'un souffle fait trembler ?
Ce fétu, près de qui la plus humble bruyère
Serait un arbre ? - Et pourquoi non ?
Je ne m'en dédis pas, docteur ; cet avorton,
Ce fétu, c'est un chêne, un vrai chêne, tout comme
Cet enfant qu'on berce est un homme.
Quoi de plus naturel, d'ailleurs, que vos propos !
Vous n'avez rien dit là, docteur, qu'en leur langage
Tous les buissons du voisinage
Sur mon chêne, avant vous, n'aient dit en d'autres mots :
« Quel brin d'herbe, en rampant, sous notre abri se range ?
Quel germe inutile, égaré,
À nos pieds végète enterré
Dans la poussière et dans la fange ? »
« - Messieurs, » leur répondait, sans discours superflus,
Le germe, au fond du cœur, chêne dès sa naissance,
« Messieurs, pour ma jeunesse ayez plus d'indulgence :
Je croîs, ne vous déplaise, et vous ne croissez plus. »
Le germe raisonnait fort juste :
Le temps, qui détruit tout, fait tout croître d'abord ;
Par lui le faible devient fort ;
Le petit, grand ; le germe, arbuste.
Les buissons, indignés qu'en une année ou deux
Un chêne devînt grand comme eux,
Se récriaient contre l'audace
De cet aventurier qui, comme un champignon,
Né d'hier et de quoi ? sans gêne ici se place,
Et prétend nous traiter de pair à compagnon !
L'égal qu'ils dédaignaient cependant les surpasse ;
D'arbuste il devient arbre, et les sucs généreux
Qui fermentent sous son écorce,
De son robuste tronc à ses rameaux nombreux
Renouvelant sans cesse et la vie et la force,
Il grandit, il grossit, il s'allonge, il s'étend,
Il se développe, il s'élance ;
Et l'arbre, comme on en voit tant,
Finit par être un arbre immense.
De protégé qu'il fut, le voilà protecteur,
Abritant, nourrissant des peuplades sans nombre :
Les troupeaux, les chiens, le pasteur,
Vont dormir en paix sous son ombre ;
L'abeille dans son sein vient déposer son miel,
Et l'aigle suspendre son aire
À l'un des mille bras dont il perce le ciel,
Tandis que mille pieds l'attachent à la terre.
L'impétueux Eurus, l'Aquilon mugissant,
En vain contre sa masse ont déchaîné leur rage ;
Il rit de leurs efforts, et leur souffle impuissant
Ne fait qu'agiter son feuillage.
Cybèle aussi n'a pas de nourrissons,
De l'orme le plus fort au genêt le plus mince,
Qui des forêts en lui ne respecte le prince :
Tout l'admire aujourd'hui, tout, hormis les buissons.
« L'orgueilleux ! disent-ils ; il ne se souvient guères
De notre ancienne égalité ;
Enflé de sa prospérité,
A-t-il donc oublié que les arbres sont frères ? »
« - Si nous naissons égaux, repart avec bonté
L'arbre de Jupiter, dans la même mesure
Nous ne végétons pas ; et ce tort, je vous jure,
Est l'ouvrage de la nature,
Et non pas de ma volonté.
Le chêne vers les cieux portant un front superbe,
L'arbuste qui se perd sous l'herbe,
Ne font qu'obéir à sa loi.
Vous la voulez changer ; ce n'est pas mon affaire ;
Je ne dois pas, en bonne foi,
Me rapetisser pour vous plaire.
Mes frères, tâchez donc de grandir comme moi. »
Le toit s'égaie et rit.
ANDRÉ CHÉNIER.


Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris.
Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,
Innocent et joyeux.

Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre
Les chaises se toucher,
Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher.

Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poètes, de l'âme
Qui s'élève en priant ;
L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! la grave causerie
S'arrête en souriant.

La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve, à l'heure
Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure,
L'onde entre les roseaux,
Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux.

Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez ;
Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
S'emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés !

Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
N'ont point mal fait encor ;
Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange,
Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
À l'auréole d'or !

Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche.
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche.
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor vous regardez le monde.
Double virginité ! corps où rien n'est immonde,
Âme où rien n'est impur !

Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !

Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !

Mai 1830.
Fable IV, Livre II.


Dans l'Olympe on s'ennuie. - Y pensez-vous, grands Dieux !
- Oui, Messieurs ; oui, j'y pense, et je veux le redire :
Dans l'Olympe on s'ennuie, ainsi qu'en d'autres lieux
Qui souffrent peu le mot pour rire.
Dieux d'en-haut, Dieux d'en-bas, vous jetez quelquefois
Des regards envieux sur la fange où nous sommes.
Il est beau d'être dieux, il est bon d'être rois ;
Mais il est doux parfois d'être hommes.
Jupiter le pensait ainsi ;
Un soir, libre de tout souci,
Voulant se divertir sans user son tonnerre,
Or ça, dit-il aux Dieux, amusons-nous ici
Comme on s'amuse sur la terre.
Momus, un jeu bien *** ! - Bien *** ! dit l'égrillard,
Qui des jeux dans sa tête a tout le répertoire ;
Jouons un jeu d'enfants ; si vous voulez m'en croire,
Nous ferons un Colin-Maillard.
En quatre mois, il fait connaître
Le jeu terrestre à la céleste cour ;
Comment on prend, comment on est pris tour à tour.
Junon prête un mouchoir : c'est au plus jeune à l'être ;
Le plus jeune c'était l'Amour,
L'enfant, qui déjà n'y voit goutte,
Un bandeau de plus sur les yeux,
Va d'un côté, de l'autre ; et les éclats joyeux
De l'Olympe étonné font retentir la voûte.
Les Dieux, qui riaient fort, comptaient rire encor plus,
Quand notre espiègle eut mis la main sur la Justice.
Cet autre aveugle au jeu n'entendra pas malice ;
Elle est là pour longtemps disait surtout Momus.
Il se trompait. Elle entre en lice,
Et, dès le premier pas, elle attrapa Plutus.
Celui-là devait-il s'attendre
À jamais sortir d'embarras ?
Il est quelque peu lourd Venus, tu m'apprendras
Comment il a fait pour te prendre.
Causa tangor ab omni.
OVIDE.

Souvent, quand mon esprit riche en métamorphoses
Flotte et roule endormi sur l'océan des choses,
Dieu, foyer du vrai jour qui ne luit point aux yeux,
Mystérieux soleil dont l'âme est embrasée,
Le frappe d'un rayon, et, comme une rosée,
Le ramasse et l'enlève aux cieux.

Alors, nuage errant, ma haute poésie
Vole capricieuse, et sans route choisie,
De l'occident au sud, du nord à l'orient ;
Et regarde, du haut des radieuses voûtes,
Les cités de la terre, et, les dédaignant toutes,
Leur jette son ombre en fuyant.

Puis, dans l'or du matin luisant comme une étoile,
Tantôt elle y découpe une frange à son voile ;
Tantôt, comme un guerrier qui résonne en marchant,
Elle frappe d'éclairs la forêt qui murmure ;
Et tantôt en passant rougit sa noire armure
Dans la fournaise du couchant.

Enfin sur un vieux mont, colosse à tête grise,
Sur des Alpes de neige un vent jaloux la brise.
Qu'importe ! suspendu sur l'abîme béant
Le nuage se change en un glacier sublime,
Et des mille fleurons qui hérissent sa cime
Fait une couronne au géant !

Comme le haut cimier du mont inabordable,
Alors il dresse au **** sa crête formidable.
L'arc-en-ciel vacillant joue à son flanc d'acier ;
Et, chaque soir, tandis que l'ombre en bas l'assiège,
Le soleil, ruisselant en lave sur sa neige,
Change en cratère le glacier.

Son front blanc dans la nuit semble une aube éternelle ;
La chamois effaré, dont le pied vaut une aile,
L'aigle même le craint, sombre et silencieux ;
La tempête à ses pieds tourbillonne et se traîne ;
L'œil ose à peine atteindre à sa face sereine,
Tant il est avant dans les cieux !
Et seul, à ces hauteurs, sans crainte et sans vertige
Mon esprit, de la terre oubliant le prestige,
Voit le jour étoilé, le ciel qui n'est plus bleu,
Et contemple de près ces splendeurs sidérales
Dont la nuit sème au **** ses sombres cathédrales,
Jusqu'à ce qu'un rayon de Dieu

Le frappe de nouveau, le précipite, et change
Les prismes du glacier en flots mêlés de fange ;
Alors il croule, alors, éveillant mille échos,
Il retombe en torrent dans l'océan du monde,
Chaos aveugle et sourd, mer immense et profonde,
Où se ressemblent tous les flots !

Au gré du divin souffle ainsi vont mes pensées,
Dans un cercle éternel incessamment poussées.
Du terrestre océan dont les flots sont amers,
Comme sous un rayon monte une nue épaisse,
Elles montent toujours vers le ciel, et sans cesse
Redescendent des cieux aux mers.

Mai 1829.
Aventurier conduit par le louche destin,
Pour y passer la nuit, jusqu'à demain matin,
Entre à l'auberge Louvre avec ta rosse Empire.
Molière te regarde et fait signe à Shakspeare ;
L'un te prend pour Scapin, l'autre pour Richard trois.
Entre en jurant, et fais le signe de la croix.
L'antique hôtellerie est toute illuminée.
L'enseigne, par le temps salie et charbonnée,
Sur le vieux fleuve Seine, à deux pas du Pont-Neuf,
Crie et grince au balcon rouillé de Charles neuf ;
On y déchiffre encor ces quelques lettres : - Sacre ; -
Texte obscur et tronqué, reste du mot Massacre.

Un fourmillement sombre emplit ce noir logis.

Parmi les chants d'ivresse et les refrains mugis,
On rit, on boit, on mange, et le vin sort des outres.
Toute une boucherie est accrochée aux poutres.
Ces êtres triomphants ont fait quelque bon coup.
L'un crie : assommons tout ! et l'autre : empochons tout !
L'autre agite une torche aux clartés aveuglantes.
Par places sur les murs on voit des mains sanglantes.
Les mets fument ; la braise aux fourneaux empourprés
Flamboie ; on voit aller et venir affairés,
Des taches à leurs mains, des taches à leurs chausses,
Les Rianceys marmitons, les Nisards gâte-sauces ;
Et, - derrière la table où sont assis Fortoul,
Persil, Piétri, Carlier, Chapuys le capitoul,
Ducos et Magne au meurtre ajoutant leur paraphe,
Forey dont à Bondy l'on change l'orthographe,
Rouher et Radetzky, Haynau près de Drouyn, -
Le porc Sénat fouillant l'ordure du grouin.
Ces gueux ont commis plus de crimes qu'un évêque
N'en bénirait. Explore, analyse, dissèque,
Dans leur âme où de Dieu le germe est étouffé,
Tu ne trouveras rien. - Sus donc, entre coiffé
Comme Napoléon, botté comme Macaire.
Le général Bertrand te précède ; tonnerre
De bravos. Cris de joie aux hurlements mêlés.
Les spectres qui gisaient dans l'ombre échevelés
Te regardent entrer et rouvrent leurs yeux mornes
Autour de toi s'émeut l'essaim des maritornes,
À beaucoup de jargon mêlant un peu d'argot ;
La marquise Toinon, la duchesse Margot,
Houris au cœur de verre, aux regards d'escarboucles.
Maître, es-tu la régence ? on poudrera ses boucles
Es-tu le directoire ? on mettra des madras.
Fais, ô bel étranger, tout ce que tu voudras.
Ton nom est million, entre ! - Autour de ces belles
Colombes de l'orgie, ayant toutes des ailes,
Folâtrent Suin, Mongis, Turgot et d'Aguesseau,
Et Saint-Arnaud qui vole autrement que l'oiseau.
Aux trois quarts gris déjà, Reibell le trabucaire
Prend Fould pour un curé dont Sibour est vicaire.

Regarde, tout est prêt pour te fêter, bandit.

L'immense cheminée au centre resplendit.
Ton aigle, une chouette, en blasonne le plâtre.
Le bœuf Peuple rôtit tout entier devant l'âtre
La lèchefrite chante en recevant le sang ;
À côté sont assis, souriant et causant,
Magnan qui l'a tué, Troplong qui le fait cuire.
On entend cette chair pétiller et bruire,
Et sur son tablier de cuir, joyeux et las,
Le boucher Carrelet fourbit son coutelas.
La marmite budget pend à la crémaillère.
Viens, toi qu'aiment les juifs et que l'église éclaire,
Espoir des fils d'Ignace et des fils d'Abraham,
Qui t'en vas vers Toulon et qui t'en viens de Ham,
Viens, la journée est faite et c'est l'heure de paître.
Prends devant ce bon feu ce bon fauteuil, ô maître.
Tout ici te vénère et te proclame roi ;
Viens ; rayonne, assieds-toi, chauffe-toi, sèche-toi,
Sois bon prince, ô brigand ! ô fils de la créole,
Dépouille ta grandeur, quitte ton auréole ;
Ce qu'on appelle ainsi dans ce nid de félons,
C'est la boue et le sang collés à tes talons,
C'est la fange rouillant ton éperon sordide.
Les héros, les penseurs portent, groupe splendide,
Leur immortalité sur leur radieux front ;
Toi, tu traînes ta gloire à tes pieds. Entre donc,
Ote ta renommée avec un tire-bottes.

Vois, les grands hommes nains et les gloires nabotes
T'entourent en chantant, ô Tom-Pouce Attila !
Ce bœuf rôtit pour toi ; Maupas, ton nègre, est là ;
Et, jappant dans sa niche au coin du feu, Baroche
Vient te lécher les pieds tout en tournant la broche.

Pendant que dans l'auberge ils trinquent à grand bruit,
Dehors, par un chemin qui se perd dans la nuit,
Hâtant son lourd cheval dont le pas se rapproche,
Muet, pensif, avec des ordres dans sa poche,
Sous ce ciel noir qui doit redevenir ciel bleu,
Arrive l'avenir, le gendarme de Dieu.
I.

Je suis triste quand je vois l'homme.
Le vrai décroît dans les esprits.
L'ombre qui jadis noya Rome
Commence à submerger Paris.

Les rois sournois, de peur des crises,
Donnent aux peuples un calmant.
Ils font des boîtes à surprises
Qu'ils appellent charte et serment.

Hélas ! nos anges sont vampires ;
Notre albâtre vaut le charbon ;
Et nos meilleurs seraient les pires
D'un temps qui ne serait pas bon.

Le juste ment, le sage intrigue ;
Notre douceur, triste semblant,
N'est que la peur de la fatigue
Qu'on aurait d'être violent.

Notre austérité frelatée
N'admet ni Hampden ni Brutus ;
Le syllogisme de l'athée
Est à l'aise dans nos vertus.

Sur l'honneur mort la honte flotte.
On voit, prompt à prendre le pli,
Se recomposer en ilote
Le Spartiate démoli.

Le ciel blêmit ; les fronts végètent ;
Le pain du travailleur est noir ;
Et des prêtres insulteurs jettent
De la fange avec l'encensoir.

C'est à peine, ô sombres années !
Si les yeux de l'homme obscurcis,
L'aube et la raison condamnées,
Obtiennent de l'ombre un sursis.

Le passé règne ; il nous menace ;
Le trône est son premier sujet ;
Apre, il remet sa dent tenace
Sur l'esprit humain qu'il rongeait.

Le prince est bonhomme ; la rue
Est pourtant sanglante. - Bravo !
Dit Dracon. - La royauté grue
Monte sur le roi soliveau.

Les actions sont des cloaques,
Les consciences des égouts ;
L'un vendrait la France aux cosaques,
L'autre vendrait l'âme aux hiboux.

La religion sombre emploie
Pour le sang, la guerre et le fer,
Les textes du ciel qu'elle ploie
Au sens monstrueux de l'enfer.

La renommée aux vents répète
Des noms impurs soir et matin,
Et l'on peut voir à sa trompette
De la salive d'Arétin.

La fortune, reine enivrée,
De ce vieux Paris, notre aïeul,
Lui met une telle livrée
Qu'on préférerait le linceul.

La victoire est une drôlesse ;
Cette vivandière au flanc nu
Rit de se voir mener en laisse
Par le premier goujat venu.

Point de Condés, des La Feuillades ;
Mars et Vénus dans leur clapier ;
Je n'admire point les oeillades
De cette fille à ce troupier.

Partout l'or sur la pourriture,
L'idéal en proie aux moqueurs,
Un abaissement de stature
D'accord avec la nuit des coeurs.

II.

Mais tourne le dos, ma pensée !
Viens ; les bois sont d'aube empourprés
Sois de la fête ; la rosée
T'a promise à la fleur des prés.

Quitte Paris pour la feuillée.
Une haleine heureuse est dans l'air ;
La vaste joie est réveillée ;
Quelqu'un rit dans le grand ciel clair.

Viens sous l'arbre aux voix étouffées,
Viens dans les taillis pleins d'amour
Où la nuit vont danser les fées
Et les paysannes le jour.

Viens, on t'attend dans la nature.
Les martinets sont revenus ;
L'eau veut te conter l'aventure
Des bas ôtés et des pieds nus.

C'est la grande orgie ingénue
Des nids, des ruisseaux, des forêts,
Des rochers, des fleurs, de la nue ;
La rose a dit que tu viendrais.

Quitte Paris. La plaine est verte ;
Le ciel, cherché des yeux en pleurs,
Au bord de sa fenêtre ouverte
Met avril, ce vase de fleurs.

L'aube a voulu, l'aube superbe,
Que pour toi le champ s'animât.
L'insecte est au bout du brin d'herbe
Comme un matelot au grand mât.

Que t'importe Fouché de Nantes
Et le prince de Bénévent !
Les belles mouches bourdonnantes
Emplissent l'azur et le vent.

Je ne comprends plus tes murmures
Et je me déclare content
Puisque voilà les fraises mûres
Et que l'iris sort de l'étang.

III.

Fuyons avec celle que j'aime.
Paris trouble l'amour. Fuyons.
Perdons-nous dans l'oubli suprême
Des feuillages et des rayons.

Les bois sont sacrés ; sur leurs cimes
Resplendit le joyeux été ;
Et les forêts sont des abîmes
D'allégresse et de liberté.

Toujours les coeurs les plus moroses
Et les cerveaux les plus boudeurs
Ont vu le bon côté des choses
S'éclairer dans les profondeurs.

Tout reluit ; le matin rougeoie ;
L'eau brille ; on court dans le ravin ;
La gaieté monte sur la joie
Comme la mousse sur le vin.

La tendresse sort des corolles ;
Le rosier a l'air d'un amant.
Comme on éclate en choses folles,
Et comme on parle innocemment !

Ô fraîcheur du rire ! ombre pure !
Mystérieux apaisement !
Dans l'immense lueur obscure
On s'emplit d'éblouissement.

Adieu les vains soucis funèbres !
On ne se souvient que du beau.
Si toute la vie est ténèbres,
Toute la nature est flambeau.

Qu'ailleurs la bassesse soit grande,
Que l'homme soit vil et bourbeux,
J'en souris, pourvu que j'entende
Une clochette au cou des boeufs.

Il est bien certain que les sources,
Les arbres pleins de doux ébats,
Les champs, sont les seules ressources
Que l'âme humaine ait ici-bas.

Ô solitude, tu m'accueilles
Et tu m'instruis sous le ciel bleu ;
Un petit oiseau sous les feuilles,
Chantant, suffit à prouver Dieu.
I.

Par ses propres fureurs le Maudit se dévoile ;
Dans le démon vainqueur on voit l'ange proscrit ;
L'anathème éternel, qui poursuit son étoile,
Dans ses succès même est écrit.
Il est, lorsque des cieux nous oublions la voie,
Des jours, que Dieu sans doute envoie
Pour nous rappeler les enfers ;
Jours sanglants qui, voués au triomphe du crime,
Comme d'affreux rayons échappés de l'abîme,
Apparaissent sur l'univers.

Poètes qui toujours, **** du siècle où nous sommes,
Chantres des pleurs sans fin et des maux mérités,
Cherchez des attentats tels que la voix des hommes
N'en ait point encor racontés,
Si quelqu'un vient à vous vantant la jeune France,
Nos exploits, notre tolérance,
Et nos temps féconds en bienfaits,
Soyez contents ; lisez nos récentes histoires,
Evoquez nos vertus, interrogez nos gloires : -
Vous pourrez choisir des forfaits !

Moi, je n'ai point reçu de la Muse funèbre
Votre lyre de bronze, ô chantres des remords !
Mais je voudrais flétrir les bourreaux qu'on célèbre,
Et venger la cause des morts.
Je voudrais, un moment, troublant l'impur Génie.
Arrêter sa gloire impunie
Qu'on pousse à l'immortalité ;
Comme autrefois un grec, malgré les vents rapides,
Seul, retint de ses bras, de ses dents intrépides,
L'esquif sur les mers emporté !

II.

Quiberon vit jadis, sur son bord solitaire,
Des français assaillis s'apprêter à mourir,
Puis, devant les deux chefs, l'airain fumant se taire,
Et les rangs désarmés s'ouvrir.
Pour sauver ses soldats l'un d'eux offrit sa tête ;
L'autre accepta cette conquête,
De leur traité gage inhumain ;
Et nul guerrier ne crut sa promesse frivole,
Car devant les drapeaux, témoins de leur parole,
Tous deux s'étaient donné la main !

La phalange fidèle alors livra ses armes.
Ils marchaient ; une armée environnait leurs pas,
Et le peuple accourait, en répandant des larmes,
Voir ces preux, sauvés du trépas.
Ils foulaient en vaincus les champs de leurs ancêtres ;
Ce fut un vieux temple, sans prêtres,
Qui reçut ces vengeurs des rois ;
Mais l'humble autel manquait à la pieuse enceinte,
Et, pour se consoler, dans cette prison sainte,
Leurs yeux en vain cherchaient la croix.

Tous prièrent ensemble, et, d'une voix plaintive,
Tous, se frappant le sein, gémirent à genoux.
Un seul ne pleurait pas dans la tribu captive :
C'était lui qui mourait pour tous ;
C'était Sombreuil, leur chef : Jeune et plein d'espérance,
L'heure de son trépas s'avance ;
Il la salue avec ferveur.
Le supplice, entouré des apprêts funéraires,
Est beau pour un chrétien qui, seul, va pour ses frères
Expirer, semblable au Sauveur.

« Oh ! cessez, disait-il, ces larmes, ces reproches,
Guerriers ; votre salut prévient tant de douleurs !
Combien à votre mort vos amis et vos proches,
Hélas ! auraient versé de pleurs !
Je romps avec vos fers mes chaînes éphémères ;
À vos épouses, à vos mères,
Conservez vos jours précieux.
On vous rendra la paix, la liberté, la vie ;
Tout ce bonheur n'a rien que mon cœur vous envie ;
Vous, ne m'enviez pas les cieux. »

Le sinistre tambour sonna l'heure dernière,
Les bourreaux étaient prêts ; on vit Sombreuil partir.
La sœur ne fut point là pour leur ravir le frère, -
Et le héros devint martyr.
L'exhortant de la voix et de son saint exemple,
Un évêque, exilé du temple,
Le suivit au funeste lieu ;
Afin que le vainqueur vît, dans son camp rebelle,
Mourir, près d'un soldat à son prince fidèle,
Un prêtre fidèle à son Dieu !

III.

Vous pour qui s'est versé le sang expiatoire,
Bénissez le Seigneur, louez l'heureux Sombreuil ;
Celui qui monte au ciel, brillant de tant de gloire,
N'a pas besoin de chants de deuil !
Bannis, on va vous rendre enfin une patrie ;
Captifs, la liberté chérie
Se montre à vous dans l'avenir.
Oui, de vos longs malheurs chantez la fin prochaine ;
Vos prisons vont s'ouvrir, on brise votre chaîne ;
Chantez ! votre exil va finir.

En effet, - des cachots la porte à grand bruit roule,
Un étendard paraît, qui flotte ensanglanté ;
Des chefs et des soldats l'environnent en foule,
En invoquant la liberté !
« Quoi ! disaient les captifs, déjà l'on nous délivre !... »
Quelques uns s'empressent de suivre
Les bourreaux devenus meilleurs.
« Adieu, leur criait-on, adieu, plus de souffrance ;
Nous nous reverrons tous, libres, dans notre France ! »
Ils devaient se revoir ailleurs.

Bientôt, jusqu'aux prisons des captifs en prières,
Arrive un sourd fracas, par l'écho répété ;
C'étaient leurs fiers vainqueurs qui délivraient leurs frères,
Et qui remplissaient leur traité !
Sans troubler les proscrits, ce bruit vint les surprendre ;
Aucun d'eux ne savait comprendre
Qu'on pût se jouer des serments ;
Ils disaient aux soldats : « Votre foi nous protège ; »
Et, pour toute réponse, un lugubre cortège
Les traîna sur des corps fumants !

Le jour fit place à l'ombre et la nuit à l'aurore,
Hélas ! et, pour mourir traversant la cité,
Les crédules proscrits passaient, passaient encore,
Aux yeux du peuple éprouvant !
Chacun d'eux racontait, brûlant d'un sain délire,
À ses compagnons de martyre
Les malheurs qu'il avait soufferts ;
Tous succombaient sans peur, sans faste, sans murmure,
Regrettant seulement qu'il fallût un parjure,
Pour les immoler dans les fers.

À coups multipliés la hache abat les chênes.
Le vil chasseur, dans l'antre ignoré du soleil,
Egorge lentement le lion dont ses chaînes
Ont surpris le noble sommeil.
On massacra longtemps la tribu sans défense.
À leur mort assistait la France,
Jouet des bourreaux triomphants ;
Comme jadis, aux pieds des idoles impures,
Tour à tour, une veuve, en de longues tortures,
Vit expirer ses sept enfants.

C'étaient là les vertus d'un sénat qu'on nous vante !
Le sombre esprit du mal sourit en le créant ;
Mais ce corps aux cent bras, fort de notre épouvante,
En son sein portait son néant.
Le colosse de fer s'est dissous dans la fange.
L'anarchie, alors que tout change,
Pense voir ses œuvres durer ;
Mais ce Pygmalion, dans ses travaux frivoles,
Ne peut donner la vie aux horribles idoles
Qu'il se fait pour les adorer.

IV.

On dit que, de nos jours, viennent, versant des larmes,
Prier au champ fatal où ces preux sont tombés,
Les vierges, les soldats fiers de leurs jeunes armes,
Et les vieillards lents et courbés.
Du ciel sur les bourreaux appelant l'indulgence,
Là, nul n'implore la vengeance,
Tous demandent le repentir ;
Et chez ces vieux bretons, témoins de tant de crimes,
Le pèlerin, qui vient invoquer les victimes,
Souvent lui-même est un martyr.

Du 11 au 17 février 1821.
Ô honte ! ce n'est pas seulement cette femme,
Sacrée alors pour tous, faible cœur, mais grande âme,
Mais c'est lui, c'est son nom dans l'avenir maudit,
Ce sont les cheveux blancs de son père interdit,
C'est la pudeur publique en face regardée
Tandis qu'il s'accouplait à son infâme idée,
C'est l'honneur, c'est la foi, la pitié, le serment,
Voilà ce que ce juif a vendu lâchement !

Juif : les impurs traitants à qui l'on vend son âme
Attendront bien longtemps avant qu'un plus infâme
Vienne réclamer d'eux, dans quelque jour d'effroi,
Le fond du sac plein d'or qu'on fit vomir sur toi !

Ce n'est pas même un juif ! C'est un payen immonde,
Un renégat, l'opprobre et le rebut du monde,
Un fétide apostat, un oblique étranger
Qui nous donne du moins le bonheur de songer
Qu'après tant de revers et de guerres civiles
Il n'est pas un bandit écumé dans nos villes,
Pas un forçat hideux blanchi dans les prisons,
Qui veuille mordre en France au pain des trahisons !

Rien ne te disait donc dans l'âme, ô misérable !
Que la proscription est toujours vénérable,
Qu'on ne bat pas le sein qui nous donna son lait,
Qu'une fille des rois dont on fut le valet
Ne se met point en vente au fond d'un antre infâme,
Et que, n'étant plus reine, elle était encor femme !

Rentre dans l'ombre où sont tous les monstres flétris
Qui depuis quarante ans bavent sur nos débris !
Rentre dans ce cloaque ! et que jamais ta tête,
Dans un jour de malheur ou dans un jour de fête,
Ne songe à reparaître au soleil des vivants !
Qu'ainsi qu'une fumée abandonnée aux vents,
Infecte, et don chacun se détourne au passage,
Ta vie erre au hasard de rivage en rivage !

Et tais-toi ! que veux-tu balbutier encor !
Dis, n'as-tu pas vendu l'honneur, le vrai trésor ?
Garde tous les soufflets entassés sur ta joue.
Que fait l'excuse au crime et le fard sur la boue !

Sans qu'un ami t'abrite à l'ombre de son toit,
Marche, autre juif errant ! marche avec l'or qu'on voit
Luire à travers les doigts de tes mains mal fermées !
Tous les biens de ce monde en grappes parfumées
Pendent sur ton chemin, car le riche ici-bas
A tout, hormis l'honneur qui ne s'achète pas !
Hâte-toi de jouir, maudit ! et sans relâche
Marche ! et qu'en te voyant on dise : C'est ce lâche !
Marche ! et que le remords soit ton seul compagnon !
Marche ! sans rien pouvoir arracher de ton nom !
Car le mépris public, ombre de la bassesse,
Croît d'année en année et repousse sans cesse,
Et va s'épaississant sur les traîtres pervers
Comme la feuille au front des sapins toujours verts !

Et quand la tombe un jour, cette embûche profonde
Qui s'ouvre tout à coup sous les choses du monde,
Te fera, d'épouvante et d'horreur agité,
Passer de cette vie à la réalité,
La réalité sombre, éternelle, immobile !
Quand, d'instant en instant plus seul et plus débile,
Tu te cramponneras en vain à ton trésor ;
Quand la mort, t'accostant couché sur des tas d'or,
Videra brusquement ta main crispée et pleine
Comme une main d'enfant qu'un homme ouvre sans peine,
Alors, dans cet abîme où tout traître descend,
L'un roulé dans la fange et l'autre teint de sang,
Tu tomberas damné, désespéré, banni !
Afin que ton forfait ne soit pas impuni,
Et que ton âme, errante au milieu de ces âmes,
Y soit la plus abjecte entre les plus infâmes !
Et lorsqu'ils te verront paraître au milieu d'eux,
Ces fourbes dont l'histoire inscrit les noms hideux,
Que l'or tenta jadis, mais à qui d'âge en âge
Chaque peuple en passant vient cracher au visage,
Tous ceux, les plus obscurs comme les plus fameux,
Qui portent sur leur lèvre un baiser venimeux,
Judas qui vend son Dieu, Leclerc qui vend sa ville,
Groupe au louche regard, engeance ingrate et vile,
Tous en foule accourront joyeux sur ton chemin,
Et Louvel indigné repoussera ta main !

Novembre 1832.
Virginité du cœur, hélas ! si tôt ravie !
Songes riants, projets de bonheur et d'amour,
Fraîches illusions du matin de la vie,
Pourquoi ne pas durer jusqu'à la fin du jour ?

Pourquoi ?... Ne voit-on pas qu'à midi la rosée
De ses larmes d'argent n'enrichit plus les fleurs,
Que l'anémone frêle, au vent froid exposée,
Avant le soir n'a plus ses brillantes couleurs ?

Ne voit-on pas qu'une onde, à sa source limpide,
En passant par la fange y perd sa pureté ;
Que d'un ciel d'abord pur un nuage rapide
Bientôt ternit l'éclat et la sérénité ?

Le monde est fait ainsi : loi suprême et funeste !
Comme l'ombre d'un songe au bout de peu d'instants,
Ce qui charme s'en va, ce qui fait peine reste :
La rose vit une heure et le cyprès cent ans.
Oh ! n'insultez jamais une femme qui tombe !
Qui sait sous quel fardeau la pauvre âme succombe !
Qui sait combien de jours sa faim a combattu !
Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu,
Qui de nous n'a pas vu de ces femmes brisées
S'y cramponner longtemps de leurs mains épuisées !
Comme au bout d'une branche on voit étinceler
Une goutte de pluie où le ciel vient briller,
Qu'on secoue avec l'arbre et qui tremble et qui lutte,
Perle avant de tomber et fange après sa chute !

La faute en est à nous ; à toi, riche ! à ton or !
Cette fange d'ailleurs contient l'eau pure encor.
Pour que la goutte d'eau sorte de la poussière,
Et redevienne perle en sa splendeur première,
Il suffit, c'est ainsi que tout remonte au jour,
D'un rayon de soleil ou d'un rayon d'amour !

Le 6 septembre 1835.
Voici le soir charmant, ami du criminel ;
Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l'homme impatient se change en bête fauve.

Ô soir, aimable soir, désiré par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd'hui
Nous avons travaillé ! - C'est le soir qui soulage
Les esprits que dévore une douleur sauvage,
Le savant obstiné dont le front s'alourdit,
Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.
Cependant des démons malsains dans l'atmosphère
S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,
Et cognent en volant les volets et l'auvent.
À travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s'allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main ;
Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l'homme ce qu'il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,
S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !
La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
L'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d'un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.

Encore la plupart n'ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n'ont jamais vécu !
Ainsi les plus abjects, les plus vils, les plus minces
Vont régner ! ce n'était pas assez des vrais princes
Qui de leur sceptre d'or insultent le ciel bleu,
Et sont rois et méchants par la grâce de Dieu !
Quoi ! tel gueux qui, pourvu d'un titre en bonne forme,
À pour toute splendeur sa bâtardise énorme,
Tel enfant du hasard, rebut des échafauds,
Dont le nom fut un vol et la naissance un faux,
Tel bohème pétri de ruse et d'arrogance,
Tel intrus entrera dans le sang de Bragance,
Dans la maison d'Autriche ou dans la maison d'Est,
Grâce à la fiction légale is pater est,
Criera : je suis Bourbon, ou : je suis Bonaparte,
Mettra cyniquement ses deux poings sur la carte,
Et dira : c'est à moi ! je suis le grand vainqueur !
Sans que les braves gens, sans que les gens de coeur
Rendent à Curtius ce monarque de cire !
Et, quand je dis : faquin ! l'écho répondra : sire !
Quoi ! ce royal croquant, ce maraud couronné,
Qui, d'un boulet de quatre à la cheville orné,
Devrait dans un ponton pourrir à fond de cale,
Cette altesse en ruolz, ce prince en chrysocale,
Se fait devant la France, horrible, ensanglanté,
Donner de l'empereur et de la majesté,
Il trousse sa moustache en croc et la caresse,
Sans que sous les soufflets sa face disparaisse,
Sans que, d'un coup de pied l'arrachant à Saint-Cloud,
On le jette au ruisseau, dût-on salir l'égout !

- Paix ! disent cent crétins. C'est fini. Chose faite.
Le Trois pour cent est Dieu, Mandrin est son prophète.
Il règne. Nous avons voté ! Vox populi. -
Oui, je comprends, l'opprobre est un fait accompli.
Mais qui donc a voté ? Mais qui donc tenait l'urne ?
Mais qui donc a vu clair dans ce scrutin nocturne ?
Où donc était la loi dans ce tour effronté ?
Où donc la nation ? Où donc la liberté ?
Ils ont voté !

Troupeau que la peur mène paître
Entre le sacristain et le garde champêtre
Vous qui, pleins de terreur. voyez, pour vous manger,
Pour manger vos maisons, vos bois, votre verger,
Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre,
S'ouvrir tous les matins les mâchoires d'une hydre
Braves gens, qui croyez en vos foins, et mettez
De la religion dans vos propriétés ;
Âmes que l'argent touche et que l'or fait dévotes
Maires narquois, traînant vos paysans aux votes ;
Marguilliers aux regards vitreux ; curés camus
Hurlant à vos lutrins : Dæmonem laudamus ;
Sots, qui vous courroucez comme flambe une bûche ;
Marchands dont la balance incorrecte trébuche ;
Vieux bonshommes crochus, hiboux hommes d'état,
Qui déclarez, devant la fraude et l'attentat,
La tribune fatale et la presse funeste ;
Fats, qui, tout effrayés de l'esprit, cette peste,
Criez, quoique à l'abri de la contagion ;
Voltairiens, viveurs, fervente légion,
Saints gaillards, qui jetez dans la même gamelle
Dieu, l'orgie et la messe, et prenez pêle-mêle
La défense du ciel et la taille à Goton ;
Bons dos, qui vous courbez, adorant le bâton ;
Contemplateurs béats des gibets de l'Autriche
Gens de bourse effarés, qui trichez et qu'on triche ;
Invalides, lions transformés en toutous ;
Niais, pour qui cet homme est un sauveur ; vous tous
Qui vous ébahissez, bestiaux de Panurge,
Aux miracles que fait Cartouche thaumaturge ;
Noircisseurs de papier timbré, planteurs de choux,
Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous,
Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes
Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes ?

Ce droit, sachez-le bien, chiens du berger Maupas,
Et la France et le peuple eux-mêmes ne l'ont pas.
L'altière Vérité jamais ne tombe en cendre.
La Liberté n'est pas une guenille à vendre,
Jetée au tas, pendue au clou chez un fripier.
Quand un peuple se laisse au piège estropier,
Le droit sacré, toujours à soi-même fidèle,
Dans chaque citoyen trouve une citadelle ;
On s'illustre en bravant un lâche conquérant,
Et le moindre du peuple en devient le plus grand.
Donc, trouvez du bonheur, ô plates créatures,
À vivre dans la fange et dans les pourritures,
Adorez ce fumier sous ce dais de brocart,
L'honnête homme recule et s'accoude à l'écart.
Dans la chute d'autrui je ne veux pas descendre.
L'honneur n'abdique point. Nul n'a droit de me prendre
Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour.
Tout l'univers aveugle est sans droit sur le jour.
Fût-on cent millions d'esclaves, je suis libre.
Ainsi parle Caton. Sur la Seine ou le Tibre,
Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout.
Le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout,
La vertu, la fierté, la justice, l'histoire,
Toute une nation avec toute sa gloire
Vit dans le dernier front qui ne veut pas plier.
Pour soutenir le temple il suffit d'un pilier ;
Un français, c'est la France ; un romain contient Rome,
Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d'un homme.

Jersey, le 4 mai 1853.
Malgré moi je reviens, et mes vers s'y résignent,
À cet homme qui fut si misérable, hélas !
Et dont Mathieu Molé, chez les morts qui s'indignent,
Parle à Boissy d'Anglas.

Ô loi sainte ! Justice ! où tout pouvoir s'étaie,
Gardienne de tout droit et de tout ordre humain !
Cet homme qui, vingt ans, pour recevoir sa paie,
T'avait tendu la main,

Quand il te vit sanglante et livrée à l'infâme,
Levant tes bras, meurtrie aux talons des soldats,
Tourna la tête et dit : Qu'est-ce que cette femme
Je ne la connais pas !

Les vieux partis avaient mis au fauteuil ce juste !
Ayant besoin d'un homme, on prit un mannequin.
Il eût fallu Caton sur cette chaise auguste
On y jucha Pasquin.

Opprobre ! il dégradait à plaisir l'assemblée
Souple, insolent, semblable aux valets familiers,
Ses gros lazzis marchaient sur l'éloquence allée
Avec leurs gros souliers.

Quand on ne croit à rien on est prêt à tout faire.
Il eût reçu Cromwell ou Monk dans Temple-Bar.
Suprême abjection ! riant avec Voltaire,
Votant pour Escobar !

Ne sachant que lécher à droite et mordre à gauche,
Aidant, à son insu, le crime ; vil pantin,
Il entrouvrait la porte aux sbires en débauche
Qui vinrent un matin.

Si l'on avait voulu, pour sauver du déluge,
Certes, son traitement, sa place, son trésor,
Et sa loque d'hermine et son bonnet de juge
Au triple galon d'or,

Il eût été complice, il eût rempli sa tâche
Mais les chefs sur son nom passèrent le charbon
Ils n'ont pas daigné faire un traître avec ce lâche
Ils ont dit : à quoi bon ?

Sous ce règne où l'on vend de la fange au pied cube,
Du moins cet homme a-t-il à jamais disparu,
Rustre exploiteur des rois, courtisan du Danube,
Hideux flatteur bourru !

Il s'offrit aux brigands après la loi tuée ;
Et pour qu'il lâchât prise, aux yeux de tout Paris,
Il fallut qu'on lui dît : Vieille prostituée,
Vois donc tes cheveux gris !

Aujourd'hui méprisé, même de cette clique,
On voit pendre la honte à son nom infamant,
Et le dernier lambeau de la pudeur publique
À son dernier serment.

Si par hasard, la nuit, dans les carrefours mornes,
Fouillant du croc l'ordure où dort plus d'un secret,
Un chiffonnier trouvait cette âme au coin des bornes,
Il la dédaignerait !

Jersey, le 25 décembre 1852.
Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril.
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
- Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

Cet homme marchait pur **** des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Etait mouillée encore et molle du déluge.

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entre-baillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
" Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

" Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

" Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;

Mais vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau. "

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
Telle de l'Angelus, la cloche matinale
Fait dans les carrefours hurler les chiens errants,
Tel ton luth chaste et pur, trempé dans l'eau lustrale,
Ô George, a fait pousser de hideux aboiements,

Mais quand les vents sifflaient sur ta muse au front pâle,
Tu n'as pu renouer tes longs cheveux flottants ;
Tu savais que Phébé, l'Étoile virginale
Qui soulève les mers, fait baver les serpents.

Tu n'as pas répondu, même par un sourire,
A ceux qui s'épuisaient en tourments inconnus,
Pour mettre un peu de fange autour de tes pieds nus.

Comme Desdémona, t'inclinant sur ta lyre,
Quand l'orage a passé tu n'as pas écouté,
Et tes grands yeux rêveurs ne s'en sont pas douté.

— The End —